En Europe, la nature connaît un renouveau
Après des millénaires d’exploitation intensive, l’Europe est le théâtre d’un ralentissement relatif des activités humaines. Et, avec lui, d’un retour de la vie sauvage.
L’essentiel de la reconquête forestière en Europe relève de la recolonisation spontanée sur les terres ingrates abandonnées.
Le « royaume des chèvres ». C’est ainsi qu’au 19e siècle le géographe Élisée Reclus décrivait l’Europe, un territoire domestiqué et quasi déserté par la vie sauvage après 9000 ans d’élevage et d’exploitation des ressources naturelles. Mais cette longue dégradation est en train de connaître une inflexion. Les forêts – qui couvraient 80% des 10 millions de km2 du Vieux Continent avant la révolution néolithique contre 2,3 millions de km2 aujourd’hui – regagnent du terrain.
En France par exemple, leur surface a plus que doublé depuis le XIXe siècle, passant de 80 000 km2 à 168 000 km2. Dans leur sillage, tout un bestiaire disparu réinvestit les zones boisées, tandis que la faune des montagnes connaît aussi une nouvelle expansion. Le volontarisme des pays européens, qui ont adopté des législations protectrices et mené des programmes de réintroduction de diverses espèces a contribué à ce renouveau. Mais il tient surtout à la résilience de la nature, expliquent les naturalistes Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet, qui ont consacré un livre au phénomène, L’Europe réensauvagée, paru aux éditions Actes Sud. Entretien.
Les naturalistes Béatrice Kremer-Cochet (à gauche) et Gilbert Cochet (à droite), auteurs du livre « L’Europe réensauvagée », éditions Actes Sud.
Vous expliquez dans votre livre que le réensauvagement de l’Europe repose d’abord sur la reforestation du continent. Celle-ci tient-elle à l’essor des monocultures forestières ou à une recolonisation naturelle de la végétation ?
Béatrice Kremer-Cochet : La reconquête forestière est un mélange des deux. Les plantations y contribuent, mais de façon minoritaire, autour de 15-20% dans les pays d’Europe occidentale. L’essentiel relève de la recolonisation spontanée. Ce qui a en général sauvé la forêt européenne, c’est la découverte des énergies fossiles. Elle a permis d’abandonner en très grande partie le bois de chauffage, et a entrainé l’essor de l’industrie, avec comme autre conséquence un exode rural massif. La forêt a pu alors se réinstaller sur les terres ingrates abandonnées.
Du reste, il y a une grande différence de culture vis-à-vis de la forêt entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. Dans des pays comme la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’exploitation est très méthodique, tandis que dans les pays de l’Est, on prélève seulement ce dont on a besoin, ce qui a permis de mieux préserver des noyaux de forêt ancienne et toute la faune qui leur est associée. Aujourd’hui, on observe une reconquête de l’ouest par ces animaux venus des réservoirs résiduels de l’Est.
Gilbert Cochet : L’Europe occidentale redevient accueillante et d’ici à 2030, elle aura regagné 300 000 km2 de forêt depuis les années 1960. C’est pratiquement la surface de l’Allemagne. On observe le retour spontané du loup, du chevreuil de Sibérie, du chacal doré, de la cigogne noire, de l’aigle pomarin... 2019 a été une année charnière pour le loup : à l’exception des îles britanniques, il s’est reproduit dans tous les pays d’Europe, ce qui n’était pas arrivé depuis 150 ans, et il est revenu seul, il n’a été réintroduit nulle part. Les pics noirs et les pics à dos blanc sont aussi revenus depuis l’Est. Ils indiquent l’essor de forêts d’une certaine maturité, car les arbres dans lesquels ils creusent leur nid doivent avoir au moins 40-50 cm de diamètre, donc entre 100 et 150 ans. Et ce sont des espèces « clé de voûte » : ils font de nouveaux nids tous les ans, les anciens servant d’habitat à une cinquantaine d’autres espèces : martre, écureuil, frelon, chouettes, chauve-souris…
Outre les pays de l’Est, le Grand Nord est une autre zone de refuge, d’où revient l’élan. Petit à petit il reconquiert les territoires qu’il avait abandonné à cause de la chasse. Des individus arrivent en Allemagne, en Slovénie et en Autriche depuis la Scandinavie.
À l’exception des îles britanniques, le loup s’est reproduit dans tous les pays d’Europe en 2019, ce qui n’était pas arrivé depuis 150 ans, et il est revenu seul, il n’a été réintroduit nulle part.
