Cette plante a évolué pour éviter d’être cueillie par les Hommes

Autrefois facile à repérer grâce à sa fleur et ses feuilles de couleur vive, la Fritillaria delavayi arbore désormais des teintes marron et grises dans les zones où sa cueillette est très fréquente.

De Sarah Gibbens
Publication 9 févr. 2021, 16:08 CET
La petite Fritillaria delavayi, très recherchée en médecine traditionnelle, ne produit qu’un bulbe de fleur par an. ...

La petite Fritillaria delavayi, très recherchée en médecine traditionnelle, ne produit qu’un bulbe de fleur par an. À cause de la forte demande dont elle fait l’objet, cette plante aurait évolué pour se doter d’un subtil camouflage.

PHOTOGRAPHIE DE Yang Niu

À haute altitude dans les monts Hengduan du sud-ouest de la Chine, une petite plante se fait de plus en plus discrète.

Baptisée Fritillaria delavayi, celle-ci est dotée de trois à cinq feuilles vert vif et d’une courte tige. Une fois par an, elle produit une fleur en forme de tulipe, à la couleur jaune. Mais cette fleur voyante et ses feuilles vert vif commencent à se parer de teintes grises et marron. Les scientifiques pensent que les parties ternes de la plante sont le résultat d’une évolution génétique, destinée à cacher Fritillaria delavayi de ses principaux prédateurs, les Hommes.

Dans une étude publiée par la revue Current Biology, des scientifiques chinois et britanniques ont découvert que Fritillaria delavayi usait davantage d’une technique de camouflage dans les zones où elle est cueillie à un rythme élevé.

Les plantes Fritillaria delavayi affichent de plus en plus des feuilles, des tiges et des fleurs de ...

Les plantes Fritillaria delavayi affichent de plus en plus des feuilles, des tiges et des fleurs de couleur grise et marron dans les régions fréquentées par les cueilleurs de fritillaires. Cette technique de camouflage leur permet de se fondre dans le décor.

PHOTOGRAPHIE DE Yang Niu

Alors que certaines plantes deviennent plus petites lorsqu’elles sont victimes d’une cueillette trop importante, leurs homologues de plus grande taille étant récoltées avant de pouvoir se reproduire, cette herbe, utilisée dans la médecine traditionnelle chinoise pour soigner les maladies pulmonaires comme la bronchite ou une mauvaise toux, pourrait constituer le premier exemple d’une plante menacée qui a évolué pour se fondre dans le décor.

 

UNE FLEUR TRÈS CONVOITÉE

Si Fritillaria delavayi est cueillie et utilisée à des fins médicinales depuis au moins 2 000 ans, la demande en constante augmentation et l’offre limitée de cette plante ont déclenché une véritable chasse au trésor afin d’en récolter davantage. Les bulbes de Fritillaria delavayi, la partie de la plante utilisée dans la médecine traditionnelle, se vendent presque 400 € le kilo. Chaque petit bulbe faisant la taille de l’ongle du pouce, plus de 3 500 plantes doivent être cueillies pour obtenir un kilo de cette précieuse fleur.

Certaines espèces de Fritillaria peuvent être cultivées, mais pas Fritillaria delavayi. Cette dernière pousse dans des conditions difficiles à reproduire, à des altitudes élevées et dans un air froid et sec. De plus, les consommateurs estiment que les variétés sauvages présentent des vertus supérieures aux plantes cultivées, même si cela n’a pas été prouvé, souligne Yang Niu, l’un des auteurs de l’étude.

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    En 2011, ce chercheur et un groupe de scientifiques se sont intéressés à la pollinisation de cette plante, curieux de savoir pourquoi certaines fleurs semblaient être mâles une année, puis simultanément mâles et femelles les années suivantes. Leur recherche ne leur a pas permis de le découvrir : les plantes qu’ils avaient marquées dans la nature avaient été ramassées, certainement pour être vendues, laissant les scientifiques sans sujets d’étude.

    Yang Niu et ses collègues avaient précédemment étudié des plantes ayant évolué pour développer un camouflage et ainsi se cacher des herbivores. Ils avaient été intrigués par l’herbe chinoise, une plante aux couleurs vives dont personne ne savait qu’elle était consommée par les animaux. « Nous avons alors compris que la cueillette pouvait être une importante force sélective », indique Yang Niu par e-mail.

     

    UN PHÉNOMÈNE D’ADAPTATION

    Afin de vérifier cette théorie, les chercheurs ont d’abord consulté des herboristes locaux, qui disposaient de registres datant des six dernières années montrant où les plantes avaient poussé et combien d’entre elles avaient été cueillies. Ils ont ensuite distingué les zones les plus faciles d’accès et où les cueillettes étaient répétées de celles plus reculées, en terrain montagneux et rocheux. À l’aide d’un spectromètre, un outil mesurant les longueurs d’onde de la lumière pour déterminer les couleurs, ils ont mesuré la couleur des plantes à différents endroits et ont trouvé une corrélation entre le nombre de plantes cueillies dans une zone donnée et la couleur des fleurs.

