Total : Comment le géant de l'industrie pétrolière influence la transition énergétique
Un rapport publié récemment par l'ONG Greenpeace fait état de l'omniprésence de Total dans le domaine de la recherche scientifique. En finançant de nombreuses études, le pétrolier serait en mesure d'orienter la transition écologique.
Station-service Total.
Dans le monde de la recherche, obtenir des financements est souvent l’une des étapes les plus périlleuses de la réalisation d’une étude. Qu’ils soient d’origine publique ou privée, ce sont ces fonds qui décident ou non de la faisabilité des travaux scientifiques.
Un récent rapport de l’ONG Greenpeace a souligné une importante présence du pétrolier Total dans de nombreux milieux scientifiques, qui peut s’expliquer par un recul récent des sommes engagées par l’État dans la recherche publique.
Au sommet de la liste des recherches financées par le géant français figurent de nombreux travaux en lien avec la transition écologique et, plus particulièrement, la capture du carbone. Une stratégie qui repose sur des financements massifs qui engendrent de nombreux problèmes, tels que des conflits d’intérêts.
RESTER DANS LES ESPRITS POUR SURVIVRE
« Nous nous sommes demandé pourquoi, malgré […] la prise de conscience générale au niveau du public et des gouvernements du rôle des énergies fossiles dans le réchauffement climatique, on observait que les […] industries pétrolières restaient omniprésentes dans toutes nos institutions », explique Edina Ifticene, co-autrice du rapport Greenpeace.
C’est en partant de cette constatation que les membres de l’ONG ont entamé leur travail, il y a de cela plusieurs mois. L’objectif était alors de faire un état des lieux du niveau d’influence de l’industrie pétrolière dans la société française, loin des pompes à essence.
Selon la responsable du rapport, la stratégie de Total semble se calquer sur celle de l’industrie du tabac : suite aux grands procès qui ont définitivement prouvé la dangerosité de la cigarette pour la santé, de nombreuses campagnes marketing avaient été lancées afin de maintenir l’image publique de l’industrie.
« Notre première investigation était sur la présence de Total […] à travers son mécénat, son sponsoring et ses partenariats », présente Mme Ifticene. « Cela couvrait aussi bien le milieu culturel (Total étant présent [comme sponsor] dans tous les musées parisiens notamment) […], que l’enseignement, les grandes écoles, les milieux sportifs, et surtout, le milieu scientifique. »
D’après le rapport, Total serait en effet à l’origine de nombreux évènements culturels, allant d’expositions offertes en bonus des contrats avec les pays exploitants, au sponsoring de la coupe du monde de rugby. Derrière ces manœuvres, on observe une volonté de redorer l’image de l’entreprise et d’assurer son emprise grâce à son soft-power, plutôt qu’avec ses barils.
« C’est une manière d’influencer la vision du développement durable de la société et des politiques. Avec le désengagement de l’État du financement de la recherche publique, les entreprises privées ont pu prendre plus de place. En soi, les financements privés ne sont pas un problème, mais il n’y a pas de barrière légale dans leur influence sur les institutions publiques. »
L’objectif du géant pétrolier serait ainsi de se racheter une image publique malgré sa responsabilité avérée. Le groupe souhaite également orienter les pistes de recherche de la transition écologique. En choisissant de favoriser certains sujets par leurs financements, les groupes pétroliers ont ainsi pu minimiser et remettre en question le réchauffement climatique dès les années 1950, et ce malgré leur pleine connaissance du problème.
DES SALLES DE CLASSE AUX BUREAUX
Les deux rapports de Greenpeace sur l’influence de Total dans le domaine de la recherche et de l'industrie culturelle démontrent une volonté de création d’un large réseau de la part du groupe pétrolier. Les différentes activités financées agissent comme un outil diplomatique, aussi bien auprès de leurs partenaires qu’aux yeux du public.
Dans le cas des milieux scientifiques, on retrouve Total jusque dans les grandes écoles, finançant de nombreuses unités mixtes de recherche (UMR) et des laboratoires universitaires, notamment à la Sorbonne et à l’École polytechnique.
« Dans le cas des partenariats entre Total et les grandes écoles, l’objectif est différent. Il s’agit de se rapprocher des futures élites de la nation, […] d’assurer leur réseau et leur recrutement en tant que décideurs politiques », explique la co-autrice. « C’est s’assurer que ces gens, une fois en poste, continuent de porter la vision de Total. »
Une technique qui ne fait pas l’unanimité chez les universitaires, de nombreuses voix s’étant élevées contre la présence de Total sur les campus, notamment dans l’école Polytechnique.
