Cartographier les récifs coralliens depuis l'espace pour mieux les protéger
La création de ce système de surveillance avant-gardiste n'a pas été simple et a été marqué par le décès de deux personnes à l'origine du projet.
Les récifs coralliens sont à l'océan ce que les forêts tropicales sont à la terre. Ce sont des symboles de la biodiversité, qui abritent 25 % des espèces marines et fournissent nourriture et source de revenu à plus de 500 millions d'individus dans le monde.
Ces paradis aquatiques font actuellement face à des menaces existentielles, telles que la surpêche, l'aménagement du littoral et le stress thermique, conséquence du changement climatique. Si nous ne parvenons pas à limiter la hausse des températures à moins de 2 °C par rapport au niveau préindustriel, les récifs coralliens tels que nous les connaissons pourraient presque totalement disparaître. Alors que les coraux font face à cette crise imminente, il devient urgent de les surveiller. Mais un problème de taille attend les scientifiques qui étudient les coraux : ils ne savent pas précisément où se trouvent tous les récifs coralliens de la Terre, et seule une petite fraction de ces récifs font l'objet d'une surveillance active. Comment les défenseurs de l'environnement peuvent-ils les protéger s'ils ignorent où ils se trouvent ?
Planet Labs est une entreprise qui gère la plus grande flotte au monde de satellites tournés vers la Terre. Dans le cadre du projet Allen Coral Atlas, des chercheurs utilisent les données de ces satellites afin de créer la première carte haute résolution des récifs coralliens du monde entier.
Conçu il y a un peu plus d'un an, l'atlas prend forme dans l'urgence. Hier, lors de la conférence Our Ocean, qui se tient à Bali, en Indonésie, l'équipe qui travaille sur le projet a dévoilé une photomosaïque de l'ensemble des récifs coralliens du monde, qui est bien plus détaillée que les cartes de récifs existantes : sa résolution est d'un peu plus de 3 mètres par pixel. Les chercheurs ont également présenté les premières cartes détaillées de cinq récifs pour lesquels ils testent des processus automatisés afin de classer les images satellites.
L'équipe espère que d'ici l'année prochaine, leurs algorithmes seront capables d'identifier et de cartographier des zones entières de récifs coralliens bien plus rapidement et avec une plus grande précision que ce qu'il est possible de faire actuellement. Les chercheurs espèrent aussi que d'ici fin 2020, tous les récifs coralliens seront cartographiés en détail. Ces cartes serviraient alors de référence dans le cadre du suivi des phénomènes de blanchiment des coraux et autres changements qui affectent ces derniers sur le court-terme.
UNE ÉQUIPE DE RÊVE
Le projet a pris une nouvelle signification avec la disparition de deux de ses moteurs, Paul Allen, co-fondateur de Microsoft et philanthrope qui a financé le projet et qui est décédé le 15 octobre dernier d'un lymphome non hodgkinien, et Ruth Gates, directrice de l'Institut de biologie marine d'Hawaï et l'un des scientifiques principaux du projet, qui a succombé à une tumeur au cerveau le 26 octobre.
« Ruth Gates était l'une des personnes les plus visionnaires, passionnées et engagées pour la science, la sauvegarde de l'environnement et les récifs coralliens », a indiqué dans un email Andrew Zolli, vice-président des initiatives internationales de Planet Labs.« Son énergie a animé notre collaboration dès son commencement... Malgré le deuil, nous sommes stimulés par son exemple et sa détermination, et sommes doublement tenus de voir ce projet se réaliser. »
Il en va de même pour Paul Allen. « Ce fut vraiment difficile, mais ce qui compte est la façon dont nous réalisons la mission que Paul nous avait confié », a déclaré Lauren Kickham, l'une des agents principales de Vulcan, la société qui supervise les entreprises et fondations de Paul Allen.
Paul Allen était un technologiste chevronné et un philanthrope passionné. Il se peut que son mantra ait été d'agir vite et d'arranger les choses. Il fixait régulièrement à son personnel des objectifs ambitieux, constamment axés sur des répercussions, tels que dénombrer tous les éléphants de savane d'Afrique ou surveiller la pêche illégale depuis l'espace.
Passionné de plongée, Paul Allen finançait déjà des recherches sur les coraux, mais son inquiétude à leur sujet s'est intensifiée en 2017, lorsqu'il découvrit que les coraux de ses site s de plongée favoris étaient malades et avaient blanchis. « Il était très triste que certains des récifs qu'il avait vu se portent si mal. Et puis il m'a regardé et a dit quelque chose de curieux comme : « En fait, ton travail devrait être de sauver tous les récifs coralliens du monde » », se souvient Art Min, vice-président Impact chez Vulcan. « Je lui ait dit : « D'accord, je relève le défi ! » »
Ruth Gates, dont les recherches étaient financées par Paul Allen, a aidé à constituer l'équipe du projet. À l'été 2017, elle a rencontré Andrew Zolli. Ils connaissaient tous deux les mêmes chercheurs de la Carnegie Institution for Science et les invitèrent à faire partie du projet. Peu de temps après, l'Université du Queensland leur emboîta le pas.
« C'était comme si l'Univers voulait que cela se réalise », confie Andrew Zolli, ancien explorateur émergent National Geographic. « Tout à coup, nous avions l'étoffe d'une équipe de rêve. »
DES IMAGES SATELLITE POUR SURVEILLER LES CORAUX
L'audacieux projet de cartographie de l'équipe a été rendu possible par les satellites de Planet Labs, la plus grande flotte de ce genre jamais envoyée dans l'espace. Celle-ci compte plus de 150 petits satellites, dont la majorité orbite autour des pôles. Lorsque la Terre tourne, la flotte agit comme un balayeur linéaire, prenant des clichés bande par bande de la surface terrestre. Chaque jour, ils photographient dans ses moindres détails la totalité de la surface de la planète bleue, avec une résolution de près de 4 mètres par pixel.
