Au 19e siècle, les Français cherchaient déjà des alternatives au charbon
L’exploitation du charbon a explosé au cours du 19e siècle. Mais dès ses débuts, il a fait l’objet de critiques de moins en moins écoutées par l’État et les industriels.
Une centrale à charbon située en Pologne.
En France aujourd’hui, c’est une question qui semble lointaine. Pourtant, la réouverture d’une centrale à charbon prévue pour cet hiver dans l’Hexagone, et plus globalement le changement climatique, obligent à une prise de conscience : à l’échelle planétaire, nous consommons bien plus de charbon qu’au 19e siècle. Son exploitation s’est simplement déplacée vers d’autres pays – la Chine en tête, produisant et consommant près de 50 % du charbon mondial.
Les fumées, aussi, ont déménagé. Et depuis le 19e siècle, elles n’en finissent pas de faire parler d’elles. Les riverains des usines d’alors ont été les premiers à s’en plaindre : le charbon pue, enferme les villes dans un brouillard et empêche de respirer. Mais progressivement, la croyance dans des solutions techniques pour contrer ces nuisances – augmenter la hauteur des cheminées, filtrer la fumée –, éclipse les contestations sociales. On ne ferme plus les usines ; on fait avec. Derrière ce nouveau mantra, la foi en un progrès technique pourvoyeur de paix, contre lequel il serait égoïste ou mal venu de s’élever. C’est notamment ce que démontre l’historien François Jarrige, co-auteur de La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, avec Thomas Le Roux, et Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, avec Alexis Vrignon. Entretien.
Le charbon est d’abord massivement exploité en Angleterre, puis, à partir des années 1830, dans les autres pays européens. Comment expliquer l’avènement du charbon en Europe ?
Plusieurs facteurs se conjuguent. Il y a une crise écologique massive au début du 19e siècle : une pénurie de bois, qui est le combustible majoritaire à l’époque. L’Europe est largement déforestée. Le charbon devient pour ses promoteurs un miracle divin qui permettrait de résoudre cette crise écologique en puisant dans les réserves enfouies par la providence. Cela s’accompagne d’une libéralisation juridique en ce qui concerne l’installation des fourneaux et des machines à vapeur, ainsi que d’une croissance économique et démographique.
Dès les années 1800, l’Angleterre, qui possède de nombreuses réserves de charbon dans son sous-sol, produit les 3/4 de son énergie grâce à cela. Mais c’est seulement là-bas que l’exploitation du charbon connaît un surgissement si précoce. En dehors de l’île, elle reste une exception très inégalement répartie, au contraire du bois ou de l’énergie hydraulique. En France, les réserves sont moins nombreuses, et il faut en importer, ce qui, avant l’arrivée du chemin de fer à partir des années 1830, coûte très cher.
En parallèle, des protestations s'élèvent face aux pollutions et nuisances provoquées par les fumées. Médecins et riverains des usines craignent leurs effets. À Londres, quand le roi est au palais de Buckingham, on interdit de faire fonctionner les fourneaux pour ne pas l'incommoder. Au début du 19e, des projets d'installation de machine à vapeur sont d’ailleurs annulés à Paris, notamment dans les beaux quartiers, pour ces mêmes raisons sanitaires. Dès le 19e siècle, comme l’ont montré F. Locher et J-B Fressoz dans leur livre Les révoltes du ciel, surgissent aussi des interrogations sur l’impact plus global de la combustion du charbon. On commence à craindre les risques de bouleversements du climat. Mais comme à l’époque, le climat semblait aller en se refroidissant, on espérait que l’on allait inverser le processus grâce au charbon.
Dans les années 1860, la consommation de charbon dépasse celle du bois et de l’énergie hydraulique en France. Quels sont les facteurs qui expliquent cette bascule ?
Le chemin de fer permet de réduire drastiquement les coûts de transport du charbon et le libre-échange s’installe. Au-delà de l’Angleterre, l’industrialisation s’accélère aussi sur le continent. De plus, un changement de mentalité s’opère au cours du 19e siècle. Les opposants sont de moins en moins écoutés par l’État qui se convertit à l’industrialisme. La croyance dans le progrès technique permet de reléguer le problème des pollutions au deuxième plan. On pense alors que la croissance économique et l’innovation résoudront le problème des nuisances. Il ne s’agit plus de contester, mais de trouver des palliatifs. Les ingénieurs travaillent à inventer des filtres qui transformeraient les fumées en matière solide. Ils augmentent aussi la taille de la cheminée, de quelques mètres à une centaine, pour diluer les fumées. Les banlieues industrielles naissent aussi pour éloigner les fumées des villes et diminuer les tensions.
