Alaska : quand le refuge faunique national de l’Arctique est à vendre

La vente de concessions pétrolières et gazières au sein du refuge faunique national de l’Arctique a eu lieu mercredi 6 janvier 2020, alors que les partisans des forages sont confrontés à des difficultés économiques.

De Joel K. Bourne, Jr.
Publication 7 janv. 2021, 15:12 CET
En Alaska, la chaîne de montagnes Brooks est la ligne de démarcation entre la taïga boisée ...

En Alaska, la chaîne de montagnes Brooks est la ligne de démarcation entre la taïga boisée et la toundra de l’Arctic National Wildlife Refuge (refuge faunique national de l’Arctique).

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L’une des plus grandes luttes environnementales de l’histoire moderne des États-Unis est sur le point de prendre fin. Et son issue était pour le moins imprévisible.

Elle opposait l’administration Trump (favorable à l’exploitation pétrolière), l’État de l’Alaska et quelques sociétés autochtones du North Slope (qui dépendent tous fortement des recettes fiscales sur le pétrole) à la quasi-totalité des grandes organisations environnementales du pays, au peuple des Gwich’in de l’Alaska et du Canada et, selon de derniers sondages, à la majorité des Américains. Le sujet de la discorde ? Le joyau des espaces sauvages américains.

L’U.S. Bureau of Land Management (Agence américaine de gestion des terres) a mis mercredi 6 janvier aux enchères des concessions pour l’exploration et l’exploitation pétrolières et gazières, soit plus de 400 000 hectares de terre au sein de l’Arctic National Wildlife Refuge (ANWR, ou refuge faunique national de l’Arctique), situé dans le nord-est de l’Alaska. Cette journée du 6 janvier a également été marquée par la confirmation de l’élection de Joe Biden comme président par le Congrès américain, non sans heurts. Le président-élu démocrate est opposé aux forages au sein du refuge faunique.

Un sizerin flammé mâle inspecte son territoire le long d’une berge au sein du refuge faunique national de l’Arctique.

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Créé en 1960 par le président Dwight D. Eisenhower, avant d’être étendu par le président Jimmy Carter en 1980, l’ANWR est l'écosystème sauvage le plus vaste et le mieux préservé des États-Unis. La bataille dont il est l’objet depuis 40 ans porte sur sa plaine côtière, qui abriterait l'équivalent de milliards de barils de pétrole. Le site est cependant désigné comme le « cœur biologique » du refuge par les défenseurs de l’environnement. Lieu de reproduction des caribous et des ours blancs, il s’avère également être un habitat essentiel pour plus de 200 autres espèces, dont les oies des neiges et de nombreux autres oiseaux migrateurs.

Alors que le prochain président des États-Unis, Joe Biden, doit être investi le 20 janvier prochain, l’administration Trump a tenté d'aurotiser de manière pérenne les forages pétroliers au sein de la plaine côtière. La prospection sismique pourrait commencer dès le 21 janvier, alors même que les femelles de la population d’ours blancs la plus menacée de l’Arctique sont réfugiées dans leur tanière de mise bas. Dans le cadre de cette prospection, une flotte de camions vibrateurs sismiques aurait pu arpenter la fragile toundra, et faire trembler le sol pour générer des ondes sismiques et ainsi révéler la présence de pétrole.

Après qu'un juge fédéral du tribunal d'Anchorage saisi a refusé de suspendre la vente de baux dans le refuge faunique national de l'Arctique, la vente a bien eu lieu le 6 janvier 2021. Aucune grande compagnie pétrolière n'a finalement fait d'enchères. Deux petites entreprises - une dans le secteur de l'énergie et une dans l'immobilier - ont obtenu des baux sur deux terrains, et l'Alaska Industrial Development Corporation, le recruteur de l'État, a dépensé 4,4 millions de dollars pour acquérir des baux sur neuf parcelles. Au total, environ 2 400 km² ont été vendus pour 1,8 milliard de dollars de recettes.

Il y avait de bonnes raisons de croire que les forages pétroliers n’auraient pas lieu dans l’immédiat au sein du refuge. Quand bien même ces entreprises auraient acheté des concessions, elles auraient dû obtenir de nombreux permis auprès de l’administration Biden pour commencer les forages.

L’économie joue également contre les forages en Arctique. Outre le fait que les prix du pétrole sont bas et que les coûts des forages dans la région sont élevés, les inquiétudes relatives au risque climatique se multiplient chez les investisseurs. Et ce alors que l’année 2020 a été marquée par des feux de forêt dévastateurs, des inondations, des canicules et des ouragans partout dans le monde. Tout cela pourrait avoir changé la donne pour les entreprises pétrolières.