    Dans les régions les plus difficiles d’accès où les humains s’aventurent rarement, les plantes étaient encore vertes et jaunes. À l’inverse, dans les zones où les bulbes avaient été cueillis en quantité, les plantes affichaient des couleurs plus ternes. Delavayi est la seule fritillaire à pousser à haute altitude.

    Pour savoir s’il était facile de trouver les plantes camouflées, les chercheurs ont même mis au point un jeu, baptisé « Spot the Plant » (Trouve la plante) et ont demandé à des volontaires de repérer des Fritillaria delavayi parmi les pierres et la terre. Ces derniers ont mis plus de temps à localiser les spécimens de couleur moins chatoyante.

    « Il s’agit d’une étude révolutionnaire et très intéressante », confie Matthew Rubin, biologiste de l’évolution au Danforth Plant Science Center de St. Louis, dans le Missouri, qui n’a pas pris part à l’étude.

    « Nous savons que, pendant des milliers d’années, les Hommes ont façonné l’apparence des plantes par le biais de la domestication de la même manière que nous avons produit des plantes pour la nourriture », ajoute-t-il. « Cela constitue un excellent exemple de la sélection causée par l’intervention humaine dans la nature. Cette étude documente un changement et fait le lien de manière très convaincante entre ce changement et une pression humaine, dans ce cas, la cueillette. »

    Les Hommes créent souvent indirectement un besoin d'adaptation chez les plantes, en modifiant leur environnement par exemple. La découverte relative à Fritillaria delavayi dévoile un lien entre les humains et les plantes plus rare et direct.

    Selon Jill Anderson, biologiste à l’université de Géorgie, bien que les résultats de cette étude constituent une « hypothèse attrayante », elle demande des preuves supplémentaires pour être convaincue que ce sont bien les humains qui causent ce camouflage.

    Les auteurs de l’étude ont déjà exclu les herbivores comme les yaks de la liste des responsables du changement de couleur de la plante. Jill Anderson soupçonne toutefois les changements climatiques, comme une lumière UV plus forte à haute altitude, d’avoir eu une influence sur la couleur de Fritillaria delavayi.

    « Ce changement résulte certainement d’autres éléments, qu’ils soient climatiques, relatifs à l’altitude ou liés à un herbivore que les scientifiques n’ont pas vu », poursuit la biologiste. « Mais le lien [entre la pression exercée par la récolte et la couleur] était assez fort, les régions où la cueillette était la plus forte abritaient les plantes dont la couleur se fondait le plus dans le paysage ».

     

    LA PRESSION HUMAINE POINTÉE DU DOIGT

    Si les Hommes sont bien responsables de ce changement, comment la cueillette de ces bulbes pourrait-elle pousser la plante à devenir marron ?

    « Les humains récoltent les plantes les plus visibles qu’ils peuvent trouver au sein d’une population », souligne Jill Anderson. « [Les plantes cueillies] n’ont plus la capacité de se reproduire, alors que les plantes camouflées poursuivent leur cycle de vie. Il s’agit d’un processus de sélection naturelle au sein de ces populations ».

    Il est possible que Fritillaria delavayi a évolué très rapidement. Cette plante se reproduit au bout de cinq ans, ce qui signifie que toutes les plantes vert vif ont pu être cueillies avant de pouvoir transmettre leurs gènes colorés. En l’espace d’une ou deux générations, la population de plantes d’une zone très fréquentée par les cueilleurs est susceptible de présenter un patrimoine génétique à l’ADN majoritairement gris et marron (il convient de souligner que les scientifiques n’ont pas effectué d’analyse génétique de cette plante).

    Ce n’est pas la première fois que les Hommes ont une telle influence sur des espèces. Dans ses cours, Jill Anderson donne l’exemple de certains poissons dont la taille diminue, comme la morue de l’Atlantique et le saumon rose à bosse, car très convoités par les pêcheurs. Lorsqu’ils sont piégés dans les filets, les individus de petite taille peuvent passer entre les mailles, tandis que les plus grands restent coincés. Avec le temps, ces poissons sont devenus plus petits.

    « Ils ont utilisé un concept connu chez les animaux et l’ont appliqué aux plantes. Il s’agit de la première étude que je lis qui prend en compte de manière explicite la façon dont le prélèvement d’espèces par les Hommes peut avoir une influence sur une caractéristique clé comme la coloration », explique Jill Anderson.

    Parmi les autres exemples documentés d’une influence humaine sur les caractéristiques d’une plante au fil du temps figure celui du lotus des neiges. Cette plante chinoise, également menacée, mesure environ 10 cm de moins qu’il y a un siècle dans les zones où le niveau de cueillette est élevé. Au cours du siècle dernier, le ginseng américain, qui pousse dans l’Est des États-Unis, a également rapetissé et produit des feuilles plus courtes.

    Selon Yang Niu, le gouvernement chinois travaille à la révision du statut de conservation de Fritillaria delavayi de manière à ce qu’il reflète la menace grandissante qui pèse sur la plante pour pouvoir mieux la protéger. Le nombre de plantes restant est inconnu, mais il déclinerait dans la nature selon de récentes études.

    « Le simple fait que cela soit documenté est un bon départ », confie Matthew Rubin.

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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