Urgence : la Sibérie prend feu

Une terrible vague de chaleur induite par le changement climatique a provoqué une série d'incendies sur des terres habituellement trop gelées pour brûler. Un phénomène que les scientifiques craignent de voir se généraliser.

De Madeleine Stone
Publication 9 juil. 2020, 15:58 CEST
Une forêt brûle en Yakoutie centrale, l'une des régions les plus froides de Russie. Les forêts ...

Une forêt brûle en Yakoutie centrale, l'une des régions les plus froides de Russie. Les forêts recouvrent plus de 83 % de son territoire. Cette année, les scientifiques sont surpris de voir à quel point les incendies de l'été ont gagné le nord du pays.

PHOTOGRAPHIE DE Yevgeny Sofroneyev, TASS/Getty Images

Depuis plusieurs mois, la Sibérie vit au rythme d'une vague de chaleur due à la persistance du soleil d'été et au changement climatique induit par l'Homme. En plus des températures dépassant les 38 °C qu'elle a provoquées au mois de juin en Arctique, la vague de chaleur a également alimenté une série de feux de forêt, notamment des incendies sur la toundra, dont le pergélisol normalement gelé risque de l'être encore moins cette année.

Cette vague d'incendies qui déferle sur des paysages habituellement trop froids, humides ou glacés pour se consumer alarme les écologistes et les climatologues ; ils y voient un nouveau signe des mutations rapides subies par l'Arctique qui pourraient déclencher une cascade de conséquences à la fois locales et mondiales.

Si le feu devient un phénomène régulier sur la toundra sibérienne déjà en proie au dégel, il pourrait entraîner une refonte dramatique de l'ensemble des écosystèmes, favoriser l'émergence de nouvelles espèces et, peut-être, rendre les terres encore plus vulnérables aux incendies. Les brasiers eux-mêmes pourraient exacerber le réchauffement planétaire en brûlant à une grande profondeur, ce qui libérerait le carbone accumulé depuis des centaines d'années dans la matière organique.

« Ce n'est pas encore une contribution massive au changement climatique, » précise Thomas Smith, géographe de l'environnement au sein de la London School of Economics qui a suivi de près les incendies sibériens. « Mais c'est définitivement le signe que quelque chose se passe. »

 

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    Les incendies de la toundra sibérienne vus de l'espace.

    PHOTOGRAPHIE DE Joshua Stevens, NASA Earth Observatory

    La Sibérie n'est pas étrangère aux grands feux de l'été qui touchent même ses forêts boréales situées au nord du Cercle arctique. Mais à ce jour, 2020 est l'année de tous les records en matière d'incendie dans l'Arctique russe.

    Chercheur au sein du Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT), Mark Parrington indique que les incendies ont commencé à se propager en Sibérie à la mi-juin. Les relevés journaliers de la « puissance radiative du feu », une mesure de la chaleur émise par un incendie, rivalisent avec ceux établis en 2019, une autre année marquée par de violents incendies, et dépassent de loin tout ce que l'Arctique a pu connaître depuis au moins 2003. En Russie, l'Agence fédérale des forêts estime que des millions d'hectares de terres sont partis en fumées dans les régions de l'extrême orient russe que sont la république de Sakha, le district autonome de Tchoukotka et l'oblast de Magadan.

    Outre l'intensité extrême des incendies et leur étendue, ce sont également les hautes latitudes nord auxquelles ils se sont propagés ainsi que les types d'écosystèmes qu'ils ont embrasés qui surprennent les scientifiques. Smith a enquêté sur ce point à l'aide de cartes du couvert terrestre et de données satellite. Il a découvert qu'en plus du grand nombre d'incendies affectant les forêts boréales, d'autres brûlaient encore plus au nord sur la toundra et les tourbières riches en carbone. Dans tous les cas, les écosystèmes affectés reposent sur des sols gelés, dont le pergélisol.

    Bien que les incendies sur la toundra ne soient pas sans précédent, les scientifiques ayant déjà observé ces dernières années une poignée de grands feux sur le versant Nord de l'Alaska, il n'est pas normal d'en voir autant à la fois sur une zone aussi étendue, nous explique Smith.

    Certains incendies établiraient même des records géographiques. Fin juin, le satellite Sentinel-2 de l'Agence spatiale européenne a détecté une série d'incendies à des latitudes proches du 73e parallèle nord, une première depuis 2003 d'après Annamaria Luongo, experte en télédétection par satellite. Le plus récent, détecté par Sentinel-2 le 30 juin, a éclaté à quelques kilomètres du rivage de la mer de Laptev, une partie de l'océan Arctique.

