Les Français face aux politiques climatiques : une acceptation sous conditions

Une étude de l'OCDE éclaire les ressorts de l'adhésion ou de rejet des citoyens vis à vis des mesures de lutte contre le réchauffement climatique.

De Marie-Amélie Carpio, National Geographic
Publication 6 sept. 2022, 11:30 CEST
Feux de forêt en Gironde, image prise le 17 juillet 2022.

Feux de forêt en Gironde, image prise le 17 juillet 2022.

PHOTOGRAPHIE DE Amar Taoualit / Alamy Stock Photo

La force du symbole l'emporte parfois sur le strict bilan carbone. Telle pourrait être la morale de la récente polémique sur l'interdiction des jets privés. Si ces derniers ne représentent que 0,168 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, leur usage incarne l'impact environnemental disproportionné de la frange la plus riche de la population. Et sonne pour beaucoup comme une insoutenable provocation en ces temps d'urgence climatique où tout un chacun est sommé de repenser en profondeur son mode de vie et ses habitudes de consommation.

Le souci que les éventuels sacrifices soient partagés par tous et le refus des privilèges environnementaux sont aussi l'un des grands enseignements d'une vaste enquête menée en 2021 par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Conduite auprès de 40 000 personnes issues de 20 pays contribuant à 72 % des émissions mondiales de CO2, elle s'est penchée sur la façon dont les populations percevaient les politiques publiques climatiques et sur les facteurs provoquant l'acceptation ou le rejet vis à vis de celles-ci. Outre leur efficacité supposée et leur impact sur les finances des ménages, leur équité est déterminante. Un souci de justice particulièrement aigu en France, souligne Antoine Dechezleprêtre, économiste à l'OCDE et chercheur associé à la London School of Economics, qui a co-écrit l'étude, et formulé une série de recommandations pour l'Hexagone. Ses conclusions : pour être acceptées, les politiques publiques visant à lutter contre le réchauffement doivent être mieux expliquées aux Français, fournir des alternatives décarbonées avant toute taxation et s'appuyer sur des mécanismes redistributifs. Entretien.

 

Votre étude montre l'absence de climatoscepticisme, mais une défiance vis à vis d'un certain nombre de mesures prises dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique. D'où vient-elle ?

Trois facteurs déterminants expliquent le rejet : le doute quant à leur capacité à réduire les émissions de CO2, leur coût supposé sur les ménages et l'inquiétude vis à vis de leur impact régressif, c'est à dire de leurs effets négatifs sur les populations à bas revenus. Le doute concernant leur efficacité ne concerne qu'une minorité. En revanche, la perception que ces politiques vont avoir un effet négatif sur certaines catégories de la population (notamment les ménages ruraux et à bas revenus) est très répandue. Or il existe un fort souci d'équité qui amène donc à rejeter ces politiques.

 

Outre la façon dont elles sont perçues, un deuxième facteur joue dans une moindre mesure, l'existence d'alternatives vertes, en particulier dans les transports.

La dépendance au carbone, aux énergies fossiles, représente un déterminant important du rejet des politiques climatiques. La localisation géographique des personnes interrogées n'a pas beaucoup d'importance. Qu'elles habitent en ville ou à la campagne, c'est la présence d'une alternative non ou beaucoup moins polluante, comme les transports publics, qui va déterminer le soutien ou le rejet des politiques publiques climatiques. L'interdiction à terme des véhicules thermiques, rejetée par une majorité, recueille ainsi son soutien dès lors qu'elle est assortie d'un essor des transports publics et d'aides à l'acquisition de véhicules électriques.

 

Existe-t-il un déficit d'information sur les politiques publiques ?

On a présenté pendant de très nombreuses années les politiques climatiques comme des politiques de croissance, qui créent des emplois verts et développent de nouvelles industries. C'est vrai, mais elles ont aussi un coût et entraînent des perdants, et la population s'en rend bien compte. Il y a un problème de pédagogie. Quand la taxe carbone a été introduite en France, en 2014, on n'a expliqué ni comment elle fonctionnait, ni comment compenser son coût pour les ménages.

