Angleterre : comment sauver les rivières crayeuses ?
Les dégâts causés par l’Homme ont commencé il y a des milliers d’années, et sont allés crescendo. Urbanisation et agriculture ont allègrement pollué ces rivières émergeant d’une roche blanche et poreuse. Leurs défenseurs œuvrent à leur redonner vie.
Simon Cain, un des pionniers de la restauration des rivières, pêche dans le Bourne, dans le Hampshire. Le lit du ruisseau était très profond du fait des curages, et envasé. Il lui a rendu ses graviers et revitalisé son écologie.
Retrouvez cet article dans le numéro 296 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Aventurez-vous dans un chalk stream, une « rivière crayeuse », d’un mètre de profondeur, à l’ombre des saules et des aulnes, et vous serez saisi par la vigueur et la fraîcheur de l’eau sur vos jambes.
À vos pieds, le gravier scintille au soleil. Autour de vous, le flot s’écoule en un courant soutenu et régulier, jamais trop pressant. Parce qu’elles sont alimentées par des sources et que peu de vase s’y dépose, les eaux des rivières crayeuses sont limpides comme celles d’un aquarium. Les truites qui y vivent semblent comme suspendues dans les airs.
Ces cours d’eau tiennent leur qualité de la roche sur laquelle ils s’écoulent : alcalins, riches en minéraux, contenant du carbonate de calcium dissous et quasiment dépourvus de sédiments, ils parcourent de nombreux kilomètres sur un lit immaculé de gravier de silex avant d’atteindre la mer. Provenant de sources issues de profonds aquifères de craie, ils sillonnent des vallées aux rives bordées de menthe aquatique et de touffes de myosotis des marais, souvent envahis d’un épais manteau végétal foisonnant de vie. N’étant pas sujets aux inondations des cours d’eau qui courent sur des roches plus dures, ils coulent avec constance au cœur des douces ondulations des régions crayeuses du sud et de l’est de l’Angleterre.
La craie est une forme pure de calcaire, composée de minuscules exosquelettes d’organismes marins. On en trouve des dépôts partout dans le monde, mais, en Angleterre, les répercussions géologiques de l’élévation des Alpes, il y a 40 millions d’années, se sont traduites par la remontée d’une épaisse couche de craie à la surface. Poreuse et fissurée, elle est composée à 40 % d’espaces entre les grains de roche. Quand la pluie tombe sur un sol crayeux, elle met parfois plusieurs mois à s’infiltrer dans les collines. C’est la raison pour laquelle les rivières crayeuses parviennent à une sorte d’équilibre. Elles ne provoquent pas d’inondations lorsque des orages surviennent et elles continuent de s’écouler en cas de sécheresse. L’eau acquiert la température de la roche –de 10 à 12 °C, toute l’année. Tout cela est gage de stabilité pour les plantes et les animaux qui peuplent ces rivières.
Le Canterbury historique se reflète à la surface du Great Stour. Monastères, moulins, brasseries et autres bâtiments pluriséculaires en occupent les berges.
Si vous plongiez avec masque et tuba dans ce genre de cours d’eau, vous vous retrouveriez dans « un autre monde, si passionnant qu’il vous absorbe totalement », explique Nicola Crockford, plongeuse de rivière invétérée et membre de la Société royale pour la protection des oiseaux (RSPB). Voyez la pleine floraison des renoncules aquatiques, dont les fleurs blanches se déploient d’abord sous l’eau, et ces massifs de callitriches des étangs au vert brillant, à l’abri desquels évoluent truites et ombres. Sur le lit de graviers, des larves de phryganes ressemblent à de minuscules bâtonnets. De jeunes truites de moins d’un an, le ventre strié de rayures fauve, font du sur-place à contre-courant, frémissantes. Plus loin, de plus gros poissons restent tapis dans l’obscurité verte du ruisseau.