Afin de rendre les images brutes de Planet Labs plus adaptées à la cartographie des coraux, l'Allen Coral Atlas a fait appel à l'écologue Greg Asner, du Carnegie Institution for Science. Pendant des mois, l'équipe de Greg Asner a collaboré avec Planet Labs pour enlever par ordinateur les éléments visuels qui assombrissent les récifs, tels que l'atmosphère, les nuages, le reflet du soleil sur l'eau et même l'eau. Son équipe a également dû s'assurer que l'ensemble des satellites de Planet Labs avaient les mêmes mesures des mêmes récifs coralliens en les calibrant, une étape essentielle et difficile.
« 132 satellites de Planet Labs passaient au-dessus d'un de nos sites test. J'ai alors réalisé : Mon dieu ! Comment s'assurer que 132 satellites se comportent de la même façon ? », a expliqué Greg Asner.
Une fois les images nettoyées par Planet Labs et l'équipe de Greg Asner, celles-ci sont transmises à l'Université du Queensland. Là-bas, une équipe menée par Stuart Phinn et Chris Roelfsema utilise des algorithmes pour classer chaque pixel de chaque image selon les catégories suivantes : coraux, roche, algues, sable ou autre matériaux. Comme le souligne Stuart Phinn, l'observation des océans par satellite accuse un retard en dizaines d'années sur l'observation des terres. Les énormes réseaux satellitaires nécessaires au projet de cartographie ont été mis en ligne il y a peu. « C'est tout simplement hallucinant d'être capable de faire cela maintenant », confie Stuart Phinn.
Pour le moment, l'équipe des deux scientifiques a cartographié cinq récifs coralliens test. Elle doit désormais vérifier l'exactitude des cartes sur le terrain. L'équipe de scientifiques collabore également avec des organisations locales de sauvegarde de l'environnement afin de s'assurer que l'Allen Coral Atlas leur sera utile dans le cadre de leur travail.
Blue Resources Trust est une organisation de conservation marine à but non lucratif située au Sri Lanka. Selon Nishan Perera, co-fondateur de l'organisation, les nouvelles données pourraient aider le Sri Lanka à créer des aires marines protégées et à réaliser des études mieux ciblées des récifs. « Le Coral Atlas rend les choses vraiment plus simples », a indiqué Nishan Perera. « Il vous aide à vous concentrer sur votre travail et maximise vos ressources. »
Ruth Gates devait mener ce travail de vérification et de collaboration, avant qu'elle n'annonce à ses collègues en juin 2018 qu'elle souffrait d'un cancer. Elle a alors demandé à son amie et collègue Helen Fox, directrice principale de la National Geographic Society, de la remplacer et d'apporter son aide au projet. Les deux femmes, très proches, se connaissaient depuis 2003, lorsqu'elles se sont rencontrées à l'Institut de biologie marine d'Hawaï.
« Elle avait l'habitude de me dire « Si tu ne t'amuses pas, pourquoi le faire ? ». Je trouve cela formidable, compte tenu de sa contribution professionnelle à tirer la sonnette d'alarme quant aux menaces qui pèsent sur les récifs coralliens », a indiqué Helen Fox dans un email. « J'espère que l'Allen Coral Atlas se développera et atteindra son potentiel pour sauver les récifs coralliens, en améliorant la gestion de ces aires et les politiques qui les concernent. Rien ne pourrait mieux honorer le formidable héritage que laisse derrière elle le Dr. Ruth Gates. »
UN SYSTÈME D'ALARME... POUR LES CORAUX
Une fois que tous les récifs coralliens de la planète auront été cartographiés, l'Allen Coral Atlas servira à surveiller ces récifs, afin de repérer les changements qui les affectent sur le court-terme. Il servira de système d'alarme international pour les coraux.
Pour se faire, les clichés de Planet Labs seront analysés afin de repérer les changements soudains de luminosité dans les pixels qui correspondent aux récifs coralliens vivants. Si une partie d'un récif corallien s'éclaircit rapidement, soit les coraux auront blanchis, soit le récif aura été détruit par la pêche à la dynamite, laissant le squelette blanc des coraux à nu. Si à l'inverse, les coraux s'assombrissent, des algues se développent sur les coraux ou prolifèrent dans les eaux alentour.
Alors que le monde tente de réduire son empreinte carbone, l'Allen Coral Atlas pourrait permettre de localiser les récifs naturellement résistants aux effets du changement climatique. « Ces récifs sont très importants, non pas parce qu'ils sont encore vivants, mais parce qu'ils présentent la base génétique future de ce qui survivra à l'avenir dans des mers souvent plus chaudes », a déclaré Greg Asner, l'écologue du Carnegie. Le projet pourrait soutenir les efforts fournis dans la recherche de « super coraux » naturellement résistants, un élément clé de la recherche de Ruth Gates.
En attendant, l'équipe redouble d'efforts, stimulée par le compte à rebours sinistre du changement climatique et la volonté d'honorer le travail de Paul Allen et de Ruth Gates.
« Ruth et moi partagions le même émerveillement pour les récifs coralliens et nous avons fait un pacte pour unir nos domaines scientifiques afin d'augmenter les chances de les sauver », a écrit dans un email Greg Asner. « Nous avons beaucoup rigolé. Elle va énormément me manquer. »
« Il s'agit d'un groupe étonnant d'individus et d'institutions... et cela me donne beaucoup d'espoir », a ajouté Lauren Kickman, l'agent de programme de Vulcan. « Nous avons à notre disposition tous les outils nécessaires pour rendre cela possible. Alors allons-y ! »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.