Nous avons fait visionner des vidéos aux personnes interrogées dans notre étude, pour déterminer si fournir de l'information, et quel type d'information, avait un effet sur l'acceptation des politiques publiques climatiques, notamment l'interdiction des véhicules thermiques et la taxe carbone. Les explications sur les causes et les conséquences du changement climatique n'ont que peu d'effet sur la propension des gens à soutenir les politiques climatiques, car ils disposent déjà de ces informations. En revanche, expliquer le fonctionnement de ces dernières  – comment elles réduisent les émissions, qui sont les gagnants et les perdants – augmente très fortement leur acceptabilité. Par exemple, dans la vidéo pédagogique, nous détaillons précisément les effets de la taxe carbone sur les émissions de CO2, son impact sur le budget des ménages et nous indiquons également que les revenus tirés de cette taxe peuvent être redistribués pour compenser les perdants. Recevoir cette information augmente de 50 % le soutien à la taxe carbone.

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    Dechezleprêtre Antoine, Adrien Fabre et Stefanie Stantcheva (2022) : «  Les Français et les politiques climatiques », Note du Conseil d’analyse économique (CAE), n° 73, juillet.

    La perception de la taxe carbone, dont la hausse avait mis le feu aux poudres en 2018 et provoqué le mouvement des gilets jaunes, change radicalement de perception selon la façon dont elle est mise en œuvre. Quel est le facteur-clé ?

    L’utilisation qui est faite des revenus tirés d’une taxe carbone est déterminante pour expliquer son soutien ou son rejet. Dans le questionnaire, nous proposons plusieurs options, parmi lesquelles une redistribution de manière égale dans toute la population, son utilisation pour subventionner l’acquisition d’équipements bas-carbone (pompes à chaleur, véhicules électriques) ou une redistribution ciblée à destination des ménages à bas revenus ou les plus exposés à la taxe, pour contrecarrer ses effets régressifs. Ce sont ces deux derniers mécanismes qui ont la faveur des répondants. Dès lors qu'on les met en oeuvre, le soutien pour la taxe carbone devient majoritaire, passant de 29 % à 54 % des personnes interrogées, alors qu'elle est rejetée quand elle vient abonder le budget de l'État ou même quand elle est redistribuée de manière égale entre tous les Français.

     

    Corollaire de ce souci de justice, il existe aussi un fort rejet de tout privilège climatique. Votre étude relève des « réticences très fortes à la perspective que les plus riches puissent conserver des activités devenues inabordables pour les plus pauvres. »

    Quand on demande aux gens s'ils sont favorables à l'interdiction pure et simple de la vente des véhicules thermiques ou à leur interdiction avec la possibilité de continuer à les acheter en s'acquittant d'une  taxe de 10 000 euros, ils préfèrent la première option, plutôt que l'alternative qui permettrait à certains de continuer à acquérir des véhicules à essence. Cela traduit ce besoin d'égalité face aux changements à venir. La nécessité de changer les comportements et les coûts que cela implique inspirent la crainte que certains pourraient ne pas changer leurs habitudes car ils ont les moyens de payer. Cette idée suscite un fort rejet. Ce sentiment est partagé dans beaucoup de pays, mais particulièrement en France.

     

    Les politiques de lutte contre le changement climatique appellent-elles de nouvelles formes de gouvernance ?

    Ce qui me paraît clair, c'est qu'on ne mènera pas cette politique climatique contre les gens. Les objectifs que l'on s'est fixés en matière de neutralité carbone sont extrêmement ambitieux. Ils supposent des changements structurels majeurs dans la façon dont on produit et consomme de l'énergie dans tous les secteurs de l'économie. Les politiques publiques nécessaires pour réaliser cette transition exigent le soutien de la population. Cela peut passer par une nouvelle forme de gouvernance impliquant les citoyens, à l'image de la Convention citoyenne pour le climat, mais aussi par des études comme la nôtre pour mieux comprendre la façon dont les citoyens perçoivent les mesures en discussion et celles qui viennent d'être adoptées.

