Doit-on changer de méthode pour parler du changement climatique ?
Nos émissions de gaz à effet de serre nous rapprochent dangereusement du fameux seuil de 1,5 °C, mais certains scientifiques suggèrent de mettre davantage l'accent sur une conséquence plus directe du changement climatique : la montée des eaux.
En Caroline du Nord, une maison située en bord de mer s'enfonce dans l'océan Atlantique. Cette île barrière connaît l'un des taux d'élévation du niveau de la mer les plus importants de la côte est des États-Unis.
Depuis des décennies, les défenseurs de l’environnement exhortent les gouvernements, les entreprises et les individus à mettre en place des mesures radicales afin de lutter contre le changement climatique et de limiter la hausse moyenne des températures mondiales à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle.
Aujourd’hui, certains experts en climatologie préconisent la création d’un nouvel objectif : celui de fixer des limites relatives non pas à la hausse des températures, mais à celle du niveau de la mer en établissant un seuil d'environ 60 centimètres, ou légèrement plus selon les régions du globe. En effet, à ce jour, le niveau relatif des eaux qui longent les côtes américaines a par exemple augmenté d’environ 30 centimètres et pourrait atteindre les 180 centimètres d’ici à 2100 si des mesures ne sont pas prises pour réduire de manière significative les émissions de gaz à effet de serre dues au méthane et aux combustibles fossiles.
« L’élévation du niveau de la mer est une conséquence du changement climatique qui est facile à comprendre, car elle est directe, visible et croissante », explique Rafe Pomerance, ancien expert environnemental au sein du gouvernement fédéral américain qui a coécrit un article d’opinion sur ce sujet, et exhorte les décideurs politiques à reconnaître la gravité de la montée des eaux, tout particulièrement dans l’État de la Floride, qui est particulièrement vulnérable.
LES DANGERS DE LA MONTÉE DES EAUX
L’augmentation de la température entraîne la dilatation des molécules océaniques et la fonte des glaciers terrestres à travers le monde, ce qui provoque une élévation du niveau de la mer. Selon Pomerance, mettre davantage l’accent sur les dégâts provoqués par l’eau à l’échelle locale pourrait s’avérer particulièrement efficace en matière de sensibilisation, car ces derniers touchent « directement les vies et les propriétés qui seront en jeu ».
Bien que la côte des États-Unis ne représente que 10 % de la masse continentale du pays, aujourd’hui, pas moins de 40 % de la population vit dans ces régions. La montée des océans aurait également d’immenses conséquences au niveau mondial puisqu’elle risquerait, selon le secrétaire général des Nations unies, de « condamner à mort » les pays de faible altitude comme le Bangladesh et les Pays-Bas si la trajectoire actuelle n’est pas modifiée.
Pour de nombreuses personnes, l’objectif des 1,5 °C est « trop abstrait », reconnaît Anthony Leiserowitz, directeur du programme de communication sur le changement climatique de l’Université de Yale. Un chiffre aussi faible que 1,5 peut en effet paraître anodin, surtout si l’on ne sait pas que, depuis plus de 10 000 ans, la température mondiale a été si stable que des variations d’un seul degré ont « permis l’essor et provoqué la chute d’empires entiers », révèle-t-il.
La montée des eaux compte parmi les conséquences les plus importantes du changement climatique, indique Alice C. Hill, spécialiste de l’énergie et de l’environnement au Council on Foreign Relations, un organisme à but non lucratif établi à Washington, qui a coécrit l’article d’opinion. L’élévation du niveau des côtes n’endommage pas seulement les maisons situées près de la mer, mais a également un impact sur les communautés installées des kilomètres plus loin, dans les terres. Les routes, les transports publics, les systèmes d’assainissement, les stations d’épuration et les puits d’eau potable, les réseaux électriques et les champs agricoles risquent tous de connaître de graves dégâts. En outre, lors des ouragans, les ondes de tempête qui commencent depuis un niveau plus élevé de l’océan peuvent avoir des conséquences bien plus destructrices.
Selon Pomerance, il est essentiel de faire connaître ces effets pour encourager l’adoption plus rapide de solutions de lutte contre le changement climatique, telles que les énergies renouvelables. L’accent mis sur la hausse des températures mondiales n’a pas suffi à motiver le changement nécessaire pour atteindre nos objectifs, ce qui pourrait expliquer pourquoi 2023 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée, les températures mondiales s’étant dangereusement rapprochées du seuil de 1,5 °C.
