Le dernier fleuve sauvage d’Europe menacé par la multiplication des barrages
Le fleuve Vjosa, en Albanie, fait face à de sérieuses menaces, compromettant la conservation de sa riche biodiversité.
Le fleuve Vjosa, à la frontière entre l’Albanie et la Grèce.
Puisant sa source dans la gorge d’une montagne, le fleuve Vjosa parcourt la vaste étendue de graviers reposant sous une ville historique, perchée sur une colline. Ses eaux rapides et turquoise se partagent en de nombreux canaux et ruisseaux irréguliers.
De nombreux fleuves européens lui ressemblaient autrefois, avant qu’ils ne soient pollués, endigués, et morcelés ces deux derniers siècles. Aujourd’hui, plus de fleuves ont été altérés et obstrués par des barrages humains en Europe que sur n’importe quel autre continent. La Vjosa, qui s’écoule sans entrave du sud de l’Albanie jusqu’à la mer Adriatique, est l’un des derniers grands fleuves sauvages d’Europe. Il est ainsi devenu l’emblème pour appeler aux efforts de conservation des plus petits cours d’eau ruisselant sans obstacle au sein des Balkans.
La Vjosa, ses affluents, ainsi que d’autres fleuves et rivières des Balkans font face à de nouvelles menaces. Les autorités de la région, qui comprend une douzaine de pays du sud-est de l’Europe, examinent la proposition de construction de 3 400 centrales hydroélectriques dans la zone. Les experts signalent que de telles mises en place pourraient avoir des conséquences écologiques désastreuses sur l’une des régions les plus biodiversifiées d’Europe. En outre, l’installation d’une douzaine de nouveaux barrages est prévue pour les principaux affluents de la Vjosa. La prospection pétrolière s’intensifie également autour du fleuve et le gouvernement albanais a approuvé la construction d’un nouvel aéroport dans la région riche en oiseaux du delta de Vjosa.
« La Vjosa représente une bataille primordiale pour la protection des cours d’eau sauvages dans les Balkans et au-delà », déclare Ulrich Eichelmann, PDG de Riverwatch, un groupe de conservation de la nature basé en Autriche. Il y a quelques années, plusieurs groupes se sont réunis pour former une coalition appelée Save the Blue Heart of Europe.
Une centrale hydroélectrique située dans le lit de la rivière Langarica, un des affluents de la Vjosa.
Miri Merkaj, 18 ans, est un jeune berger à Kuta, en Albanie. Si un barrage est construit à Pocem, sa famille perdra ses terres et un lac artificiel sera créé dans la vallée.
Il y a encore moins de dix ans, très peu de données étaient disponibles concernant la riche biodiversité de la Vjosa. « Nous n’avions quasiment aucune idée de ce qui se trouvait là-bas », indique Aleko Miho, taxonomiste à l’université de Tirana. En 2017, une analyse biologique a été menée alors qu’il était prévu de construire deux barrages au milieu de la Vjosa. Près de quarante scientifiques d’Albanie, d’Autriche et d’Allemagne ont découvert des dizaines d’espèces disparues des cours d’eau régularisés d’Europe centrale, dont de nombreux insectes aquatiques.
« La Vjosa est le monde oublié de l’Europe », assure Fritz Schiemer, écologiste à l’université de Vienne, aujourd’hui à la retraite. Il a conduit l’étude avec M. Miho.
UNE BIODIVERSITÉ SINGULIÈRE
Le mois dernier, la majorité de l’équipe est retournée en Albanie pour une nouvelle étude. Cette fois, elle s’est focalisée sur deux affluents majeurs de la Vjosa, la Shushica et la Bënça. Ils font partie d’un réseau de rivières cristallines qui s’étendent sur près de trois fois la longueur de la Vjosa en elle-même. « C’est une chance d’étudier les cours d’eau dans leurs conditions naturelles. C’est impossible à faire dans la vaste majorité des pays d’Europe maintenant », déclare M. Schiemer.
Bien que le bassin du fleuve abrite des animaux charismatiques comme le lynx des Balkans (Lynx lynx balcanicus), sa riche biodiversité est composée d’invertébrés un peu moins attrayants. La majorité des espèces qui peuplent la région sont des insectes. « Pour préserver la biodiversité de la Vjosa, il faut commencer par là », soutient Gernot Kunz, entomologiste à l’Institut für Biologie à Graz. Il est spécialiste des hémiptères (Hemiptera), un ordre d’insectes comprenant les cigales (Cicadoidea), les cicadelles (Cicadellidae) et les cercopes (Cercopoidea). Ces insectes sont tellement répandus dans les terres autour de la Vjosa qu’il est parfois possible d’en trouver près de 10 000 par mètre carré.
