Les mutations microbiennes qui pourraient changer l’Arctique à jamais
En Arctique, de minuscules micro-organismes réagissent au réchauffement climatique, ce qui pourrait avoir des conséquences sur toute la vie sur Terre.
Martin Nielsen se penche au-dessus du plat-bord du Porsild et attrape le filet bongo de 100 mètres de long à sa sortie de l’eau. Il est assisté par l’un des membres de l’équipage, Eli Martensen : un pêcheur inuit aux pommettes rouges, un habitué de ces expéditions mensuelles.
Le filet est conçu pour piéger les plus petits organismes de l’océan : les zooplanctons. Martin Nielsen, biologiste moléculaire et actuellement responsable scientifique de la station arctique sur l’île de Disko au large de la côte ouest du Groenland, ramène à bord ce qu’il a recueilli dans un bocal d'échantillonnage. Des myriades de créatures translucides semblables à des crevettes flottent dans l’eau comme dans une boule à neige.
« Quand on parle de micro-organismes dans l’océan, il faut se rendre compte qu’il y en a énormément », explique Nielsen. « [Ils] jouent un rôle essentiel dans la chaîne alimentaire. »
Martin Nielsen à l’avant du Porsild, son navire de recherche, traversant les icebergs au large de la côte de l’île de Disko, à l’ouest du Groenland.
Outre les bactéries et les virus, le zooplancton (l'animal) et le phytoplancton (la plante) sont les créatures les plus abondantes dans l’océan. Ils sont la principale source de nourriture des poissons et des mammifères marins, y compris les grands cétacés comme les baleines à bosse et les baleines franches. En une seule journée, ces géants peuvent consommer près d’un millier de kilogrammes de krill, une espèce de zooplancton, ainsi que des petits poissons comme les capelans, qui eux-mêmes se nourrissent de zooplancton.
Cela fait des années que les scientifiques prélèvent des échantillons et étudient les micro-organismes de la baie de Disko au large de la côte ouest du Groenland . « Arctic Station est là depuis plus de 100 ans, » explique Martin. « D'un point de vue scientifique, il est important de faire ces mesures dans la durée. »
Ici, depuis 1906, les chercheurs enregistrent activement des données sur tout, de la composition du sol à la couverture nuageuse en passant par le climat. Et bien que les scientifiques soient prudents quant aux conclusions que permettent ces données, deux choses sont certaines : d’abord, l’Arctique se réchauffe plus rapidement que n’importe quel autre endroit de la planète ; et deuxièmement, son écologie subit des bouleversements majeurs sur des périodes extrêmement courtes.
Martin Nielsen transférant des échantillons remplis de phytoplancton et de zooplancton récoltés sur site, dans une partie de l’océan au large de l’île de Disko. Ces échantillons permettront aux chercheurs de suivre les fluctuations de la population et leur potentiel lien avec le changement climatique.
De retour à la station arctique, Nielsen observe au microscope une boîte de Petri remplie de copépodes : de minuscules crustacés, membres dominants du zooplancton pélagique. On voit des icebergs par la fenêtre. Les baleines se rassemblent généralement ici pour se nourrir en été, mais cette année, elles ne sont pas apparues, ce qui suggère que le capelan dont elles se nourrissent n’est pas apparu non plus. « Nous constatons un changement dans la dynamique des populations », explique Martin. « Un changement dans le type d’espèces présentes et les types d’espèces dominantes. »
Cela est en grande partie dû au changement climatique. « Le phytoplancton et le zooplancton sont fortement dépendants du climat ... Nous voyons donc ici que l’étendue de la glace marine est vraiment importante pour ces petites communautés. »
Selon M. Nielsen, certaines espèces de phytoplancton et de zooplancton pourraient prospérer dans des conditions changeantes, tandis que d’autres pourraient disparaître. Cela a des répercussions pour les créatures qui en dépendent : « des poissons aux baleines, jusqu’aux humains ». Des recherches récentes dans le détroit de Fram entre l’est du Groenland et l’archipel norvégien du Svalbard suggèrent qu’à mesure que s’accélère la fonte des glaces, des algues très nutritives vivant dans la glace pourraient être remplacées par des phytoplanctons, qui, eux, prospèrent en eau libre pendant les mois d’été. Ces derniers ont des taux de lipides inférieurs à ceux de leurs cousins qui sont normalement un festin nutritif pour le krill et le poisson, qui à leur tour nourrissent les baleines. « Tout est vraiment instable et difficile à prévoir », conclut Martin.