Ceux qui fréquentent ces cours d’eau en parlent avec un amour non dissimulé. Zam Baring, qui gère avec son frère et ses sœurs le domaine « The Grange », à Itchen Stoke, dans le Hampshire –un des principaux vignobles d’Angleterre connu pour ses vins pétillants– aime à dire que ses vignes « ont la tête dans les tréfonds crayeux du Hampshire et les orteils dans la source pétillante de l’Itchen ». Patauger dans l’affluent qui s’écoule en bas du domaine, affirme-t-il, c’est « gagner un paradis flottant ». Ce passionné de pêche, vice-président du Wessex Rivers Trust, une organisation de protection et restauration des cours d’eau du Wessex, l’affirme: « On trouve des merveilles de toutes sortes dans quelques millimètres d’eau. »
L’Anton, dans le Hampshire, est assez saine pour abriter truites et ombres. En revanche, une eau trouble signale un problème, tels des effluents pollués venant des routes et des fermes.
Ces rivières ne sont pas l’apanage d’une lointaine nature sauvage. Selon l’auteur et journaliste Charles Rangeley-Wilson, lui aussi grand amateur de pêche, les rivières crayeuses, « c’est la beauté sur le pas de votre porte. […] Mais, parce qu’elles sont sur le pas de votre porte, elles sont aussi très menacées. »
Les dégâts causés par l’Homme ont commencé il y a des milliers d’années, et sont allés crescendo à partir du milieu du 20e siècle. Urbanisation et agriculture ont allègrement pollué ces rivières. Les propriétaires de terres ont tantôt endigué, tantôt élargi leur cours, ralenti leur débit, éliminé leurs méandres naturels et enlevé les arbres morts qui, s’ils compliquent l’existence des pêcheurs, bénéficient pourtant aux poissons ainsi qu’à d’autres formes de vie aquatique.
Freiner le débit d’une rivière crayeuse n’est pas sans conséquences : d’épaisses couches de vase s’installent sur son lit et en recouvrent les graviers, autant d’espaces normalement propres et aérés dont la truite et le saumon ont besoin pour pondre leurs œufs. Les plantes bénéfiques –pouponnières des invertébrés– ne poussent que dans des eaux claires et vives. Sans elles, les indispensables populations d’insectes –les nombreuses espèces d’éphémères, de plécoptères et de trichoptères– s’effondrent. Et, sans insectes, pas de poissons : ni truites saumonées, ni ombres… Enfin, sans poissons, pas de loutres – et nulle trace de la vie palpitante qui caractérise ces cours d’eau.
Autre type de perturbations : les parcs de pêche. Ils s’étendent désormais sur plusieurs kilomètres, le long de l’Itchen et de la Test, qui traverse la craie du Hampshire jusqu’à son embouchure, près de Southampton. Ces sites sont faciles d’accès avec leurs rives soigneusement tondues, leurs cabanes de pêcheurs couleur pain d’épices et leurs énormes truites d’élevage. Sur les portions les plus prisées, les tarifs atteignent 500 euros la journée. Mais les eaux vives et les niches écologiques de ces courants naturels y ont été gommées.
Parcourir en barque le Great Stour offre un autre regard sur Canterbury. Dans le roman Le vent dans les saules, le fleuve est vu comme un « gros animal luisant et sinueux ».
Il y a aussi, chose inévitable dans un pays très peuplé, l’impact d’une pollution envahissante. Les détergents, microplastiques, produits pharmaceutiques, métaux lourds et eaux usées finissent tous dans les rivières. Le pêcheur Paul Jennings a vu la station d’épuration locale déverser ses eaux dans la Chess, au nord de Londres, pendant plus de quatre-vingt-dix jours. « C’était effroyable, se souvient-il. L’odeur. La couleur boueuse. Infecte, grise, horrible. »
« Après la pluie, la première chose que vous voyez descendre la rivière, c’est le diesel provenant des routes », indique Peter Farrow, un garde-rivière travaillant dans une propriété privée qui comprend une portion de la Test. Par ailleurs, lorsque les labours sont réalisés sans soin trop près des rivières, ils projettent de la terre qui engorge une bonne part des graviers propres nécessaires aux poissons. Quant à l’usage à outrance d’engrais phosphatés et azotés dans l’agriculture, il stimule excessivement les cours d’eau : leur lit est envahi d’algues filamenteuses qui « étouffent les oeufs des invertébrés, pénètrent les branchies des poissons et asphyxient les plantes bénéfiques – oxygénantes », explique Janina Gray, écologue spécialiste des eaux douces et directrice générale adjointe de l’association caritative WildFish Conservation.
