Après vingt ans de combat, le fleuve Klamath a été sauvé par les Autochtones
Le fleuve Klamath, situé dans la région nord-ouest du Pacifique des États-Unis, était si mal en point que les saumons qui y nageaint mourraient. Plusieurs communautés autochtones des environs du fleuve ont alors formé une coalition pour le sauver.
Camas Logue, artiste visuel et membre de la tribu des Klamaths, a réalisé cette peinture en 2022 à l’aide de matériaux issus de ses terres ancestrales. Dans le cadre de son projet intitulé « Klamath Land Pigment » (Les pigments des terres Klamaths), il a utilisé des couleurs naturelles fabriquées à partir de sureau, de mousse et des cendres de pirogues pour interpréter les histoires que racontent les paysages.
J’ai eu la chance de grandir au sein d’une famille Karuk traditionnelle, où la pêche à l’épuisette, les cérémonies du renouveau et les feux culturels sont pratiqués de concert avec les cycles annuels du monde naturel. Quand j’étais jeune, mon père revenait de la pêche à l’épuisette dans les chutes d’Ishi Pishi, en Californie du Nord, avec un vieux Chevrolet rouillé, dont la benne était remplie d’áama, des saumons, qui scintillaient. Nous transformions le poisson jusqu’à tard dans la nuit, le suspendant dans le fumoir tout en tenant les ours à distance.
Le saumon et le fleuve sont d’une importance capitale pour les Káruk Va’áraaras, qui sont des hommes et des femmes d’actions. On nous apprend qu’il existe une relation réciproque entre nous et les poissons, et que, tant qu’un Káruk Áraar pêche, le saumon continuera à remonter la rivière pour subvenir à nos besoins.
En 2000, j’avais dix-huit ans et je venais de décrocher mon premier boulot au Karuk Department of Natural Resources (Département Karuk des ressources naturelles). Cette même année, alors que le fleuve Klamath s’épaississait à vue d’œil sous l’effet des algues vert fluo toxiques, la compagnie d’électricité PacifiCorp a annoncé vouloir renouveler pour cinquante ans la licence d’exploitation de ses barrages hydroélectriques situés en amont du cours d’eau. Les quatre barrages avaient été construits au 20e siècle pour produire de l’énergie hydroélectrique, sans réfléchir aux conséquences à long terme que cela impliquait. Il n’aura pas fallu longtemps avant que la science moderne nous apprenne que notre problème trouvait sa source dans les barrages. L’eau retenue dans leurs réservoirs présentait la même couleur anormale.
L’année suivante, le bassin du fleuve Klamath a connu une terrible sécheresse. Les tribus ont alors demandé au gouvernement fédéral de sauver le cours d’eau. Dans le cadre du projet Klamath, le Bureau des réclamations, qui supervise la gestion de l’eau et des systèmes hydroélectriques dans l’ouest des États-Unis, déviait régulièrement de l’eau en amont des barrages à des fins d’irrigation. Mais cette même année, le Bureau a choisi de réduire grandement les livraisons d’eau pour protéger les espèces de poissons menacées du fleuve. L’épisode de sécheresse perdurant, les agriculteurs et les éleveurs sont parvenus à faire pression sur l’administration Bush et à annuler la décision du Bureau. Nous avons alors affrété des bus et, avec des membres des communautés vivant le long du fleuve, nous sommes allés manifester contre la réouverture des conduits d’irrigation. Nous l’ignorions à l’époque, mais nous nous apprêtions à livrer un combat long de plusieurs décennies.
Copco No. 2, un barrage situé en Californie du Nord, a été le premier d’une série de quatre à être démantelés sur le fleuve Klamath, après vingt ans de combat de la part des peuples autochtones de la région.
L’été 2002 a été caniculaire. Alors que nous pouvions voir les berges du fleuve pourrir et sentir les toxines dans l’eau, nos poissons sont revenus comme ils le faisaient depuis des millions d’années, cherchant désespérément à atteindre leur lieu de naissance. Le mois de septembre a été marqué par la plus grande catastrophe halieutique que nous n’avions jamais connue. Au moins 34 000 saumons adultes morts pourrissaient sur les berges du Klamath, tués par une maladie causée par la température élevée de l’eau et le faible débit du fleuve. Si vous demandez à des personnes ce dont elles se souviennent de cet épisode de mortalité massive des poissons, elles vous donneront toutes la même réponse : l’odeur.
Nous étions dévastés et déterminés comme jamais.
La Federal Energy Regulatory Commission (FERC, Commission fédérale de régulation de l'énergie) est l’agence chargée de décider si les barrages peuvent continuer ou non à être exploités après l’expiration de leur licence initiale. Les barrages du fleuve Klamath devant être soumis à examen, l’agence avait le pouvoir de rendre au cours d’eau sa liberté. Alors que la FERC commençait les consultations publiques auprès des communautés fluviales, nous sommes venus témoigner en nombre. Mon fils dans les bras, je me suis épanchée devant une demi-douzaine de bureaucrates au visage inexpressif. C'était leur décision de conserver les barrages, de choisir le capitalisme au détriment de notre culture, et ils ne voulaient même pas me regarder dans les yeux.