Avec l’industrialisation, le progrès prend un sens nouveau : celui économique, de la production et de la consommation, qui doit permettre l’abondance et la paix universelle. Les sciences économiques qui naissent à l’époque définissent le charbon comme la condition même de ce progrès. Il est ainsi quasiment impossible de le remettre en cause. S’opposer à son arrivée équivaut, à l’époque, à faire preuve d’égoïsme. Alexandre Parent-Dûchatelet, médecin en charge de conseiller les administrations parisiennes sur les autorisations des usines, explique ainsi que les industriels doivent être défendus contre la tyrannie des voisins…
Comment cela se traduit-il sur le plan juridique ?
Sous l’Ancien Régime, la décision de laisser une usine ouverte ou de la fermer relevait des juridictions locales et de la police. Les riverains, importunés par les pollutions, pouvaient porter plainte. La police était alors capable d’interdire un atelier qui rejetait de la fumée accusée de menacer la santé. En 1810, un décret impérial change la donne. Désormais, après une enquête publique, le préfet donne une autorisation d'exploitation au terme de laquelle l’usine ne peut plus être remise en cause. Comme l’a montré notamment l’historien Thomas Le Roux, ce décret de 1810 sur les « Manufactures et Ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode », parfois présenté comme une première loi régulant les pollutions, visait en réalité à accélérer l’industrialisation de la France en dépit des plaintes contre les manufactures. Il instaure un nouveau cadre libéral et industrialiste qui protège les usines polluantes. Le 19e siècle est aussi celui de la prééminence croissante des lobbys industriels dans les décisions de l’État.
Comment varient les réactions au charbon en fonction des régions ?
Dans les régions rurales et agricoles, le charbon génère parfois des levées de boucliers car il parait moins essentiel. En Bourgogne, j’ai relevé l’exemple d’un entrepreneur voulant installer une petite machine à vapeur mais les agriculteurs du coin l’en ont empêché. Généralement, les vignerons accusaient le charbon de donner un mauvais goût au vin.
Au contraire, certains endroits en Europe deviennent des poches de combustion massives de charbon. À Manchester, dans la région industrielle allemande de la Ruhr, ou bien en France, au Creusot, à Lille, à Tourcoing ou à Roubaix... Les intérieurs des maisons, les champs, les forêts...tout est contaminé par les fumées noires, massives et toxiques. La mortalité due aux maladies pulmonaires y est beaucoup plus importante Pourtant, il y a là-bas très peu de plaintes car la population vit de cette ressource fossile. Elle fait désormais partie de leur quotidien et de leur destin. Les fumées sont esthétisées, signe de prospérité et de croissance économique. On trouve ainsi des cartes postales amusantes de Manchester, où l’on voit la ville noire de fumées et où il est écrit « Beautiful Manchester » (La belle Manchester, ndlr). C’est la capitale de l’industrie textile, 90 % du coton britannique est fabriqué là-bas grâce à des usines au charbon. Il est intéressant de noter qu’à cause de cette « naturalisation », il a longtemps été possible de parler du charbon sans jamais mentionner les dégâts environnementaux.
Au 19e siècle, le charbon n’éclipse pas les autres formes d’énergies. Il vient en fait s’y ajouter.
Toutes les formes d’énergie coexistent, et au cours du 19e siècle, la consommation d’énergie (toutes formes confondues) explose ! L’arrivée du charbon démultiplie les besoins. Pour prendre un exemple concret : la locomotive à vapeur permet des déplacements de population sur de grands axes. Pour ensuite se rendre à bon port, on utilise la traction animale. En parallèle du train se développe alors le premier grand réseau de transports hippomobiles. Autre exemple : les machines à coudre à manivelle, que l’on actionne à la main, voient le jour pour transformer les grandes quantités de tissu produites dans les usines à charbon. C’est pour cela qu’il faut plutôt penser les étapes de notre mix énergétique (charbon, pétrole, nucléaire) comme des additions énergétiques, au lieu de « transitions ». Aujourd’hui, avec la croissance démographique, on exploite beaucoup plus le bois ou le charbon qu’au 19e siècle. La quantité d’énergie disponible par individu a explosé.
Aujourd’hui encore, les solutions proposées aux nuisances des énergies fossiles et du nucléaire sont souvent techniques.
Nous sommes les héritiers de représentations nées au 19e siècle. L’imaginaire des dilutions des pollutions se joue maintenant dans des espaces inédits. Il n’est plus question d’augmenter la hauteur des cheminées de quelques dizaines de mètres. Désormais, on enfouit les déchets nucléaires à 500 m sous le sol, comme à Bure, ou bien on a projeté de les envoyer dans l’espace, avant de se raviser face aux risques que cela comportait. Les promesses technologiques – la voiture à hydrogène, la fusion nucléaire – ont un côté miraculeux, puisqu’elles n’imposent pas de changements majeurs des modes de vie. Mais elles détournent l’attention du cœur du problème.