COMPRENDRE CE QUI EST EN JEU
De plus en plus de scientifiques documentent les effets concrets de l’élévation du niveau de la mer sur les populations. Des chercheurs de l’Université de Washington ont par exemple combiné les prévisions en matière de montée des eaux avec la topographie de la côte de l’État de Washington et ont ainsi découvert que, si les projections les plus pessimistes venaient à se réaliser, des quartiers entiers de Seattle et des autres villes alentour seront définitivement engloutis. Même à des niveaux inférieurs de montée des eaux, certains puits d’eau potable et champs agricoles seront touchés.
« L’agriculture pourrait ne plus être viable dans certaines zones », alerte Guillaume Mauger, scientifique du Climate Impacts Group de l’Université de Washington qui a travaillé sur ces projections.
Dans les Florida Keys, une chaîne d’îles de faible altitude situées au sud de Miami, près de la moitié des routes du comté seront au moins occasionnellement impraticables dans moins de vingt-cinq ans, selon des estimations modérées de l’augmentation du niveau des océans. Certaines parties de la ville de New York sont également menacées par une montée des eaux si importante qu’elle est qualifiée par des experts de montée la plus rapide depuis 1 500 ans dans la région.
Des chercheurs de l’Université d’État de Floride ont récemment calculé que ces changements multiplieront par 5 à 18 le nombre d’Américains qui quitteront les zones concernées. Des experts sont déjà en train d’élaborer des options de « déplacement contrôlé » des populations de certaines parties de la côte du golfe du Mexique, en Louisiane, vers d’autres régions du pays, pour le moment où la montée des eaux deviendra insoutenable.
Selon Hill, les populations pourraient décider de quitter leurs quartiers bien avant que ces derniers ne soient définitivement immergés, et ce en raison des inondations périodiques qui rendent les activités quotidiennes difficiles. L’experte craint par ailleurs que cela ne fasse baisser la valeur des biens immobiliers dans de nombreuses régions.
COMMENT ALERTER LE PUBLIC SUR UNE URGENCE MONDIALE
Tous les experts ne s’accordent pas à dire que la montée des océans constitue la meilleure méthode d’alerte face au changement climatique.
« Il n’y a pas de solution miracle pour faire en sorte que le public prenne conscience des conséquences imminentes et de l’urgence des actions qui doivent être mises en place », selon Leiserowitz. Les populations qui vivent loin des côtes ne sont pas directement concernées, et même celles qui sont installées à seulement quelques kilomètres de ces dernières peuvent ne pas réaliser l’impact direct et destructeur que ce phénomène aura sur leurs vies. « Il est difficile de lancer l’alerte sur le changement climatique … La capacité d’une personne à comprendre ce qui se passe sur cette planète à tout moment est incroyablement limitée. »
Des recherches récentes et non publiées menées par plusieurs chercheurs, dont Matto Mildenberger de l’Université de Californie à Santa Barbara, confirment cette difficulté. Lorsqu’ils ont montré des cartes illustrant les projections relatives à l’élévation du niveau de la mer à l’échelle locale pour l’année 2100 à des participants, les réactions ont été mitigées. Étonnamment, le niveau d’inquiétude a diminué chez les participants dont le foyer avait le plus de risques d’être immergé ; il a cependant réaugmenté lorsque ces derniers ont été informés que la montée des eaux provoquerait une augmentation du trafic et du temps de trajet en raison de l'endommagement des routes. Les participants ont alors fait preuve d’un plus grand soutien envers la mise en place de politiques coûteuses de lutte contre le changement climatique.
Ces résultats viennent s’ajouter à une étude antérieure de Mildenberger. Celle-ci montrait que les personnes interrogées pensaient que les conséquences du changement climatique ne toucheraient que des populations situées dans des régions éloignées géographiquement, et ce même lorsque les scientifiques leur démontraient que leurs maisons étaient directement exposées à un risque élevé d’inondation.
Il reste néanmoins pertinent, selon Hill, de mettre davantage l'accent sur les conséquences de la montée des eaux que sur l’augmentation des températures. Les inondations côtières modifieront considérablement les villes, ou les endommageront de manière irrémédiable, et de nombreux habitants n’y prêtent pas suffisamment attention.
Cette hausse entraînera inévitablement la perte de terres et de services. Plus la hausse sera importante, plus les pertes seront grandes.
« Quelle est l’ampleur des pertes que les populations sont prêtes à accepter, et que faut-il faire pour maintenir l’élévation du niveau de la mer en deçà de ce seuil ? », s’interroge Pomerance. « Cette question n’a jamais été explicitement posée auparavant. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.