Brian Skerry : « Nous ignorons encore tant de choses sur notre planète »
À l’occasion de l'arrivée de la série Les Secrets des Baleines sur Disney+ le 22 avril, rencontre avec le photographe qui a passé plus de 10 000 heures sous les mers pour approcher les gentils géants qui les peuplent.
Portrait de Brian Skerry. Ses images de la vie marine visent à sensibiliser et à promouvoir la protection des océans.
Le photographe Brian Skerry a passé plus de 10 000 heures sous les mers avec son appareil photo. Photographe et explorateur National Geographic depuis plus de vingt ans, Brian Skerry est mondialement connu pour ses instantanés des environnements marins et de ses habitants. Des images qui donnent à voir des créatures plus complexes et empathiques qu’on ne l'imagine. Sa passion pour cet autre monde, notre monde, est sans limite et contagieuse. Tout comme son envie de protéger, comme le disait Cousteau, ce qu’il aime – ce que nous aimons.
À l’occasion du lancement de la série documentaire Les Secrets des Baleines sur Disney+* le 22 avril, Brian Skerry a pris le temps de répondre aux millions de questions que nous avions envie de lui poser.
Plonger comme vous le faites revient à évoluer dans un monde extraterrestre. Qu'avez-vous appris de cet autre monde ?
Vous le décrivez très bien. C'est un monde qui nous paraît étranger, mais c'est notre monde. Vous savez, nous vivons sur une planète d'eau et même si nous sommes des créatures terrestres et que nous avons tendance à voir le monde depuis ce point de vue terrestre, notre planète est bleue. Quand on regarde la Terre depuis l'espace, on voit cette magnifique bille bleue flottant dans la noirceur de l'univers. Non seulement les trois quarts de la surface de la Terre sont recouverts d'eau, mais les océans abritent la majorité des espèces vivant sur Terre [50 à 80 % selon les estimations, ndlr].
Ce que j'ai appris, c'est que nous ignorons encore tant de choses sur notre planète d'eau... C'est dans notre intérêt d'explorer les fonds marins et de les protéger. Chaque inspiration est rendue possible grâce aux océans. L'oxygène que vous respirez en ce moment est produit à plus de 50 % par les océans. Et pourtant on ne peut pas dire que nous ayons historiquement pris soin des océans. Nous avons tout pris, puis tout rejeté dans l'océan. Ce que j'ai appris, c'est que même si l'océan est immense, il est vulnérable. Il peut s'effondrer si nous ne le protégeons pas.
Dans l'épisode « Les géants de l'océan », on assiste à une rencontre rare entre un bébé cachalot et vous. Je suppose que c'est pour des moments comme celui-ci que vous plongez, des moments qui balaient la vision que l'on a à tort de ces « monstres marins ».
Vous l'avez parfaitement résumé, je n'ai plus grand chose à dire [rires]. C'est vrai, je le dis souvent aux gens d'ailleurs. Il n'y a pas si longtemps encore, on chassait la baleine partout dans le monde et on lisait Moby Dick - livre par ailleurs magnifique de Herman Melville mais dans lequel on dépeint ces animaux comme des monstres, des créatures violentes brisant les navires et tuant des marins par dizaines. La réalité est très différente. Ces animaux sont doux, ils sont empathiques, ont une identité propre, une famille, une culture singulière... et pour moi, être dans l'eau avec un tel animal est un privilège. Il est important de préciser qu'en tant que photographe sous-marin, je dois m'approcher au plus près de mes sujets. Je ne peux pas photographier au téléobjectif, attendre dans une tente dans la jungle. Je dois plonger, retenir ma respiration et m'approcher au plus près des baleines, si bien sûr elles m'y autorisent.
Dans l'épisode auquel vous faites référence, c'était un nouveau-né, et c'était très beau... Ce clan avait eu des difficultés à engendrer des femelles. Ce sont des sociétés matriarcales, menées par des femelles. Vous comprendrez donc l'enjeu d'avoir des juvéniles femelles. Et voilà qu'arrive cette femelle que j'ai baptisée Hope, pour tout l'espoir qu'elle représentait pour sa famille. Et pouvoir être là, dans l'eau avec elle par un jour très ensoleillé... Sa mère ne devait pas être très loin mais elle n'était pas là où nous nous trouvions, là où Hope jouait avec des algues jaunes. Elle a choisi d'interagir avec moi et de nager avec moi. C'était comme un rêve.
