Entretien exclusif avec Greta Thunberg

L’adolescente qui milite pour la lutte contre le changement climatique a accordé un entretien exclusif à National Geographic, dans lequel elle discute des réussites du mouvement Youth Climate et des défis qui l’attendent.

De Oliver Whang
Publication 30 oct. 2020, 11:22 CET
Portrait intitulé « Greta ».

Portrait intitulé « Greta ».

PHOTOGRAPHIE DE Shane Balkowitsch, Nostalgic Glass Wet Plate Studio

Depuis le premier sit-in de Greta Thunberg devant le parlement suédois il y a plus de deux ans, son message fondamental est clair et est resté le même : la crise climatique est la plus grande menace pour la survie de l’espèce humaine et nous devons la traiter comme telle. Ce message a poussé des millions de jeunes militants à manifester pour faire bouger les choses et a conduit à une série de discours qui ont établi la renommée mondiale de la jeune fille. En 2019, cette dernière a été désignée Personnalité de l’année par le magazine Time et a été nommée pour le prix Nobel de la paix deux années consécutives.

En pleine pandémie du coronavirus, une crise mondiale dont la nature diffère beaucoup de celle contre laquelle elle se bat, et alors que le retrait définitif des États-Unis de l’accord de Paris est imminent, la militante de 17 ans est de retour en classe en Suède. National Geographic s’est entretenu avec Greta Thunberg via Zoom pour discuter de son militantisme, qui a évolué au cours de l’année dernière et comment son message peut survivre à un monde de plus en plus complexe. Cet entretien a été édité pour des questions de clarté et de concision. 

 

Oliver Wang : Il s’est passé beaucoup de choses au cours de la dernière année et demie. En quoi votre travail a-t-il changé depuis le début de la pandémie liée au coronavirus ?

Greta Thunberg : Bon nombre des événements physiques, comme les meetings, les manifestations, etc., ne se font plus en présentiel, mais de façon numérique. Comme nous sommes un mouvement de personnes qui ne prennent pas l’avion en raison de son impact environnemental, notre méthode de travail n’a pas tant changé que cela. Chaque pays, chaque groupe local, est différent, car nous sommes un mouvement décentralisé. Nous n’avons pas de dirigeant, chaque groupe local décide seul de ce qu’il fait, donc la situation est différente d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre.

 

Ces pays ou ces villes se sont bien adaptés à la situation ?

Oui. Certains d’entre eux organisent des grèves numériques hebdomadaires, qui rencontrent du succès. Beaucoup ont mené des actions symboliques. Certains ont installé des pancartes ou des chaussures devant les parlements, pour montrer que nous devrions être présents, mais que nous sommes chez nous. Les gens se sont adaptés avec beaucoup de créativité.

 

Avez-vous le sentiment que la crise climatique a été mise de côté à cause de tout ce qu’il se passe ?

Oui, bien sûr, il en a été de même avec d’autres problèmes. Lorsque vous êtes confronté à une urgence comme celle-ci, vous devez vous attendre à ce que d’autres sujets soient mis de côté et cela a été le cas.

 

Dans le cadre de la pandémie, de nombreux pays et de nombreuses entreprises ont pris des mesures très importantes. Des projets de relance économique ont été adoptés et les entreprises sont en train de mettre rapidement au point des vaccins. Pensez-vous que ce type de réponses pourrait servir d’inspiration pour des actions de lutte contre le changement climatique ?

Nous ne devrions pas comparer des crises différentes, mais la situation montre que nous sommes capables de traiter une crise comme une crise. Cela changera probablement la manière dont nous percevons les crises et les réponses à apporter à ces dernières. Et cela prouve que la crise climatique n’a jamais été traitée comme une crise. Elle est perçue comme un problème public important, comme un sujet politique. Mais ce n’est pas le cas, il s’agit d’une crise existentielle.

 

La réponse au coronavirus vous a-t-elle donné plus d’espoir ? Pensez-vous que nous puissions obtenir une réponse similaire pour la crise climatique ?

Elle confirme ce que je savais déjà : une fois que nous traiterons la crise climatique comme une crise, nous pourrons faire bouger les choses et obtenir des résultats.

 

Les États-Unis se préparent pour l’élection présidentielle et le pays devrait se retirer de l’accord de Paris le 4 novembre prochain. Cela faisait quatre ans que Donald Trump le promettait, car selon lui, l’accord est injuste envers les États-Unis. De nombreux Américains, pas la majorité, mais une bonne partie d’entre eux, sont d’accord avec leur président et avec cette décision de se retirer de l’accord. Qu’aimeriez-vous dire à ces personnes ?