Après l’une des consultations de la FERC, une vingtaine d’entre nous s’est retrouvée autour d’un feu sur les berges du Klamath et nous avons convenu que le démantèlement des barrages était la seule solution. Bien qu’il n’avait pas encore de nom à l’époque, le mouvement Undam the Klamathand Bring the Salmon Home (Démantelons les barrages du Klamath et faisons revenir les saumons) était né. Plus tard, nous avons formé la Klamath Justice Coalition (coalition Justice pour le Klamath), menée par une poignée de membres des communautés autochtones, dont je fais partie. Notre petit groupe a travaillé dur pour paraître impressionnant. Au fil des ans, nous avons mobilisé des milliers d’entre nous dans le cadre de centaines d’actions directes. Demandez à n’importe quel Autochtone vivant le long du fleuve Klamath s’il a participé au mouvement : il vous racontera être allé manifester ou s’être rendu à une consultation tombée dans l’oubli pour témoigner.
Le fleuve Klamath a pu être sauvé après vingt ans de combat mené par des peuples autochtones de la région.
Nous avons fait des erreurs et nous avons beaucoup appris au cours de ces années. Nous avons rencontré les membres de l’Indigenous Peoples Power Project, qui nous ont initiés à l’art de l’action directe non violente. Nous avons organisé des sit-in et nous nous sommes introduits en douce dans des bâtiments. Nous avons même soudoyé des gens pour accéder à des évènements. Nous nous sommes rendus aux assemblées des actionnaires des entreprises qui ont été successivement propriétaires des barrages, d’abord à Édimbourg (Écosse) chez ScottishPower, puis à Omaha, dans le Nebraska (États-Unis) chez Berkshire Hathaway, où nous avons déroulé une banderole sur laquelle était écrit « Klamath Dams = Cultural Genocide » (Barrages sur le Klamath = génocide culturel). On nous a insulté, craché dessus, délogé de force et dit que c’était impossible. Mais où que nous allions, nous chantions notre désormais célèbre refrain : « Undam the Klamath, Bring the Salmon Home ! » (Démantelons les barrages du Klamath et faisons revenir les saumons).
Notre coalition était composée de membres de diverses tribus du bassin Klamath. Même si nous sommes très différents, nous avons une chose en commun : le saumon, qui est d’une importance capitale pour nous. Nous avons dû travailler dur pour laisser de côté le traumatisme de la culture du « diviser pour régner » de l’assimilation et apprendre à nous faire confiance. Nous avons uni nos familles par le mariage, nous avons eu des enfants et nous les avons élevés ensemble. Et nous avons tous contribué à rendre ce qui était impossible possible.
Le 17 novembre 2022, après de nombreux arrêts et reprises, et désormais avec mon mari et nos cinq enfants à mes côtés, nous nous sommes à nouveau réunis autour d’un feu sur les berges du Klamath. Mais cette fois-ci, l’heure était aux réjouissances. Nous avons apporté nos vieilles banderoles et pris des photos avec tandis que le brouillard qui s’élevait du fleuve nous enveloppait. Nous avons souri, ri et pleuré en configurant une connexion internet par satellite et en regardant la FERC approuver à l'unanimité le démantèlement de quatre barrages sur la rivière Klamath. Vingt ans de travail, toute notre vie d'adulte et celle de nos enfants, ont abouti à une décision rendue en deux minutes.
Je dis toujours que l'Ishkêesh (le fleuve Klamath) a défini mon existence. Il a façonné mon enfance et a influencé ma carrière ; c'est là que j'ai rencontré mon mari et que nous avons fondé notre famille tout en faisant campagne. Aujourd'hui, lorsque je regarde notre fleuve qui se porte de mieux en mieux, je me dis que l’ épisode de mortalité massive des poissons de 2002 était peut-être l'appel à l'action de notre Créateur, et je ressens une profonde gratitude pour la façon dont nous avons réagi. Les autochtones d’Amérique se lèvent pour sauver le monde grâce à leurs connaissances traditionnelles et, bien que la coalition soit plus silencieuse ces jours-ci, nous avons élevé une génération de protecteurs qui ont les moyens de faire changer les choses.
Tout au long de l'année 2024, dernière année d’existence des quatre barrages inférieurs du fleuve Klamath, nous sommes retournés dans le bassin supérieur pour assister au dynamitage et au démantèlement des barrages. Nous avons vu notre beau fleuve regagner de la puissance, coulant à nouveau dans des sections qui n'avaient pas vu d’eau depuis plus de cent ans. En cette nouvelle année, nous célébrons tous l’écoulement du fleuve Klamath et le retour des áama sur leurs terres d’origine. Faisons vraiment revenir les saumons.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
Membre de la tribu des Karuks, Molli Myers est cofondatrice de la coalition Justice pour le Klamath et directrice des opérations pour le groupe de conservation Ridges to Riffles.