Børge Ousland, l’inlassable quête des glaces
L'odyssée de l'aventurier explorateur devenu le gardien des pôles presque malgré lui.
Børge en route pour le pôle Nord en 2006. L'un de ses skis venait de se briser, et il a dû commencer à utiliser le ski de rechange.
Quand l’information arrive à la rédaction de National Geographic, le temps se suspend quelque peu. Børge Ousland, le légendaire explorateur norvégien est de passage à Paris et nous accorde un entretien dans les bureaux des Éditions Paulsen à l’occasion de la publication de sa biographie « Børge Ousland, le gardien des pôles ». Si nous connaissons le parcours exceptionnel du « plus authentique aventurier de l’extrême », selon Jean-Louis Étienne, l’homme qui se laisse découvrir sous la plume de Benoit Heimermann est plus intime.
L’existence de Børge Ousland entre en résonnance avec sa nature profonde. Il a suivi ce qu’il appelle « son fil rouge ». Après dix années passées à plonger pour sonder les hauts fonds pour une compagnie de plongée française et un engagement dans les forces spéciales norvégiennes, c’est au milieu de l'immensité blanche et glacée qu'il a trouvé sa place.
Si le hasard des rencontres et des opportunités lui a indiqué une direction à prendre, le chemin qu’il parcourt dès le début des années 1990, l’âge d’or des expéditions polaires modernes ne doit rien au hasard. Né sur l’un des territoires du cercle Arctique, fasciné par l’histoire de ses compatriotes Fridtjof Nansen et Roald Amundsen dont il connaît absolument tout, il fait partie de cette lignée de Norvégiens naturellement attirés par les grandes étendues glacées, cet environnement glacial jugé comme étant le plus hostile de la planète.
Dès ses premiers voyages, vécus comme des défis sportifs, Børge Ousland se prépare comme l’ont fait ses prédécesseurs. Il sait combien malgré des préparations rigoureuses, la nature décide et offre son lot de surprises et d’écueils. Très vite il ressent le besoin de se mesurer à elle, mais surtout à lui-même et la passion pour la nature et pour la glace rythmeront ses envies d’explorations : aller toujours plus loin, rallier les pôles en solitaire et en totale autonomie dans des conditions extrêmes, découvrir et atteindre ses propres limites en même temps que des territoires inconnus.
Rencontre avec un homme discret qui, bien qu’il n’aime pas se raconter, accepte de le faire avec chaleur et bienveillance, à travers le récit d’aventures et d’expériences que sa pudeur et sa modestie empêchent de considérer comme des exploits.
Portrait de Borge, Nome Alaska, peu avant le départ pour la traversée de l'océan Arctique en 2019.
Vous êtes né sur l’un des territoires du cercle polaire. L’aventure n’a-t-elle pas commencé dès votre enfance grâce à un contexte familial et géographique ?
Il n’y avait pas de plan. Je pense que si, comme moi, vous êtes ouvert d’esprit et très ouvert sur le monde, il vous suffit de saisir les opportunités. C’est à la faveur des rencontres, alors que j’étais plongeur en mer du Nord que les choses se sont présentées et que je suis parti à travers le Groenland. Puis, en 1990 j’ai rencontré deux autres personnes (ndlr : Geir Randby et Erling Kagge) et nous avons décidé d’atteindre le pôle Nord sans assistance, à ski. C’est à cette occasion qu’est paru en 1991 le premier article pour National Geographic, « le difficile chemin vers le pôle Nord ». Tout a commencé par la passion pour la nature, l’aventure et l’exploration. Sans la passion rien de tout cela n’aurait existé, ma destinée s’est présentée à moi et je l’ai saisie à ce moment-là. J’ai suivi mon fil rouge.
Ce n’était donc pas uniquement le challenge et le dépassement de soi qui vous motivait ?
La compétition est importante, elle permet à chacun de tirer le meilleur de lui-même. Dans toute aventure il y a une part de défi mais tout commence par la passion. Sans passion vous ne passez pas trois ou quatre mois à camper sur la glace. C’est ainsi qu’on me décrit, comme quelqu’un de passionné. Cette progression dynamique et difficile devant des crêtes de pression et des blocs de glace, c’est bien plus qu’un défi. Tous mes sens sont en éveil. Il n’y a pas d’autre endroit sur terre, comme les pôles, qui me procure cette sensation d’être l’infiniment petit dans l’infiniment grand, de faire partie de l’univers. C'est vraiment ce que je ressens, je suis dans une sorte d’état méditatif, dans une dimension spirituelle qui m’amène au fond de moi-même et même plus loin encore... jusqu’à ressentir ma part animale, à retrouver l’homme de l’âge de pierre.