« Ce que nous faisons a un impact sur le monde entier », confie Brook Brisson, avocat représentant le comité directeur des Gwich’in pour les poursuites en cours. « Les oiseaux, les conditions météorologiques, le littoral, tout a été affecté par le changement climatique au cours des quatre dernières années. La protection des écosystèmes a désormais une valeur réelle. »

Frank Murkowski, sénateur et ancien gouverneur de l’État, estime dans un éditorial paru dans le journal Anchorage Daily News que cette vente représent[ait] la dernière chance pour l’Alaska d’ouvrir le refuge aux forages.

 

QUAND POLITIQUE ET INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES SE RENCONTRENT

Pendant des décennies, Frank Murkowski et d’autres politiciens de l’Alaska ont considéré le refuge comme une extension de Prudhoe Bay. Plus vaste champ pétrolifère des États-Unis, ce dernier connait un déclin constant depuis 1988. En 2017, la sénatrice républicaine de l’Alaska et fille de Frank Murkowski, Lisa Murkowski, est parvenue à introduire une disposition dans la loi fédérale de réduction massive des impôts : celle-ci donne mandat pour deux ventes de concession d’au moins 160 000 hectares chacune au sein de l’ANWR. La sénatrice et l’administration Trump estimaient que le champ pétrolifère pouvait générer 100 milliards de dollars (81 milliards d’euros) de recettes pour le Trésor fédéral.

Ces calculs se basaient sur au moins sept milliards de barils de pétrole au sein du refuge faunique, vendus à un prix supérieur à 78 dollars le baril (63 euros). Actuellement, le prix du baril est de 47 dollars (38 euros) et personne ne sait vraiment quelle quantité de pétrole se trouve sous la plaine côtière.

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    Un troupeau de caribous franchit au galop un col de montagne situé à l’extrémité sud du refuge faunique national de l’Arctique.

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    Selon l’U.S. Geological Survey (Institut d’études géologiques des États-Unis), qui s’est basé sur un seul relevé sismique effectué dans le milieu des années 1980 et la quantité de pétrole exploitée dans des puits forés hors du territoire du refuge, l’ANWR abriterait entre 4,3 et 11,8 milliards de barils de pétrole « techniquement récupérable ». Quelle est la quantité de pétrole économiquement récupérable ? C’est un autre sujet.

    En novembre dernier, lors de la conférence annuelle sur les ressources de l’Alaska qui s’est tenue en ligne, Joe Marushack, président de ConocoPhillips Alaska, a annoncé aux participants que la zone du North Slope ne comptait aucune installation de forage pour la première fois de l’histoire du champ pétrolifère, longue de 60 ans. ConocoPhillips est le plus important producteur de pétrole en Alaska. L’entreprise dispose de parts majoritaires dans Prudhoe et la réserve pétrolifère nationale de l’Alaska (NPR-A). Lors d’une séance de questions-réponses, un participant a interrogé Marushack quant à l’intérêt que suscitaient les concessions au sein de l’ANWR pour son entreprise.

    « Nous sommes contents de ce que nous faisons actuellement au sein de la NPR-A », a-t-il répondu. « Nous allons sans doute nous concentrer sur cette zone ».

    « Le besoin d’exploration et d’exploitation du pétrole et du gaz dans la région du North Slope ne va pas cesser d’exister », a déclaré la PDG d’ExxonMobil Alaska, Darlene Gates, rassurant ainsi les participants à la conférence virtuelle. « Il est essentiel de garder la croissance en tête », a-t-elle ajouté avant de montrer un graphique comparant le retour sur investissement des champs pétrolifères dans le monde, du golfe du Mexique à la mer du Nord, en passant par l’Angola et le North Slope. Le pétrole de l’Alaska était, de loin, le moins rentable en raison de ses coûts de production élevés.

    « En tant qu’investisseur, où investiriez-vous ? », a demandé Darlene Gates.

    Cette question, BP y a répondu l’été dernier. Après 60 années de présence dans l’État, l’entreprise a vendu tous ses actifs en Alaska à Hilcorp Inc., une entreprise privée basée à Houston spécialisée dans l’extraction des dernières gouttes de pétrole dans les champs pétrolifères épuisés. La vente a notamment concerné des concessions sur des terres situées au sein de l’ANWR, mais qui appartiennent à la Kaktovik Inupiat Corporation, gérée par des communautés autochtones.