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    Dechezleprêtre Antoine, Adrien Fabre et Stefanie Stantcheva (2022) : «  Les Français et les politiques climatiques », Note du Conseil d’analyse économique (CAE), n° 73, juillet.

    Quelles leçons doivent être tirées de cette étude pour la mise en œuvre des politiques publiques climatiques ?

    La première implication réside dans leur séquencement. Tous les économistes s'accordent sur l'efficacité économique des taxes car elles produisent des effets incitatifs très forts. Elles découragent les activités polluantes et permettent d'atteindre les objectifs environnementaux à moindre coût. Ce mécanisme est nécessaire, mais il doit survenir dans un deuxième temps, après le déploiement d'infrastructures publiques et la mise en place de subventions de façon beaucoup plus importante que ce qui existe aujourd'hui, pour permettre aux gens d'adopter des équipements moins polluants, tels les véhicules électriques et les pompes à chaleur. Sans alternative, les taxes ne sont que des punitions auxquelles on ne peut pas échapper. 

    Une autre implication concerne l'affectation des recettes des taxes environnementales. Pour qu'elles soient soutenues par la population, les taxes doivent être utilisées soit pour subventionner les technologies vertes soit pour soutenir les ménages les plus affectés.

    Enfin, il faut informer plus clairement les citoyens sur les effets des politiques climatiques, en expliquant leur fonctionnement.

     

    Existent-ils des exemples européens dont on puisse s'inspirer ?

    Les Pays-Bas ont institué une taxe carbone en 2020, en procédant de façon très différente par rapport à ce qui a été fait en France. La taxe concerne les entreprises, mais le principe peut tout aussi bien s'appliquer aux ménages. Elle a été instaurée avec une trajectoire de prix fixe jusqu'en 2030, ce qui supprime toute incertitude quant à son taux futur et incite ainsi à l’investissement.

    Mais surtout, elle est accompagnée d'un mécanisme de subventions pour aider les entreprises à investir dans de nouvelles capacités de production décarbonées. L’idée est que, quand elle atteindra un niveau important, elle ne sera pas payée car, entre-temps, les entreprises se seront adaptées. La politique norvégienne mise en place autour des voitures électriques représente un autre exemple intéressant. Elle a joué sur plusieurs tableaux. L'acquisition de voitures électriques a été exemptée de la lourde taxe à l'achat des véhicules qui existe dans le pays. Les voitures électriques ont aussi le droit d'emprunter les voies de bus à Oslo et bénéficient du parking gratuit ou à moindre coût. Un programme d'infrastructures a également vu le jour, avec la construction de bornes de recharge subventionnées par l'État dans toutes les stations-service du pays. Et aujourd'hui, plus de 80 % des voitures vendues en Norvège sont électriques ou hybrides rechargeables.

     

    Par rapport aux autres populations de l'OCDE interrogées, en quoi les Français se singularisent-ils ?

    Ils manifestent un besoin d'égalité peut être plus fort qu'ailleurs. Leur soutien est plus marqué pour les mesures d'interdiction, qui affectent tout le monde de la même manière, tandis que le principe pourtant assez communément admis du pollueur-payeur provoque un important rejet. Les Français font aussi montre d'une volonté un peu plus faible qu'ailleurs de prendre des mesures au niveau individuel : ils ne sont pas prêts à moins utiliser leur voiture ou à moins se chauffer par exemple. Cela suggère peut-être un besoin de politiques publiques plus fort encore que dans les autres pays. La question des transports individuels constitue un enjeu majeur : la France est le pays où l’usage quotidien de la voiture a le plus fort effet sur le rejet des politiques climatiques.

    Dans le secteur de l’agriculture, les Français sont les seuls favorables – avec les Italiens – à une interdiction de l’élevage bovin intensif. Enfin, le besoin de pédagogie sur les politiques publiques y est encore plus important qu’ailleurs : les Français sont par exemple moins nombreux (de 5 à 15 points de pourcentage en moins) à percevoir l’efficacité environnementale des mesures climatiques.

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