Au-delà de cette résilience naturelle, quelle est la part de l’action de l’homme dans cet essor actuel de la faune européenne ?
Gilbert Cochet : Le lynx boréal a été réintroduit, car il a peu de capacité de dispersion. Il n’ose pas sortir de la forêt, contrairement au loup. Le massif du Jura compte actuellement environ 150 lynx et l’Allemagne le réintroduit dans le Palatinat, d’où trois individus sont passés en France, dans les Vosges. Les chevreuils et surtout les cerfs ont aussi bénéficié de programmes de réintroduction et de protection.
Béatrice Kremer-Cochet : Il y a aussi le bison d’Europe, qui avait complètement disparu à l’état sauvage au début du XXe siècle. On l’a réintroduit à partir d’animaux captifs dans différentes forêts d’Europe de l’Est depuis 1952, puis en Allemagne en 2013. Un projet commence aussi à se concrétiser dans le Jura suisse avec l’arrivée en 2019 de 5 individus maintenus en semi-liberté pour l’instant. Actuellement, l’ensemble de l’Europe compte un peu plus de 5000 bisons sauvages.
Outre les forêts, les montagnes connaissent aussi un renouveau de la vie sauvage. Comment s’est-il opéré ?
Béatrice Kremer-Cochet : Les montagnes font partie des zones hostiles, difficiles à conquérir. Elles ont servi de refuge à la faune sauvage un peu comme les forêts des pays de l’Est ou le Grand Nord, et de point de départ à une reconquête progressive des zones anthropisées. Le chamois est un exemple intéressant à cet égard. On en compte aujourd’hui près de 600 000 dans les Alpes, dont environ 100 000 en France. Pendant longtemps on a imaginé l’espèce cantonnée à la montagne, mais un individu a été observé dans le massif de l’Esterel, près de Fréjus, à 20 m d’altitude et à 200 m du rivage. D’autres se sont établis en Bourgogne. Si on les laisse tranquilles, ils recolonisent des milieux très variés.
Gilbert Cochet : La création de sanctuaires en montagne a été primordiale : le parc national suisse dès 1914, puis celui d’Ordessa en Espagne, ou celui du Grand-Paradis, en Italie. Ce dernier a permis de sauver les bouquetins des Alpes, qui sont aujourd’hui plus de 46 000 en Europe, après avoir frôlé l’extinction.
Béatrice Kremer-Cochet : Avec le Parc national suisse, on a un recul d’un siècle pour voir comment la nature évolue quand on n’intervient pas et les enseignements sont surprenants. Beaucoup pensaient que les prairies disparaitraient en l’absence de vaches ou de moutons. Mais on a découvert que les ongulés sauvages comme les cerfs, les chamois et les bouquetins maintiennent ces milieux ouverts, avec une flore infiniment plus riche que dans les pâturages d’animaux domestiques.
Gilbert Cochet : Les populations d’ongulés pratiquent par ailleurs une forme d’auto-régulation. En France, il y avait 350 chamois sur le territoire du parc de la Vanoise à sa création. Ils ont augmenté jusqu’à 6000 individus et l’effectif s’est alors stabilisé, en équilibre avec les ressources offertes par le milieu. Les prédateurs ajoutent à la régulation. Ils n’empêchent pas les ongulés de proliférer mais contribuent à leur dispersion, ce qui facilite la régénération de la végétation. Dans le parc national des Abruzzes, plusieurs meutes de loups cohabitent ainsi avec des hardes de cerfs dont certaines comptent 300 mâles.
Le Parc national suisse, créé en 1914, a été le premier espace européen laissé en libre évolution : pâturage, exploitation du bois et chasse y sont interdits depuis un siècle. Chaque hectare rapporte plus de 1000 euros par an aux communes propriétaires.
Qu’en est-il de l’ours brun ?
Béatrice Kremer-Cochet : Ses effectifs augmentent petit à petit. Sur le territoire de l’Europe géographique, de l’Atlantique à l’Oural, on estime qu’il existe environ 70000 ours. C’est plus qu’en Amérique du Nord, États-Unis et Canada réunis. Hors Russie, on en compte 17812. Paradoxalement, c’est dans le massif où ils sont les moins nombreux qu’il y a le plus de problème d’acceptation. La situation dans les Pyrénées, où ne vivent que 52 ours, est très différente de celle des Carpates, qui abritent 7630 ours, mais où la population a une véritable sympathie pour eux.
La France est-elle à la traîne en matière de réensauvagement ?