    Le seul forage d’exploration réalisé dans le refuge au début des années 1980 a été effectué sur l’une de ces concessions. Ses résultats constituent l’un des secrets les mieux gardés de l’industrie pétrolière. En 2006, National Geographic avait enquêté sur le sujet. De nombreuses sources ayant eu accès aux données du puits avaient alors confié que celui-ci était à « sec ». Les dirigeants de BP savaient certainement ce qu’il contenait. Alors qu’ils étaient sur le point d’exploiter leurs concessions dans la zone pour la première fois en 40 ans grâce à l’administration Trump, ils ont jeté l’éponge.

    « Si quelqu’un vote avec ses pieds et son argent, vous devez vous demander ce que la région abrite », confie Mouhcine Guettabi, professeur agrégé d’économie à l’université de l’Alaska, située à Anchorage. « Une grande incertitude existe quant à la quantité réelle de pétrole ».

    Autre grande incertitude : le financement par les compagnies pétrolières, à hauteur de plusieurs milliards de dollars, du développement de l’ANWR, qui ne dispose d’aucune infrastructure ni d’aucun pipeline pour acheminer le pétrole en dehors du refuge. Plus de 60 institutions financières dans le monde se sont engagées à limiter ou cesser le financement de l’exploration pétrolière dans l’Arctique. Parmi elles figurent les cinq principales banques des États-Unis, dont Goldman-Sachs. En 2017, l’analyste énergétique principal de la banque avait déclaré à CNBC : « Nous pensons qu’il n’existe presque plus aucune raison valable de mener des activités de prospection en Arctique ».

     

    LA MENACE DE LA FONTE DU PERGÉLISOL

    Les défis financiers que représente le forage dans l’Arctique tirent leurs origines des défis physiques de l’exploitation pétrolière. Et ceux-ci gagnent en importance, du fait des énergies fossiles elles-mêmes. L’Arctique se réchauffe deux fois plus rapidement que le reste de la planète. Le pergélisol, dur comme de la roche lorsque il est gelé, se transforme alors en lacs, dolines et tourbières marécageuses une fois l’été venu. En juin dernier, des températures records frôlant les 38°C pendant plusieurs semaines ont causé l’effondrement dans la toundra d’un immense réservoir de diesel à Norilsk, en Sibérie. En cédant, le réservoir a déversé 21 000 tonnes métriques de carburant, l’équivalent de 157 500 barils de pétrole ou près de la moitié de la quantité déversée par le pétrolier Exxon Valdez au large de l’Alaska en 1989. Cet incident est le plus important déversement de l’histoire russe moderne.

    La plupart des infrastructures pétrolières et gazières en Arctique russe, à l’image du champ gazier de Bovanenkovo situé sur la péninsule de Yamal, sont construites sur le pergélisol. La situation est identique dans la région du North Slope de l’Alaska. « Si cette glace fond, le paysage change de manière radicale », indique Vladimir Romanovsky. « Un affaissement massif se produit alors, sur 10 mètres ou plus dans la péninsule de Yamal », ajoute le chercheur spécialisé dans le pergélisol à l’université de l’Alaska de Fairbanks.

    Une guêpe émeraude boit le nectar des fleurs d’un saule arctique dans la toundra de l’ANWR.

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    « Tous les grands bâtiments à Bovanenkovo sont construits sur un système réfrigéré de tuyaux horizontaux qui maintiennent le sol gelé », précise-t-il. « Cela est très onéreux. La géologie du refuge faunique national de l’Arctique est similaire ».

    Il y a quelques années, un groupe de chercheurs en climatologie a tenté de modéliser la quantité des réserves d’énergies fossiles dans le monde ne devant pas être exploitées pour maintenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C (seuil largement reconnu de dangerosité du changement climatique). Les scientifiques sont arrivés à la conclusion que 80 % des réserves de charbon restantes, 50 % des réserves de gaz naturel et un tiers des réserves pétrolières actuelles devaient rester dans le sol. Si l’on prend en compte l’aspect économique, l’ensemble des réserves de pétrole et de gaz dont l’extraction est très coûteuse dans l’Arctique devraient également rester inexploitées. La majorité des principaux consommateurs d’énergies fossiles au monde se sont engagés à réduire fortement le recours à ces sources d’énergie en vertu de l’Accord de Paris, ce qui jette le doute sur la demande en pétrole à long terme.

    Mais la Russie, dont une part importante du PIB et de son influence internationale proviennent des ressources énergétiques exploitées en Arctique, n’a pas choisi cette voie.