Rien. Comme je le dis toujours, qu’ils se réfèrent à la science. Ces personnes essaient de discréditer les scientifiques depuis si longtemps, sans y parvenir. Alors pourquoi devrais-je leur dire quoi que ce soit ? Pourquoi parviendrais-je à les faire changer d’avis ? S’ils n’écoutent pas les scientifiques ni ne comprennent et acceptent la science, je ne peux rien faire à cela. Il faudrait quelque chose qui va bien plus loin pour les faire changer.

 

Qu'est-ce que ça pourrait être selon vous ?

Nous vivons aujourd’hui dans une société « post-vérité » et nous nous moquons d’avoir perdu notre empathie. D’une certaine façon, nous avons cessé de nous préoccuper des autres. Nous avons cessé de penser sur le long terme et de manière durable. Et cela va bien plus loin que les personnes qui nient la crise climatique.

 

Vous pensez donc que pour répondre à la crise climatique, influencer les dirigeants et mettre au point des technologies, nous pourrions avoir besoin qu’un changement culturel ou de modèle intervienne plutôt que d’adopter des taxes et des lois relatives aux émissions ?

Si je dis cela, mes propos vont être sortis de leur contexte et on dira que je veux une révolution ou quelque chose comme ça. Ce que je veux dire, c’est que la crise climatique n’est pas l’unique problème. Il s’agit seulement d’un symptôme d’une crise plus importante, comme la perte de la biodiversité, l’acidification des océans, la baisse de la fertilité des sols, etc. Et ce n’est pas en arrêtant d’émettre des gaz à effet de serre que ces problèmes se résoudront. La Terre est un système très complexe. Si l’un de ses rouages se grippe ou s’emballe, cela aura une incidence sur des éléments qui échappent à notre compréhension. Il en va de même pour l’égalité. Les Hommes font partie de la nature : lorsque nous allons mal, la nature ne va pas bien, car nous sommes la nature.

Greta Thunberg pose pour une photo, intitulée « Standing For Us All » (Se battre pour nous tous).

Greta Thunberg pose pour une photo, intitulée « Standing For Us All » (Se battre pour nous tous).

PHOTOGRAPHIE DE Shane Balkowitsch, Nostalgic Glass Wet Plate Studio

Cela vous dérange-t-il de savoir que vous vous passez peut-être de toutes ces personnes qui acceptent le fait que le changement climatique est réel et qu’il s’agit d’une crise, mais qui préfèrent s’intéresser au chômage, à l’accès à la nourriture ou à d’autres problèmes domestiques que la crise climatique ? Avez-vous l’impression qu’elles manquent à votre mouvement ?

Non, cela ne me dérange pas. Nous n’avons pas été informés de la crise climatique, elle n’a jamais été traitée comme une crise, donc comment pouvons-nous espérer que les gens s’en soucient ? Comme nous ne sommes pas informés, même pour ce qui est des faits les plus fondamentaux, comment pouvons-nous espérer que les gens veuillent des mesures pour le climat ? C’est une chose qui doit changer. Nous devons comprendre que nous ne nous battons pas pour des causes différentes. Nous nous battons pour une seule et même cause, même si cela n’en a pas l’air. Il s’agit d’une lutte pour la justice climatique et la justice sociale. Peu importe le problème, il s’agit d’une lutte pour la justice.

 

D’après vous, avons-nous accompli des progrès importants pour répondre à la crise climatique depuis que vous avez commencé à manifester il y a plus de deux ans ?

Cela dépend de la manière dont vous voyez les choses. D’un côté, oui, il semblerait que le débat se soit réorienté et qu’un nombre croissant de personnes commence lentement à comprendre davantage la crise climatique et à en faire une priorité. Mais de l’autre côté, elle n’a jamais été traitée comme une crise et les émissions de CO2 ne cessent d’augmenter. Cela dépend donc de la manière dont vous voyez les choses.

Je pense que nous ne pouvons pas espérer qu’un seul mouvement change le monde. Si nous pensons ainsi, alors nous ne comprenons pas la crise climatique. Les gens disent : « Vous n’avez pas atteint vos objectifs, votre mouvement a-t-il échoué ? ». Mais, quels sont nos objectifs ? Nous n’en avons aucun. Nous voulons simplement faire notre maximum pour avoir une petite part de responsabilité dans un changement très important. Nous voulons simplement faire partie des innombrables militants qui poussent dans la même direction malgré des points de vue divergents. Voilà notre objectif. Nous ne pouvons pas attendre qu’un mouvement, une initiative ou une solution change tout ou nous mène dans la bonne direction. La crise climatique est très complexe, ce n’est pas un sujet simple.