Près du village de Brataj, Anton Drescher se tient sur le banc de graviers de la Shushica, examinant une paroi rocheuse. Un pot-pourri de fleurs sauvages jaillit de ses fissures. M. Drescher est botaniste à l’université de Graz, en Autriche. Il identifie la plupart de ces fleurs comme des espèces typiques de la Méditerranée. « On ne voit pas ces fleurs et ces plantes ensemble comme ça dans d’autres régions. »
Au moins trente-et-une espèces de poissons ont été identifiées dans la Vjosa. Plusieurs d’entre elles sont en danger, comme Gobio skadarensis, une petite carpe endémique des Balkans. Il semblerait que le fleuve abrite également des anguilles d’Europe (Anguilla anguilla), une espèce en danger critique d’extinction, qui remonte le courant depuis la mer. « On remarque une forte présence de poissons de mer dans les parties inférieures du fleuve », souligne Paul Meulenbroe, ichtyologiste à l’université des ressources naturelles et des sciences de la vie de Vienne.
Là-bas, on retrouve également d’autres organismes trop souvent négligés comme des mollusques, et en particulier des escargots, qui prospèrent dans les amas de matière organique échoués sur les rives. Il n’existe que très peu de données sur ces diverses créatures de la Vjosa, déplore Michael Duda, malacologiste au musée d’histoire naturelle de Vienne. « Il se pourrait que des espèces disparaissent sans même que nous ne nous rendions compte de leur existence. »
Un projet de construction de barrage mis sur pause à Kalivaç.
LES RISQUES QUE POSENT LES BARRAGES
Répertorier la faune et la flore de la région est devenu une tâche urgente. Les projets d’implantations de centrales hydroélectriques dans les affluents de la Vjosa menacent l’équilibre naturel des cours d’eau. « Les données scientifiques vont nous aider à prouver devant la Justice que les barrages causeront des dégâts graves et irréversibles sur l’écosystème », alerte Dorian Matlija, avocat pour l’organisation albanaise à but non lucratif Res Publica. Il mène une bataille juridique contre la construction du barrage dans la région.
Cette mise en place pourrait bloquer certaines migrations de poissons. En outre, l’intensification de la pression de la pêche pourrait d’ores et déjà impacter les poissons migrateurs. Près de la jonction entre la Shushica et la Vjosa, des filets de pêche entravent presque toute la largeur du cours d’eau. Plus aucune trace de l’esturgeon d’Europe (Acipenser sturio), une espèce en danger critique d’extinction qui se rendait dans la Vjosa pour se reproduire.
Il existe déjà un barrage sur la Vjosa, érigé vers la fin des années 1980. Il est situé près de sa source dans les montagnes du Pinde, de l’autre côté de la frontière au nord de la Grèce, où l’on appelle le fleuve Aoos. Le reste de ses 273 kilomètres de long est libre de toute construction. L’eau s’écoule librement à travers une mosaïque de paysages albanais montagneux, passant par des canyons vertigineux et des sections du fleuve tortueuses parfois larges de plus d’un kilomètre.
Depuis les années 1990, le gouvernement albanais prévoit de construire des barrages le long de la Vjosa. À l’époque, le pays sortait de décennies de régime isolationniste et communiste. Comptant moins de trois millions d’habitants, la production d’électricité de l’Albanie provient essentiellement de l’énergie hydraulique. La majorité est produite au sein des cours d’eau du nord du pays, où se trouvent 170 barrages. C’est l’une des nations les plus pauvres d’Europe, bien que son économie soit sur une pente ascendante depuis plusieurs années.
UNE DEMANDE EN ÉLECTRICITÉ EN HAUSSE
Il existe près de 1 500 centrales hydroélectriques à travers les Balkans aujourd’hui, bien moins que dans les autres régions d’Europe. Celles et ceux en faveur des barrages assurent que le développement de l’énergie hydraulique est nécessaire pour satisfaire la demande d’électricité croissante. Selon eux, elle permettrait aussi de relancer l’économie en difficulté des différentes nations. De plus, les barrages sont présentés comme des moyens de production d’énergie plus respectueux du climat que la combustion du charbon par exemple.
Robert Tabacu est un guide de randonnée et un organisateur de circuits en rafting. En soirée, il part souvent pêcher avec son filet traditionnel. Si des barrages sont construits le long de la Vjosa, il craint de moins de touristes ne viennent visiter la région.
Dona Tabacu est propriétaire d’un petit camping écologique avec son mari, Robert, près de Përmet. Elle participe activement à la lutte contre la construction du barrage.