De plus, une politique privilégiant l’eau courante bon marché à la santé des cours d’eau n’a pas aidé. Et, s’il y a pire qu’une rivière crayeuse polluée, c’est bien une rivière privée d’eau, laquelle a été aspirée au plus profond des aquifères pour les besoins humains.
Des groupes de protection de ces cours d’eau à fond crayeux ont surgi partout dans le sud et l’est du pays, ces dernières années. Nombreux sont les riverains qui, forcés de rester chez eux durant les confinements liés à la pandémie de Covid-19, ont découvert leurs rivières et, dès lors, la pression pour un changement n’a jamais été aussi forte. Depuis vingt ans déjà, les associations, les compagnies des eaux et les pouvoirs publics ont élaboré des plans d’action à long terme relatifs aux réserves d’eau, aux usines de dessalement, aux compteurs individuels et aux réseaux de distribution pour diminuer les quantités d’eau extraites de la craie. De plus en plus, les rivières retrouvent leur état naturel.
Simon Cain s’est lancé presque seul dans la restauration des cours d’eau des bassins crayeux anglais après un triste épisode survenu à l’été 1984. Alors qu’il pêchait dans l’Ebble, dans le Wiltshire, « l’eau a pris une couleur chocolat », se souvient-il. Plus haut, en amont, il voyait le bras mécanique d’un gros engin orange plonger et ressortir du lit de la rivière. Une opération de dragage de l’Ebble, financée par l’État, était en cours. Objectif : rabattre le niveau de la nappe phréatique dans les pâturages environnants – peut-être pour les rendre cultivables. Dans les déblais, Simon Cain repéra des centaines d’écrevisses à pattes blanches, une espère rare et menacée. Quarante ans après, cette partie de l’Ebble reste triste et désolée.
Des gardes-rivière coupent des renoncules aquatiques dans l’Avon, dans le Hampshire. Propices à la vie aquatique, elles peuvent, l’été, entraver la pêche.
Les trois vertus cardinales d’une rivière saine sont « la pente, la vitesse d’écoulement et la sinuosité », poursuit celui qui a créé une société spécialisée dans la restauration des cours d’eau. Ces dernières décennies, celle-ci a amélioré l’état de nombreuses rivières, supprimé des seuils et des barrages, redonné au débit son allant, ajouté des méandres, créateurs d’un habitat diversifié pour les plantes, les invertébrés et les poissons.
De nombreuses autres personnes lui ont emboîté le pas. Parmi elles, l’auteur Charles Rangeley-Wilson qui, avec Simon Cain, a redonné vie à une section de la Nar, dans le nord du comté de Norfolk. Durant des siècles, cette partie du cours d’eau avait été canalisée pour alimenter un moulin. Dépourvue de déclivité, de sinuosités et de courant, la Nar avait fini par s’envaser et mourir lentement. Ces dernières années, l’écrivain l’a reconnectée à sa vallée, a restauré ses méandres, déposé dans son lit quelques arbres pour diversifier l’habitat et laisser libre cours à la nature. Le coût d’une restauration, environ 72 000 euros par kilomètre, est en général financé par les pouvoirs publics et les propriétaires terriens.
Je suis allé pêcher avec Charles Rangeley-Wilson un après-midi. Nous avons rejoint un nouveau tronçon restauré depuis moins de deux ans, où la rivière coulait et frémissait librement. En trente secondes, il captura une truite sauvage. Puis une autre, et une autre encore. Elles étaient petites et ne pesaient que 200 g. Il repéra alors autre chose : « Oh ! il y en a une belle. Elle va se cacher sous la berge, là. » Il balança sa mouche, la canne se plia et la truite fut doucement tirée sur le lit de graviers. La rivière restaurée débordait de vie.