En Inde, des États se mettent à l’agriculture biologique
Depuis 2015, l’État indien du Sikkim est 100 % biologique. Le résultat d’une politique volontariste locale débutée en 2003. Plus au sud, l’Andhra Pradesh innove également dans ce domaine.
Une parcelle de Natural Farming (agriculture naturelle) en Andhra Pradesh. Le sol avec "mulch" (soit une couverture de matériau protecteur) facilite la germination des graines. En limitant l'évapotranspiration, ce sol permet aussi d'économiser l'eau.
Le Sikkim voit la vie en bio. Depuis 2015, l’intégralité de ses 77 000 ha de terres cultivées n’absorbe plus une seule goutte d’engrais ni de pesticide chimiques. Il faut dire que le gouvernement de ce petit État du nord de l’Inde, coincé en sandwich entre le Népal et le Bhoutan, a mis le paquet. L’utilisation d’intrants chimiques est désormais passible de trois mois de prison et d’une amende de 100 000 roupies (l’équivalent de 1 256 euros).
Mais le vrai secret de cette transition réside non pas dans la répression mais dans l’accompagnement des agriculteurs par un gouvernement volontariste. Pawan Chamling, le chef des autorités locales, a lancé le mouvement en 2003. Le gouvernement a diminué progressivement les subventions aux intrants chimiques jusqu’à les éliminer totalement en 2011. Il fournit des engrais biologiques en échange. Autre atout : le Sikkim reçoit des pluies abondantes, possède des sols riches en carbone et n’a rejoint l’Union Indienne qu’en 1975. Le petit État s’est ainsi épargné les grands projets modernisateurs de l’Inde des années 1960. Dans le domaine agricole, la « révolution verte » avait en fait banalisé le recours aux engrais chimiques, à l’irrigation intensive et aux pesticides dans le but d’éviter à tout prix les famines meurtrières d’après-guerre. Les rendements furent alors démultipliés, mais les sols, les ressources en eau, et la biodiversité ravagés. L’État indien devint une puissance céréalière, sucrière et cotonnière de premier plan, au prix de son environnement. Aujourd’hui, les États de la révolution verte doivent recourir à toujours plus d’intrants industriels pour arriver aux mêmes résultats qu’auparavant.
Au Sikkim, arrivé en Inde après la bataille, des paysans étaient déjà 100 % bio avant même que l’appellation n’existe. Certains d’entre eux ont été sélectionnés et érigés en modèle par l’État local, qui en a fait des « centres d’excellence biologiques ». Ils ont permis aux autres agriculteurs en transition de mieux comprendre comment cultiver sans le secours d’intrants chimiques. Au programme : comment fabriquer un vermicompost, ou comment créer des pesticides à base d’urine de vache et de plantes locales.
Visite sur une parcelle de Natural Farming en septembre 2021 dans le district semi-aride d'Anantapur, en Andhra Pradesh. C'est l'un des districts les plus arides d'Inde.
Les premières années furent difficiles pour les agriculteurs nouvellement convertis – les rendements des cultures ont d’abord chuté. Après des années à pulvériser des intrants chimiques, cela peut prendre du temps pour rétablir la fertilité naturelle des sols. Mais aujourd’hui, alors que le sol s’est refait une santé, des paysans rapportent des rendements égaux voire parfois meilleurs qu’auparavant. Ainsi, Dogon, un agriculteur de l’est du Sikkim particulièrement au fait des initiatives gouvernementales et des formations, a vu sa production de curcuma exploser. « C’est le double voire le triple de ce que je pouvais produire auparavant », explique-t-il dans l’étude des chercheurs David Meek et Colin Anderson, Scale and the politics of the organic transition in Sikkim, India, parue en 2020 dans la revue Agroecology and Sustainable Food Systems. Lui a fait le pari de varier ses cultures, produisant du curcuma, mais aussi des bananes ou de la citronnelle, dans une approche rappelant celle de l’agroécologie.