Birgitte Danielsen est une géographe spécialisée dans la science du sol et dans le changement climatique. Elle est aussi la petite-amie de Martin. « J’ai déménagé en Arctique pour commencer mon travail de terrain, pendant mon doctorat sur la dynamique du gaz sous la surface arctique », explique-t-elle. Ce travail implique 45 minutes de randonnée jusqu’à un site situé dans la toundra, sous un glacier. Ici, elle mesure et relève méticuleusement les niveaux de CO2 et de méthane à différentes profondeurs. « Nous cherchons à déterminer comment ces événements de réchauffement hivernal extrêmes affectent le sol ainsi que les micro-organismes en termes de quantité de carbone qu’ils vont libérer dans l’atmosphère sous forme de CO2. »
Birgitte Danielsen notant les niveaux de dioxyde de carbone et de méthane dans le sol sur son site dans la toundra, à environ une heure de marche à l’intérieur des terres depuis la Station arctique. Le réchauffement du climat pourrait provoquer la libération de plus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère par les communautés microbiennes.
Comme pour les micro-organismes marins, il est difficile de tirer des conclusions définitives à partir de ces données. Mais il est très probable que le réchauffement ait de multiples conséquences, notamment une augmentation de l’activité microbienne dans le sol, ce qui augmentera les émissions de gaz à effet de serre. « Après les petits animaux marins, je pense que les micro-organismes du sol sont peut-être les êtres vivants les [plus] nombreux sur terre », dit Birgitte. « Et on peut voir que la température fait toute la différence. »
Ce que cela signifie pour le Groenland et l’Arctique n’est toujours pas clair, mais dans un environnement aussi extrême, en première ligne du changement climatique, le caractère imprévisible du réchauffement est très préoccupant. « Grâce aux données scientifiques, nous constatons que l’étendue de la glace marine diminue et devient instable. Et les locaux disent la même chose », explique Martin.
La calotte glaciaire du Groenland est la deuxième plus grande au monde après celle de l’Antarctique. Selon une étude de la NASA et de l’Agence spatiale européenne, l’île est actuellement le plus grand contributeur mondial à l’élévation du niveau de la mer, ayant perdu 3,8 billions de tonnes de glace entre 1992 et 2018. Les chercheurs prévoient une élévation du niveau de la mer de sept à douze centimètres d’ici 2100, du fait seul de la fonte de la calotte glaciaire du Groenland, provoquant des inondations annuelles pour 100 millions d’êtres humains.
Birgitte et Martin sont sur l’île de Disko depuis plus d’un an : ils y ont passé tout l’hiver, quand le soleil arrive à peine à l’horizon, jusqu’à l’été, où il descend à peine en dessous. Leur bungalow, tout près des laboratoires et des installations de recherche de la station arctique, est une petite oasis remplie de plantes qu’ils ont apportées du Danemark. Mais être ici les a sensibilisés à leur propre impact environnemental.
Martin Nielsen examinant des échantillons de zooplancton au laboratoire de la Station arctique. Ils sont une source alimentaire importante, mais le changement climatique pourrait perturber leurs modes de distribution.
« En emménageant ici, nous avons réalisé que nos habitudes quotidiennes affectaient réellement [le] climat », explique Birgitte.
« Nous essayons d’avoir un comportement responsable dans notre façon de vivre ; nous essayons d’économiser de l’énergie chaque fois que nous le pouvons », poursuit Martin. Par exemple, ils éteignent la lumière, réutilisent et recyclent autant que possible, compostent leurs déchets organiques et lavent leurs vêtements en faisant le choix de cycles plus courts à des températures plus basses.
Martin regarde par la fenêtre vers un océan rempli de micro-organismes, la base de la chaîne alimentaire océanique. Il médite : « Vous savez, les petites choses comptent vraiment. » « Le climat se réchauffe ; c’est un fait et nous devons tous faire quelque chose pour y remédier. »
En Europe, en moyenne, jusqu’à 60 % des émissions de gaz à effet de serre liées aux lessives proviennent de la température de lavage de nos lave-linge, plus que de l’emballage ou des ingrédients. Diminuer la température de quelques degrés seulement pourrait réduire considérablement le gaspillage d’énergie.