Ces animaux sont bien plus complexes qu'on ne le pense, ils ont des identités propres.
C'est ce que l'on découvre dans la série : chaque clan a son propre langage. Les baleines aiment, font le deuil des êtres qu'elles ont aimés, elles sont joueuses et curieuses. Elles nous ressemblent plus qu'on ne l'imagine. Pensez-vous que si nous comprenions que les animaux avaient des processus de pensées, des émotions, des connexions sociales qui sont pour eux tout aussi importantes que pour nous, nous les traiterions différemment ?
Oui. Je pense que nous traiterions mieux les animaux, que nous traiterions mieux la planète et que nous nous traiterions mieux nous-mêmes. C'est le message des Secrets des Baleines : ces animaux, comme les Hommes, ont des traditions ancestrales transmises de génération en génération. La culture a beaucoup d'importance pour elles. Et vous savez, ça change tout. Pendant si longtemps, nous nous sommes vus comme détachés de la nature, voire au-dessus de la nature. Voir aujourd'hui le monde vivant par le prisme de la personnalité, de la culture, de l'identité peut nous faire aimer un peu plus notre planète, nous faire réaliser que nous ne sommes pas seuls et que nous partageons cette planète avec des créatures intelligentes qui partagent notre sort. Ce que nous faisons les affecte, et l'océan peut nous affecter en retour. Tout est connecté. C'est comme les rouages d'une magnifique montre. Tout fonctionne à merveille et même en harmonie à l'état naturel. Mais si vous commencez à déplacer ces rouages, l'ensemble du système se grippe et bientôt s'effondre. Donc oui, comprendre les animaux et leurs émotions ne pourra être que positif pour nous tous.
Dans ce même épisode, on vous voit mettre votre appareil photo de côté pour profiter autrement de ce moment et de sa présence, comme pour la remercier. Comme s'équilibrent la nécessité de prendre des photos et le besoin de vivre l'instant présent ?
Je ne sais pas si vous avez vu le film La vie rêvée de Walter Mitty. Il y a une scène dans laquelle on voit Sean Penn, qui joue un grand photographe rêvant de photographier une panthère des neiges. Et quand il en croise finalement une, Ben Stiller, qui se tient derrière lui, lui demande « Tu ne vas pas la prendre en photo ? » et Sean Penn répond « Non. Parfois, je fais ça juste pour moi. » J'adore cette scène et je peux m'identifier à ce sentiment. Mais la vérité c'est que quand on travaille pour National Geographic, on n'a pas le luxe de ne pas prendre la photo tant attendue. Ceci étant, en Dominique, Hope a été très généreuse et m'a accordé plus d'une heure. C'est très rare. J'ai fait plein de photos et à un moment donné quelque chose a changé. Je me suis dit « Tu dois arrêter de prendre des photos et juste profiter de ce merveilleux moment. » Vous savez, je fais ce travail depuis des décennies et si je n'avais pas de photos, je pourrai ne pas me souvenir du tout de certains moments. Parce que quand vous prenez des photos, vous êtes ailleurs, votre cœur bat la chamade, vous essayez de prendre la meilleure photo possible, de faire de votre mieux... et vous ne vous souvenez pas de la rencontre elle-même. Mais avec Hope, j'ai eu ce luxe de pouvoir poser mon appareil photo et de me dire « Je suis en train de nager avec un cachalot juvénile au beau milieu de l'océan, et elle a choisi de me laisser entrer dans son monde. » C'était aussi rare que merveilleux.
La plupart des espèces que la série donne à voir sont considérées comme menacées. Elles souffrent de la pollution des eaux, de la pollution plastique, peuvent être blessées par les équipements de pêche... à quoi ressemble selon vous le futur des océans ?