Børge a réalisé cet autoportrait lors de son premier voyage en solitaire au pôle Nord en 1994.
Vos performances dans des conditions extrêmes ne sont plus à démontrer mais vous n’êtes pas très à l’aise avec les éloges et les superlatifs employés à votre égard.
Ce n’est pas du spectacle ou du show-business. Je suis un explorateur. Je témoigne de ce qu’il y a là-haut. J’apprécie la reconnaissance car elle signifie que j’ai réalisé quelque chose de bien mais ce n’est pas en m’asseyant derrière un micro que je prouverai ce que j’ai fait. Je pense qu’il est préférable de laisser parler ses actions au lieu de se raconter. Je suis fait ainsi depuis mon enfance. Ce n’est pas l’emballage qui fait la valeur d’une personne mais plutôt ce qu’il contient.
Vos concurrents sont parfois vos compagnons de route. Ce fut le cas de Mike Horn. Qu’est-ce qui est le plus difficile ? La solitude d’une traversée en totale autonomie dans une nature hostile ou devoir se préoccuper d’une autre vie que la sienne ?
La solitude est peut être difficile mais je la considère comme ma compagne, elle m’aide à contempler, à méditer, et à avancer. Être responsable de quelqu'un d'autre c'est vraiment plus intense. On ressent tout plus fort et dans certains contextes, tout peut sembler plus dangereux car on connaît les situations dans lesquelles les choses peuvent mal tourner. Mike et moi sommes très différents l’un de l’autre mais nous avions le même objectif. C’est un gars du sud au caractère méridional et je suis le scandinave plutôt réservé mais la combinaison des deux, avec le respect mutuel et la confiance réciproque, nous a rendus plus forts, chacun se tenant au bout de la corde que tient l’autre. Ce n’est pas qui fait quoi qui importe mais ce qui est bon pour l’expédition. En s’appuyant sur les forces et les connaissance de l’autre, chacun dans son domaine, nous avons trouvé l’équilibre et mené cette expédition. Ensemble.
Mike Horn et Børge dans la tente, vers la fin de la traversée du pôle Nord dans l'obscurité.
"Je suis sincèrement heureux de n'être pas né dix ou vingt ans plus tard et même un peu triste de ne pas être né cinquante ou cent ans plus tôt...". Regrettez-vous le monde polaire découvert par Nansen et Amundsen mais aussi celui qui n’existe déjà plus ?
Le passé était un monde merveilleux mais je ne pense pas que je vivrais dans un monde différent. Je vis ici et maintenant et j'en suis heureux, même si certaines choses que je pouvais vivre auparavant me manquent vraiment. Nous pouvions partir en expédition pour explorer une zone sans dévier de notre chemin, la glace était à sa place et elle semblait avoir toujours été là. Nous naviguions avec un sextant, sans téléphone satellite, à l’ancienne. J’ai traversé mon époque jusqu’à aujourd’hui en faisant des expéditions vraiment très difficiles, des expéditions que personne n’a jamais fait jusque-là, puis j’ai vu les changements s’opérer. Alors qu'est-ce qui se passe ? La glace fond et les explorateurs polaires, nous qui avons toujours voulu être les premiers, peut-être que nous allons être les derniers. Alors je suis heureux d'être né à cette époque et d'avoir pu faire ce que j’ai fait.
Quelle expédition a vraiment été celle de la prise de conscience des conséquences du changement climatique ?
Je pense que c’était en 2007 quand nous sommes partis pour l’expédition « À la poursuite du fantôme de Nansen » retracée par National Geographic. Nous avons skié et pagayé dans les pas de Nansen (ndlr : avec Thomas Ulrich), et j’ai pu comparer avec mes toutes premières expéditions du début des années 1990. La glace qui recouvre l’océan Arctique a reculé d’environ 30 %. Cela a un impact énorme sur la vie des animaux, toute la chaîne alimentaire, et le paysage est totalement différent de ce qu'il était il y a quelques décennies.
Vous avez dû vous adapter, tant physiquement que techniquement à un terrain instable et changeant et vous préparez chaque expédition avec la précision d’un horloger. Combien de temps cette préparation vous prend-elle ?
Normalement, environ un an, mais le voyage au pôle Nord à travers l'Arctique a nécessité deux ans de préparation. De même, la traversée de la calotte glaciaire du sud de la Patagonie a pris deux ans, simplement parce qu'il y avait des paramètres encore inconnus à anticiper.
Le jeune aventurier est donc devenu un explorateur polaire expérimenté, témoin d’une catastrophe climatique dont il faut rendre compte. Vous sentez-vous écouté, entendu du grand public et du monde scientifique ?