Résultat, en 2018, le Sikkim a remporté le « Futur Policy Award », soit le prix de la politique du futur, notamment délivré par l’ONU. Ce couronnement international salue les efforts visant à « développer les approches agroécologiques aux niveaux local, national et international ». Les terres ont été reconnues bio par une certification indienne, et vise à obtenir une certification américaine.
Est-ce pour autant la fin de l’histoire ? Non, répondent quelques voix critiques. Elles s’élèvent face à ce que l’on pourrait appeler une conception industrielle de l’agriculture biologique. « L’État du Sikkim n’assure pas l’autosuffisance alimentaire de sa population. Il dépend notamment d’importation de céréales de base (le riz et le blé) depuis les Etats indiens voisins, autrement dit des bassins de la révolution verte. Ces derniers utilisent massivement des produits chimiques. De plus ; cette volonté d’obtenir une certification biologique américaine au Sikkim conduit à penser que les produits de cet État sont destinés à l’export, pas à l’alimentation locale. Il est néanmoins difficile de savoir en quelle proportion ; l’appareil statistique du Sikkim est sérieusement défaillant » explique Bruno Dorin, agro-économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) affilié au Centre de sciences humaines à New Delhi.
Pour satisfaire les appétits des marchés, les autorités ont donc misé sur des cultures spécialisées, dans une logique qui reste industrielle et non agro-écologique. Rajiv, un fonctionnaire indien qui a participé activement à l'élaboration de la politique biologique du Sikkim décrit la situation ainsi : «nous mettons l'accent sur une culture principale qui aura un potentiel commercial pour l'exportation » -un propos rapporté dans l’étude de David Meek et Colin Anderson. « Le gouvernement oriente son soutien uniquement vers l'augmentation du rendement de la production commerciale destinée aux marchés, qui comprend quatre cultures principales à travers le Sikkim : la grande cardamome, le curcuma, le gingembre et le sarrasin » écrivent ainsi les deux chercheurs. Quel est le problème ? Cela a pour effet pervers de réduire l’agro-diversité en encourageant les mono-cultures, plus vulnérables aux aléas du climat et aux attaques d’insectes, selon les chercheurs.
Visite sur une parcelle de Natural Farming en septembre 2021 dans le district semi-aride d'Anantapur, en Andhra Pradesh. C'est l'un des districts les plus arides d'Inde.
À l’opposé du pays, un autre État indien tente une approche différente. L’Andhra Pradesh encourage depuis 2016 ses agriculteurs à adopter le Natural Farming (l’agriculture naturelle). 10 % ont déjà sauté le pas. Ici, point d’incitation à l’export ni de certification officielle, mais des cultures vivrières produites sans intrants chimiques, où les lentilles, les aubergines, ou les céréales côtoient les arbres. « En misant sur des synergies biologiques entre multiples espèces animales et végétales, la capacité de production de la nature peut être décuplée. Voilà ce qu’est l’agroécologie » explique Bruno Dorin. Le gouvernement local a misé sur des formations communautaires pour inciter ses agriculteurs à s’y convertir. Selon lui, le modèle se diffusera seul. En utilisant l’urine et la bouse de vache ainsi que des mélanges de plantes pour stimuler la vie microbienne des sols, économiser l’eau et renforcer la vigueur des plantes, les agriculteurs font de belles économies, sans subir de pénalités sur leurs rendements. « Mais tant qu’il y aura des subventions pour l’irrigation et les intrants chimiques, ainsi que des soutiens aux prix de quelques monocultures, de nombreux agriculteurs auront intérêt à continuer comme avant. Le modèle agricole ne pourra pas changer » tempère Bruno Dorin.
Ce chantier, à l’échelle du pays, s’annonce titanesque. Dans le budget fédéral 2019-2020, les subventions aux engrais chimiques s’élevaient à 10 milliards d'euros.