Les experts répliquent que peu des projets sont envisageables sur le plan économique et sont souvent destinés à servir des intérêts privés ou politiques. Plus de mille projets de construction de barrages sont envisagés dans des zones protégées, soit près d’un tiers du total. Les défenseurs de l’environnement signalent que les impacts environnementaux seront désastreux. Ils incitent les gouvernements des Balkans à se concentrer plutôt sur des énergies renouvelables plus économiques, comme l’énergie solaire ou éolienne. Ils soutiennent que ces deux solutions sont, elles, réellement écologiques.
Lors de la prise de pouvoir du gouvernement actuel en 2013, les autorités ont fait de serment de délaisser l’énergie hydraulique au profit de la protection de la nature. Cette promesse faisait partie d’une campagne visant à faire de l’Albanie une destination pour l’écotourisme, centrée autour de régions immaculées comme celle de la Vjosa.
« Ce gouvernement a assuré qu’aucune exploitation hydraulique ne sera mise en place dans le fleuve Vjosa », a soutenu par e-mail Blendi Klosi, le ministre du Tourisme et de l’Environnement d’Albanie. L’année dernière, son ministère a refusé l’appel final pour un consortium turco-albanais afin de construire le barrage de Kalivaç, et ce, pour des raisons environnementales. C’est le plus grand des deux barrages envisagés sur la Vjosa. Cette décision a été une victoire majeure pour les défenseurs du fleuve.
Parallèlement, la construction de près de cent barrages se poursuit dans d’autres régions d’Albanie. Bien que la plupart d’entre eux soient petits, le gouvernement n’a pris aucune mesure pour annuler les concessions des projets planifiés sur les affluents de la Vjosa. « Il y a un manque de transparence à chaque étape » avec ce gouvernement, estime Neritan Sejamini, célèbre commentateur politique albanais. « Il n’y a pas de plans stratégiques pour les programmes d’investissement, ce sont plutôt des interventions aléatoires. »
Des barrages ont d’ores et déjà été installés sur trois affluents de la Vjosa, notamment sur la Langarica. Cette rivière s’écoule à travers un parc national où une centrale hydroélectrique a été mise en marche en 2015. Aujourd’hui, la rivière qui s’écoulait librement le long d’un impressionnant canyon de 11 kilomètres a vu ses courants détournés dans d’énormes canalisations, en faisant désormais un faible filet d’eau.
DES MENACES IMMINENTES
Le gouvernement albanais a également été la cible de vives protestations après avoir vendu à Shell les droits de prospection pétrolière et gazière dans la région montagneuse la plus au sud du pays, où le fleuve Vjosa s’écoule. Les habitants de la région affirment que toute production pétrolière aurait des conséquences catastrophiques sur l’environnement. Elle réduirait par ailleurs l'attractivité de la région auprès des touristes férus de randonnées et de rafting.
« Personne ne voudra visiter un lieu où ils cherchent du pétrole », déplore Aleks Tane, guide de rivière à Përmet, une ville pittoresque à la frontière grecque.
Une partie de football se tient dans une école à Kuta. Si un barrage est construit à Pocem, le village de Kuta se trouvera au bord du lac artificiel, qui inondera les champs locaux.
Ani Zekaj et Miri Merkaj traient des brebis près de Kuta. La présence d’un barrage signifierait pour eux la perte de leur gagne-pain, puisque les pâturages se verraient inondés.
Un des porte-parole de Shell a décliné nos demandes d'entretien mais nous a fait savoir par voie de communiqué que la compagnie « ne procèdera jamais à des forages pour la recherche d’hydrocarbures dans la vallée de la Vjosa ». Il n’a toutefois pas défini quelles étaient les frontières de cette vallée. Il a ajouté, sans plus d'explication, que le projet « démontrerait un impact positif sur la biodiversité » de la région. M. Klosi, le ministre du Tourisme albanais, indique dans un e-mail que l’impact environnemental serait « proche de zéro ».
Les prévisions de construction d’un aéroport international financé par des fonds privés dans la région du delta du fleuve Vjosa ont également été vivement critiquées par les défenseurs de l’environnement. L’emplacement envisagé, qui accueillait autrefois un petit aéroport militaire, se trouve dans une zone humide auparavant protégée, connectée à la vaste lagune de Narta. Là-bas, les eaux sont un véritable refuge pour près de deux-cents oiseaux, principalement migratoires. On peut notamment citer les flamants roses (Phoenicopterus roseus) qui ont regagné la région ces dernières années après une longue absence.
Une restructuration du paysage du paysage protégé de Vjosa-Narta a été proposée, sans la présence du nouvel aéroport. Elle a été critiquée par les opposants au projet, stipulant qu’il s’agit là d’une concession du gouvernement pour faciliter la construction de l’aéroport.