C’est l’objectif du projet Ice Legacy que je mène avec Vincent Colliard. Nous traversons à ski les vingt plus grandes calottes glaciaires du monde en nous mettant au service de la science et des chercheurs. Car s’il est plus facile pour les scientifiques de comprendre et de transmettre des données en s’adressant à une élite, le grand public ne comprend pas toujours les chiffres, voire ne s’y intéresse pas, préférant une image visuelle. Donc quelqu’un doit aller sur le terrain pour prendre cette photo dont les gens ont besoin pour réaliser ce qui est en train de se passer. Alors bien sûr, nous ne sommes pas des scientifiques, mais avec notre présence et notre expérience nous essayons de combler ce fossé entre la science et l’exploration en rapportant ce que nous constatons : de grandes étendues de glace qui fondent de plus en plus vite, créant de plus en plus de chenaux d’eau libre. Cela va avoir d'énormes conséquences dans le monde entier avec l’augmentation du niveau de la mer mais aussi des températures, augmentations liées à ces surfaces blanches qui rétrécissent et réfléchissent l'énergie du soleil vers l'espace.
Borge traversant une crevasse exposée lors de la traversée du champ de glace Chugach avec Vincent Colliard en 2017.
Qu’avez-vous ressenti quand, au quasi terme d’une rude traversée pour rallier les pôles, vous arrivez en Russie et découvrez un hélicoptère amenant des touristes en provenance de Dubaï ?
Rires. J’ai été surpris en effet. Il était tôt quand je suis arrivé et je ne m’y attendais pas. Il s’agissait de Ibrahim Sharaf, devenu ensuite l'un de mes amis. Il fait partie de ces personnes qui se sentent concernées, veulent se rendre utiles et protéger ces endroits. La meilleure façon de se rendre compte est effectivement d’aller voir par soi-même. Je n'aime pas les croisières avec des centaines ou des milliers de personnes sur un bateau, mais si vous avez cinq ou six personnes qui partent avec un guide compétent dans le but de comprendre et d’apprendre ce qui se passe, je pense que c'est positif.
Les récits de vos traversées en solitaire du continent Antarctique et de l’océan Arctique dans des conditions extrêmes révèlent que vous ne renoncez jamais. La bataille du climat sera-t-elle la plus difficile ?
C’est une bonne question. Et c’est une question morale et personnelle pour chacun d’entre nous. C’est une tâche énorme devant laquelle vous pouvez vous sentir dépassé. C’est très facile de rien ne faire. Mais si vous pensez qu’il faut agir et si tout le monde se met à faire quelque chose, ça s’additionne. Si nous faisons partie du problème, nous devons aussi faire partie de la solution. Il ne faut pas abandonner, ne pas cesser d'agir, même si cela est très difficile, même si cela demande beaucoup de volonté. Chaque personne peut utiliser son pouvoir individuel, le même que lorsqu’elle va voter pour décider de son avenir. C’est la même chose, ses actes ont un impact sur sa vie. En tout cas il faut essayer, nous essayons tous, nous avons tous de la volonté et nous croyons en ce que nous faisons. Comme Mike et moi quand nous sommes allés au pôle Nord. Nous savions pourquoi nous y allions. Et si nous n'y avions pas cru, nous ne l'aurions pas fait...
Mike Horn pagayant sur une étendue d'eau libre lors de la traversée du pôle Nord dans l'obscurité 2019
Vous êtes un homme du monde polaire qui a passé son existence à le parcourir de part en part, avant d’en devenir un témoin. Avez-vous ressenti l’appel des pôles comme une incitation à les protéger ?
Peut-être. Au début, je me suis consacré à l'exploration polaire et l'aventure était ma seule motivation, elle n'existait que par ma passion. Mike Horn et moi n'avions rien à prouver quand nous avons commencé nos expéditions mais nous avions le même désir d'aventure. Mais maintenant, qui que nous soyons, nous devons montrer ce qui se passe. Sans aucun doute, nous n'avons pas encore fini d'aller là-bas, de témoigner, les gens doivent écouter et comprendre. C'est pourquoi le projet Ice Legacy est important... Quand je réalise que depuis mes toutes premières expéditions, il ne reste que 10% de la vieille glace de l'océan Polaire... Je suis vraiment triste. Cette glace a disparu et ne reviendra jamais.
Pouvez-vous nous parler du programme "X'GREENLAND SPRING OR FALL ?"
Ce sont des voyages guidés au Groenland. Nous accompagnons des aspirants explorateurs à travers la calotte glaciaire du Groenland.
Votre prochain départ ?
Ce sera au mois d’août. Nous allons naviguer jusqu'à Spitsbergem, traverser l'île blanche à ski et revenir en Norvège.