Béatrice Kremer-Cochet : On ne peut pas généraliser. Le pays a été pionnier pour la réintroduction des vautours, avec un programme initié dans les années 1980 dans les gorges du Tarn et de la Jonte. C’est une telle réussite que l’on transfère des individus dans d’autres pays européens et que les Américains s’en sont inspirés pour réintroduire chez eux le condor de Californie. Pour d’autres animaux, on est à la traîne dans l’acceptation, comme pour le loup. Cela vient en partie du fait que ce prédateur a disparu du pays pendant plus d’un siècle. Les pratiques de surveillance ont évolué en fonction de cette disparition, avec des moutons laissés en libre pâture de jour comme de nuit, et des troupeaux dont la taille a ainsi augmenté. Quand le loup est revenu, on a été surpris. La nécessité de se réadapter a été brutale et mal vécue par certains éleveurs. La situation est différente en Espagne, en Italie et en Roumanie, où la cohabitation n’a jamais cessé et où les bergers sont toujours restés en permanence avec leurs troupeaux, dont les effectifs demeuraient plus restreints.
Grâce à son passé géologique et à sa position géographique, la France possède une extraordinaire diversité de paysages et d’écosystèmes. Si on compare avec les autres pays d’Europe, nous bénéficions du gros lot, avec des habitats potentiels pour de très nombreuses espèces. Leur place dans la nature est présente, il reste à leur faire une place dans la tête des Hommes.
Les bouquetins des Alpes ont été sauvés par la protection et la réintroduction ; ils sont aujourd’hui plus de 46000 dans ce massif, après avoir frôlé l’extinction au XIXe siècle.
Les fleuves et rivières sont aussi un autre terrain où se joue cette déprise humaine, avec un mouvement de remise en cause des barrages en Europe. Les ouvrages hydro-électriques fournissant de l’énergie verte, ne se retrouve-t-on pas dans une situation de concurrence entre impératifs écologiques ?
Béatrice Kremer-Cochet : les barrages hydro-électriques ne sont pas si écologiques que ça. Ils empêchent les poissons migrateurs de remonter les fleuves depuis la mer pour se reproduire. Avant, 7 espèces d’esturgeons se reproduisaient dans les rivières d’Europe. Ces grands poissons remontaient par exemple le Danube jusqu’en Autriche. Mais ils ont quasiment disparu après la construction des grands barrages. Ces édifices bloquent aussi dans l’autre sens le transit des sédiments qui forment les plages en arrivant dans les mers (ndlr : ils amplifient ainsi l’érosion du littoral causée par l’élévation du niveau des océans).
Gilbert Cochet : En fait, ce sont surtout les petits ouvrages qui sont remis en cause. Il y a environ un million de barrages en Europe. Beaucoup sont inutiles, comme ceux qui ont servi pour créer des plans d’eau au cours des Trente Glorieuses, où on a beaucoup bétonné. Mais on commence aussi à effacer certains grands barrages ou à les aménager pour permettre aux poissons migrateurs de passer. La coalition d’associations Dam Removal Europe a pour objectif de détruire un barrage par jour d’ici à 2030.
On observe une reconquête de l’ouest par différentes espèces animales préservées notamment dans les forêts anciennes d’Europe de l’Est.
D’une manière générale, comment accompagner ce réensauvagement de l’Europe ?
Béatrice Kremer-Cochet : Il faut créer des zones en libre évolution suffisamment vastes pour qu’elles fonctionnent avec toutes leurs composantes, et des corridors entre elles pour permettre la circulation de la vie sauvage. On pourrait s’inspirer des Américains, qui sont en train de relier toute une série de zones protégées de Yellowstone (USA) au Yukon (Canada). Nous avons nous aussi une succession de zones protégées de la Cordillère cantabrique au Caucase, en passant par le Massif central, les Alpes et les Carpates, qui pourraient être reliés entre elles.
Gilbert Cochet : Cette coordination européenne n’est pas une utopie. Elle existe déjà pour les Alpes, avec la Convention alpine, qui permet aux pays concernés de se réunir pour déterminer les zones à protéger. L’autre notion essentielle est celle de l’abondance. Il ne peut y avoir une expansion des espèces qu’à partir du moment où elles sont en abondance et même en surabondance. C’est la crise du logement qui les pousse à migrer. Mais le plus difficile sera d’accepter de ne pas gérer les espaces protégés, de se rappeler que les forêts, les rivières sont apparues bien avant l’Homme et qu’elles fonctionnaient très bien toutes seules.