    « Dans cette nouvelle ère climatique, un nombre grandissant de nations se fixent pour objectif de ne plus recourir au pétrole et au gaz », confie Sherri Goodman, ancienne haute fonctionnaire chargée de la défense de l’administration Obama et désormais attachée supérieure de recherches à l’Institut polaire du Wilson Center. « Si vous êtes un planificateur en énergie russe qui s’intéresse à une baisse de la demande dans les prochaines décennies, vous voulez sans doute vous dépêcher d’exploiter le gaz au maximum avant de vous retrouver avec un actif échoué en Arctique ».

    Le 50e État des États-Unis est confronté au même problème.

     

    UN ÉTAT QUI DÉPEND DU PÉTROLE

    L’Alaska est le seul État qui ne dispose ni d’un impôt sur le revenu ni d’une taxe de vente. Par conséquent, son budget dépend fortement des taxes sur l’industrie pétrolière. Lorsque les prix du pétrole ont connu leur premier recul en 2014, l’Alaska a été plongé dans la plus longue récession de son histoire, rappelle Mouhcine Guettabi. Au cours des six dernières années, l’État a puisé dans sa « réserve d’urgence », constituée pour de telles crises pétrolières. Il a été contraint de réduire considérablement les services publics et de rogner les chèques que reçoivent chaque année les habitants de l’Alaska, qui proviennent du Fonds permanent de l’État de 71 milliards de dollars (58 milliards d’euros). Un fonds également alimenté par l’argent tiré de l’exploitation pétrolière.

    Dans le même temps, les compagnies pétrolières ont réduit leurs effectifs de moitié en Alaska, passant de 15 000 personnes employées par le secteur en 2015 à 6 900 en 2019. Depuis, la pandémie de coronavirus est passée par là et 40 000 Alaskains supplémentaires sont désormais sans emploi. L’État tarde à réduire sa dépendance au pétrole, malgré les nombreux hauts et bas qu’il a connus depuis que le pétrole a commencé à couler dans le pipeline Trans-Alaska en 1977.

    L’État, en acquérant des concessions dans l’ANWR, s’impliquant alors dans l’industrie pétrolière, fait là un très mauvais investissement, estime Tim Buckley. Ancien directeur de Citigroup, il travaille désormais à l’Institute for Energy Economics and Financial Analysis (Institut d’économie énergétique et d’analyse financière).

    Tim Buckley suit des sociétés financières et d’investissements qui se sont engagées à ne plus investir dans les projets pétroliers et gaziers en Arctique. Il a calculé dans un récent rapport que Blackrock, le plus important gestionnaire de fonds au monde avec plus de 7 billions de dollars (5,7 billions d’euros) d’actifs, a perdu 90 milliards de dollars (73 milliards d’euros) avec ses investissements dans le pétrole et le gaz. En novembre dernier, le PDG de Blackrock, Larry Fink, a annoncé un « tsunami de changements » concernant la réallocation des actifs, alors que les investisseurs évitent les énergies fossiles.

    « C’est l’économie qui décide », explique Tim Buckley. « Le cours des actions d’Exxon a reculé de 40 % alors que, dans l’ensemble, le marché a connu une hausse de 15 % et les énergies renouvelables de 8 %. En avril dernier, lorsque les prix du pétrole ont atteint 0, Exxon a perdu la moitié de sa capitalisation boursière en quatre mois. Ce n’était pas la seule entreprise dans ce cas. BP, Total et Chevron ont connu le même sort. Une grande part du marché de l’énergie n’est plus rentable ».

    La demande augmentera en partie une fois la pandémie passée, précise Tim Buckley. Il estime toutefois que les jeux sont faits pour les énergies fossiles, et notamment le pétrole et le gaz en Arctique. Autre coup dur : Lloyd’s, le leader mondial en assurance, s’est engagé le mois dernier à ne plus assurer les nouveaux projets énergétiques en Arctique à partir de janvier 2022 et à mettre un terme à ces activités d’ici 2030. Le financement de telles initiatives n’en sera que plus compliqué.

    « Les marchés financiers excellent dans l’évaluation des risques », indique Tim Buckley. « Ils disent que vous perdez de l’argent à investir dans les énergies fossiles. Vous perdez des sommes colossales. Si vous êtes un investisseur rationnel, pourquoi investiriez-vous dans ce secteur ? La partie est bientôt finie pour les énergies fossiles ».

     

    Collaborateur de longue date, Joel K. Bourne Jr. est spécialisé dans la couverture médiatique du refuge arctique depuis près de 30 ans.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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