    « J'ai été assez choquée de voir un incendie à 10 kilomètres au sud d'une baie de la mer de Laptev, qui est un peu comme l'usine à glace de la planète, » déclare Jessica McCarty, spécialiste des incendies rattachée à l'université Miami en Ohio. « Au début de mes études en science des incendies, si quelqu'un m'avait dit que j'allais étudier les régimes de feux au Groenland et en Arctique, je lui aurais ri au nez. »

    La cause sous-jacente de ces incendies est bien entendu la chaleur. Depuis le mois de décembre, les températures sibériennes sont nettement supérieures à la normale en raison de la crête barométrique persistante stationnée au-dessus de la région qui génère un temps chaud et ensoleillé à l'origine d'une fonte précoce de la couverture nivale. Depuis la mi-juin, période à laquelle la ville sibérienne de Verkhoïansk enregistrait une température record de 38 °C, la chaleur s'est légèrement dissipée mais elle est loin d'avoir disparu : le jour de l'incendie sur les rives de la mer de Laptev, la température ambiante atteignait les 34 °C.

    « Le plus choquant pour moi, c'est ce décalage des températures par rapport à la normale étalé sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, » déclare Zack Labe, climatologue au sein de l'université d'État du Colorado.

    Un village du sud de la Sibérie noirci par un incendie parmi les centaines qui ont éclaté à travers l’oblast de Novossibirsk.

    PHOTOGRAPHIE DE Kirill Kukhmar, TASS/Getty Images

    De plus, ces événements viennent s'ajouter à la tendance au réchauffement induite par le changement climatique qui provoque une montée en température de l'Arctique à un rythme deux fois plus important que la moyenne mondiale.

    D'après McCarty, le temps chaud et sec a probablement asséché la végétation de la toundra, ce qui l'a rendue vulnérable à l'embrasement. Les couches de matière organique partiellement décomposée, appelées mor ou humus brut, se sont également réchauffées et asséchées. Quant à Smith, il soupçonne la récente vague de chaleur d'avoir amplifié le dégel tout en asséchant plus en profondeur le pergélisol, qui se compose d'une « couche active » à la fonte saisonnière au-dessus d'un sol qui reste généralement gelé toute l'année. « La vague de chaleur a fait en sorte que tout puisse brûler, » résume-t-il.

     

    LIBÉRATION DU CARBONE

    L'une des préoccupations majeures des spécialistes de la région arctique est le fait que certains de ces incendies ne font pas que se propager en surface de la toundra, ils brûlent également le sol en profondeur, à travers des couches de matière organique où le carbone s'accumule depuis des siècles.

    « Compte tenu de leur taille et de leur puissance, je dirais qu'il est impossible qu'ils ne brûlent pas le sol, » déclare Amber Soja, chercheuse associée au National Institute of Aerospace et spécialiste des incendies sibériens. À mesure que le feu gagne en profondeur, il libère dans l'atmosphère des gaz à effet de serre, ce qui amplifie le réchauffement de l'Arctique et le dégel du pergélisol. De façon plus immédiate, les feux de sous-sol dégagent de la chaleur, ce qui entraîne un dégel supplémentaire et multiplie les risques d'embrasement du pergélisol, explique Soja.

    Pour le moment, il est difficile de déterminer le volume de carbone libéré par les incendies de cette année ou l'amplitude du dégel du pergélisol, mais les scientifiques sont tout à fait disposés à s'y intéresser. Sur le long terme, le feu pourrait dégrader le pergélisol en supprimant les couches de sol supérieures qui font office de barrière isolante, un processus scrupuleusement documenté dans les forêts boréales. La détérioration du pergélisol peut entraîner l'effondrement du sol sur lui même et l'accumulation des eaux de fonte sous forme de lac en surface, un phénomène déjà observé par les scientifiques dans le sillage d'un vaste incendie qui avait ravagé le versant nord de l'Alaska en 2007.

    Il conviendra également de s'intéresser aux effets de ces incendies sur le fragile équilibre écologique de l'Arctique. Comme nous l'explique Soja, les forêts boréales sévèrement touchées se transforment parfois en « toundra pyrogène » après la destruction des arbres et des graines stockées dans le sol par les incendies, ce qui permet aux herbes de prendre le dessus. Parallèlement, lorsque les incendies s'attaquent directement à la toundra, ils peuvent faciliter l'émergence d'arbustes et, par conséquent, assombrir le paysage, ce qui augmentera son absorption de la chaleur et le rendra plus vulnérable aux incendies à l'avenir. Qui plus est, à l'heure où le changement climatique favorise le déplacement plus au nord de la limite des arbres, c'est autant de combustible qui vient s'ajouter aux paysages de l'Arctique.

    « En matière d'écologie, je ne sais pas ce qui va se passer, » admet Soja. « C'est très au nord, je pense que les dégâts sont conséquents. Le retour à la normale prendra du temps, s'il y en a un. »

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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