C'est une question très importante. Je ne sais pas. J'aimerais avoir une boule de crystal et pouvoir le prédire. Je pense que nous vivons une période charnière de l'Histoire : pour la première fois nous comprenons les problèmes qui sont les nôtres et avons des solutions. La question est : qu'allons-nous faire ? Allons-nous choisir, comme le disait Cousteau, de protéger ce que nous aimons, ou allons-nous être des témoins inactifs de la destruction à l'œuvre ? J'aime à penser que nous choisirons la première option, que nous protégerons ce que nous aimons mais cela demandera beaucoup d'empathie, de volonté et de comprendre ce que cela implique pour nous et nos enfants. Les Secrets des Baleines n'est pas une série pessimiste, nous souhaitons par le prisme de la culture, de la famille et des émotions, encourager les spectateurs à prendre davantage soin de notre planète.
Je crois que ma réponse est que je suis un optimiste prudent. Je pense que si l'on présente à des gens raisonnables les bonnes informations, des informations scientifiques, et que ces personnes comprennent ce qui doit être fait, elles feront les bons choix. Ce ne sera pas facile. Il faut être réaliste quant aux défis immenses qui nous attendent.
Le tournage a duré trois ans, dans vingt-quatre lieux différents et même si le propos est universel, il y a quelque chose de très personnel dans cette série...
Absolument. Vous devriez rejoindre l'équipe des scénaristes parce que c'est exactement ainsi que j'espère que les gens le verront ! Il y a déjà eu des excellents documentaires sur les baleines et sur d'autres créatures marines mais l'approche est souvent assez clinique. Quand j'ai commencé à travailler il y a quelques décennies de cela, les scientifiques ne parlaient pas de personnalités ou d'émotions. Ils n'auraient jamais nommé un animal. Mais tout cela a évolué. Les scientifiques sont maintenant conscients que les animaux ont une personnalité propre, qu'ils ont des émotions... et c'est exactement ce que montre la série. Nous ne comprenons pas encore tout de leurs échanges, nous commençons simplement à révéler leurs langages, leurs dialectes, les relations qu'ils tissent. Et une fois qu'on comprend ça, il n'y a pas de retour en arrière. On voit le monde d'une manière différente. Un peu comme dans Le Magicien d'Oz, quand Dorothy passe du noir et blanc à la couleur.
L'approche que vous avez me rappelle celle que Jane Goodall a pu avoir dans ses premiers travaux…
Tout à fait ! D'ailleurs Jane Goodall a eu la gentillesse de lire mon livre qui s'appelle aussi Les Secrets des baleines, et d'en faire l'éloge pour notre revue de presse.
J'ai lu dans une interview que vous avez accordée à Hollywood Soapbox que « dès le départ » vous vouliez travailler pour National Geographic. Pourquoi est-ce que National Geographic vous attirait tant, à la fois en tant que photographe et plus tard en tant qu'explorateur ?
Quand j'étais petit, National Geographic était une porte ouverte sur le monde. Je pouvais m'allonger par terre dans le salon de mes parents et voyager dans des contrées lointaines, des jungles, des déserts et bien sûr des océans. Devenir photographe pour National Geographic pour moi, c'était comme escalader le Mont Everest, une validation, l'assurance que j'avais atteint un très bon niveau. Depuis, j'ai réalisé que National Geographic était une institution unique au monde. Entre la National Geographic Society qui finance les reportages originaux, l'exploration, la science, le storytelling et National Geographic Partners qui dissémine ces images partout dans le monde... c'est une marque de plus de 130 ans en laquelle les gens ont confiance et qu'ils respectent. Ce ne n'est pas un média politique ou partisan, c'est un média qui représente la science et l'exploration. Et je pense que nous n'en n'avons jamais eu autant besoin qu'aujourd'hui. C'est un média unique au monde. D'autres organismes font de grandes choses un peu partout et changent le monde à leur échelle, mais aucun d'eux ne le fait comme National Geographic.
Cet entretien a été édité dans un souci de concision et de clarté.
Retrouvez Les Secrets des Baleines sur Disney+ à partir du 22 avril.
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