« La nouvelle aire protégée est un véritable gruyère, il y a de nombreuses ouvertures sans protection », explique Mirjan Topi, ornithologue et guide à Vjosa-Narta.
« Ce qui rend l’Alabanie si spéciale, c’est sa richesse biologique. Si l’aéroport prend forme, l’un des plus grands trésors de biodiversité de toute l’Europe sera perdu. »
UN PLAN DÉTAILLÉ
Dans une adresse aux électeurs précédant les élections d’avril dernier, le Premier ministre Edi Rama avait fait la promesse de faire du fleuve Vjosa un parc national. Seulement, après sa réélection, son gouvernement l’a désigné comme « parc naturel ». Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature, cette désignation offre moins de protection que le statut de parc national. Techniquement, un parc national est légalement protégé de tout projet d’infrastructure, dont les centrales hydroélectriques et les aéroports. Un parc naturel, lui, ne l’est pas.
« La valeur du fleuve Vjosa vaut plus que la désignation de parc naturel », soutient Andrej Sovinc, vice-président de la Commission mondiale des aires protégées de l’UICN.
Les aires protégées ont toujours été attribuées aux écosystèmes terrestres, et non aux cours d’eau qui les parcourent. Même si certains parcs nationaux en Europe ont été nommés d’après les cours d’eau, il n’y en a qu’un seul qui pourrait être considéré comme un véritable parc national de rivière : le parc national Danube-Auen. En effet, c’est le Danube lui-même qui le délimite avec son habitat riverain. Toutefois, ce parc ne couvre qu’une partie du Danube, lequel constitue en réalité le fleuve le plus modifié d’Europe.
Désormais, les défenseurs de la Vjosa font pression pour que le réseau tout entier du fleuve soit désigné comme parc national. « Les affluents sont comme les veines de notre corps qui font circuler le sang. Si elles sont coupées, le corps mourra », explique Besjana Guri, de Eco Albania, une organisation environnementale à but non lucratif. Elle est à la tête de la campagne et a présenté plus tôt dans l’année une proposition détaillée pour la création d’un parc national au gouvernement albanais.
M. Eichelmann, du groupe Riverwatch, voit cette proposition comme un plan détaillé pour la restauration des cours d’eau du monde entier. « Protéger les cours d’eau çà et là n’est pas suffisant. »
Grâce au soutien de célébrités internationales comme Leonardo DiCaprio et de la marque de vêtements Patagonia, la campagne Save the Blue Heart est montée en puissance au sein des Balkans ces dernières années. Récemment, elle a remporté une série de victoires. Le mois dernier, Zoran Zaev, le Premier ministre de la Macédoine du Nord, a annoncé que la plupart des contrats de concession pour des petites centrales hydroélectriques dans son pays seraient annulés.
Au même moment, le prestigieux prix Goldman pour l’environnement a été décerné à The Brave Women of Kruščica, un groupe de femmes de Bosnie-Herzégovine ayant occupé un pont surplombant la rivière Kruščica pendant plus de cinq-cents jours. Elles ont résisté face aux violentes tentatives d’expulsion policières afin de contester la construction de deux centrales hydroélectriques. C’est la deuxième fois en trois ans que ces militants contre les centrales hydroélectriques dans les Balkans remportent le prix.
Petrit Canaj, dans ses champs près du village de Kuta. Si un barrage est érigé à Pocem, la plupart de ses terres seront inondées.
Même en Albanie, où toute forme d’activisme civique a été proscrite pendant des années, la défense de l’environnement est devenue de plus en plus courante, surtout chez les jeunes générations. « La peur de manifester existe encore, mais les choses changent », assure Olsi Nika, biologiste pour Eco Albania.
Il fait référence à une récente enquête ayant démontré que 94 % des Albanais souhaitaient que le fleuve Vjosa soit désigné comme parc national. Elle prouve que les habitants sont de plus en plus conscients de la richesse environnementale de leur pays.
Pour M. Eichelmann, qui est allemand, la visite de la Vjosa lui a rappelé ce à quoi ressemblait autrefois l’Europe centrale. Pendant la semaine d’exploration scientifique, il s’est aventuré au petit matin le long d’un petit affluent sans nom de la rivière Shushica. Subitement, le paysage a laissé place à une scène où l’eau cristalline contournait les îlots qui se sont formés dans la rivière. Des loriots et des libellules virevoltaient autour des peupliers et des platanes. « Quand on se trouve dans un tel endroit, on comprend sincèrement ce que l’on a perdu. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.