 

Y a-t-il quelque chose que vous ou d’autres jeunes militants pour le climat ayez fait et que vous pensez être une réussite ? 

Oui, il y a en beaucoup, surtout des exemples locaux. Je pense que la chose la plus importante que nous avons accomplie a été de mettre la science au premier plan. Nous disons que nous ne voulons pas que les gens nous écoutent, mais qu’ils écoutent les scientifiques. Cela ne relève pas de la politique ou de notre opinion. Nous ne voulons pas que les émissions diminuent, c’est la science qui le demande pour que nous respections nos engagements. Nous ne voulons pas une telle situation. Mais malheureusement, nous en sommes arrivés à ce point. Et nous continuerons d’encourager les gens à écouter les scientifiques.

 

Vous arrive-t-il de douter de votre travail ? De vous-même ou de ce que vous faites ?

Non, car je sais que ce que je fais est juste. Nous vivons dans une époque où nous devons sortir de notre zone de confort. J’ai l’impression d’avoir le devoir moral de faire ce qui est en mon pouvoir, car je suis une citoyenne. J’ai le sentiment de faire partie de quelque chose et il en va de mon devoir, mon devoir moral et ma responsabilité morale, de faire mon maximum.

 

Cela n’a jamais fait le moindre doute ?

Non, car je ne veux pas être militante. Je pense qu’aucun militant pour le climat ne milite parce qu’il en a envie. Nous le faisons car personne d’autre n’agit et parce que nous devons faire quelque chose. Quelqu’un doit faire quelque chose et nous sommes ce quelqu’un.

 

Maintenant que vous êtes connue, je suis curieux de savoir si vous avez la sensation que vos devoirs moraux ou votre responsabilité ont changé.

Oui, bien sûr. Évidemment, chacun d’entre nous a une responsabilité, mais plus votre audience est grande, plus votre responsabilité l’est aussi. Et plus votre pouvoir est important, plus votre responsabilité est grande. Plus votre empreinte carbone est élevée, plus votre devoir moral est important. Alors oui, j’ai une audience plus importante et cela s’accompagne d’une plus grande responsabilité. Je dois utiliser ces canaux, quel que soit le nom que vous leur donnez, pour éduquer et sensibiliser les personnes.

Et un jour, toutes les ressources que j’ai à ma disposition vont disparaître. Je ne serais pas cette personne pour longtemps. Les gens ne vont pas tarder à se désintéresser de moi et je ne serais plus « célèbre ». Alors je devrais faire autre chose. Donc, tant que l’on m’écoute, j’essaie d’en profiter.

 

Que pensez-vous faire à l’avenir ? Avez-vous envie d’aller à l’université ? Avez-vous des projets ?

Je ne sais pas vraiment. Je veux simplement faire ce dont j’ai envie pour l’instant. Je viens de commencer le « gymnasium » (Note de l’auteur : « gymnasium » est l’équivalent suédois du lycée). J’en ai encore pour trois ans, sauf si je veux faire quelque chose d’autre, mais nous verrons. Le monde évolue d’un jour à l’autre. Je suppose que nous devons juste nous y adapter.

 

Comment comptez-vous faire perdurer ce mouvement ? Y a-t-il des choses spécifiques que nous devons faire et qui diffèrent de ce qui aurait dû être fait il y a huit mois, un an ou deux ans ?

Ce n’est pas évident. Pour le moment, nous nous heurtons à un mur. Nous n’avons plus d’arguments ou d’excuses à faire valoir. Donc, soit nous essayons de minimiser la crise ou de complètement l’ignorer, soit nous tentons de la faire oublier. Nous devons simplement commencer à traiter la crise comme une crise et continuer à mettre en avant la science, mais tout le monde rejette la faute sur autrui et nous sommes coincés. Nous parviendrons à avancer uniquement si une personne nous libère, prend la parole. Quelqu’un doit agir. Alors oui, de nombreuses personnes agissent, mais si les individus qui ont une audience importante ou une grande responsabilité ne commencent pas à traiter la crise comme une crise, les médias par exemple, alors nous n’arriverons à rien.

 

Le photographe Shane Balkowitsch, basé à Bismarck dans le Dakota du Nord, a utilisé le procédé au collodion humide pour créer ces images. Découvrez son travail sur Instagram.
I am Greta, le documentaire sur l’ascension de Greta Thunberg sera disponible sur la plateforme de streaming Hulu le 13 novembre. La Walt Disney Company est l’actionnaire majoritaire de National Geographic Partners et Hulu.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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