La présence de Total se retrouve aussi au sein des laboratoires, avec un soin particulier apporté au choix des études financées et mises en avant.
« Quand on regarde quels financements sont favorisés dans la transition énergétique, on observe qu’ils financent en particulier […] la capture et la séquestration du carbone », ajoute Edina Ifticene. « Le problème ne vient pas des scientifiques eux-mêmes, qui n’ont pas d’autre choix que de se tourner vers les fonds privés, mais bien du clair conflit d’intérêts entraîné par le financement d’une étude écologique par l’industrie pétrolière. »
La capture du carbone présente en effet l’avantage de prolonger encore un peu les activités des grands groupes pétroliers, les conséquences de leurs activités étant « absorbées » par de telles technologies. Le développement de ces techniques, favorisé par leurs financements, est alors bien plus rapide et prédominant dans la narrative scientifique. Ayant bénéficié de plus de recherches, cette option apparaît ainsi comme plus robuste aux yeux des décideurs et sera choisie en priorité.
À l’issue de son rapport, Greenpeace appelle le gouvernement à la mise en place de législations permettant de limiter ce genre de pression et de garantir la neutralité du milieu scientifique.
« Ce problème est en train d’être pris en compte dans certains pays, comme l’Angleterre, l’Allemagne et les Pays-Bas, mais la France est en retard », ajoute Edina Ifticene.
En novembre 2022, le mouvement Fossil Free Research a mené une manifestation sur plusieurs campus à travers le monde pour protester contre l'influence des industries pétrolières sur les universités. Ici, l'Imperial College de Londres.
LES SCIENTIFIQUES AU SECOURS DE LA SCIENCE
Le financement des sphères culturelles et scientifiques n’est pas un phénomène spécifique à Total : d’autres groupes pétroliers ont également mis en place des mesures similaires dans d’autres pays. Une démarche que dénoncent de nombreux.euses chercheur.euse.s et universitaires à travers le monde.
En France, un collectif de professeurs et chercheur.euse.s s'est opposé à l’ouverture d’un bâtiment appartenant à Total sur le campus de l’École polytechnique. Une lettre ouverte, accompagnée d’une plainte de la Sphinx, association des élèves et anciens élèves de la même école, a finalement mené à l’abandon du projet.
À l’étranger, c’est la pétition Fossil Free Research, qui rassemble plus de 800 signatures de chercheur.euse.s et universitaires de 130 institutions différentes qui portent cette voie.
« Fossil Free Research provient à l’origine d’un mouvement étudiant des universités de Harvard, Cambridge et George Washington », raconte Jake Lowe, directeur exécutif du mouvement. « La question du financement de nos universités par les industries pétrolières est rapidement arrivée dans la conversation. »
Les universités américaines les plus prestigieuses reposant sur des financements privés, l’emprise des industries pétrolières y est en effet importante. Par ailleurs, ces dernières sont également associées à de nombreux laboratoires de renommée mondiale, ce qui est d’autant plus problématique.
« De récentes études démontrent clairement que les centres de recherche des universités qui reçoivent des financements des industries pétrolières sont bien plus susceptibles d'être favorables aux gaz naturels et aux recherches de ces industries, que les centres qui ne reçoivent pas de tels financements », explique M. Lowe. « Il y a de vrais conflits d’intérêts. »
Le mouvement Fossil Free Research démontre notamment l’influence de Shell, Exxon, Koch et Total dans les différentes industries représentées. Cette influence a connu une importante expansion durant la présidence de Donald Trump, notamment en raison de la baisse de nombreuses taxes sur les énergies fossiles.
Depuis, plusieurs universités américaines ont également entamé des procédures pour se détacher des industries fossiles. Sur le sujet, Jake Lowe reste néanmoins prudent.
« Nous avons été particulièrement surpris lorsque l’Université de Princeton a annoncé renoncer aux financements d’une liste de quatre-vingt-dix compagnies dont elle n’accepterait plus les financements. Nous en étions très fiers. Cependant, le déroulement de ce détachement est encore trouble, et ils n’ont pas inclus certaines industries dont ils reçoivent beaucoup de financements, surtout pour la capture de carbone. »
« Ce qui est certain, c’est qu’il faut également limiter l’influence des énergies fossiles dans les instances de gouvernance de ces institutions », conclut la porte-parole de Greenpeace.