Comment les marées ont-elle favorisé l’émergence de la vie ?
Alors que l'attraction de la Lune sur les océans ralentissait la rotation de notre planète, l'allongement des jours a pu aider les microbes photosynthétiques à insuffler la vie telle que nous la connaissons dans ce monde.
Un plongeur explore la doline de Middle Island, un relief du lac Huron dont le tapis microbien est considéré comme étant similaire à ceux qui peuplaient les océans de la Terre il y a 2 milliards d'années. Des expériences menées sur des cyanobactéries de ces tapis suggèrent que l'allongement des jours terrestres aurait permis aux microbes photosynthétiques d'enrichir l'atmosphère en oxygène.
Cela faisait plusieurs années que Judith Klatt étudiait les cyanobactéries lorsque l'un de ses collègues est venu lui soumettre son idée. Au départ, elle est restée sceptique : la durée des jours sur la Terre primitive a-t-elle vraiment joué un rôle dans l'émergence de la vie telle que nous la connaissons ?
Au fil de son évolution, la Terre a vu ses journées s'allonger considérablement. Il y a plus de 3 milliards d'années, un jour complet ne durait pas plus de six heures. De 2,4 à 2,2 milliards d'années en arrière, la chronique géologique indique que le volume d'oxygène dans l'atmosphère aurait grimpé en flèche, à l'inverse de la quantité de dioxyde de carbone. Cette augmentation rapide de la proportion d'oxygène est généralement attribuée à la prolifération des cyanobactéries marines, certaines d'entre elles absorbant la lumière du soleil pour en faire de l'oxygène.
L'allongement de la durée des jours et l'augmentation de l'oxygène atmosphérique font chacun l'objet d'études scientifiques depuis des décennies, mais personne n'avait jamais pensé à réunir ces deux sujets… c'est maintenant chose faite.
Klatt, microbiologiste à l'institut Max Planck de microbiologie marine en Allemagne, et ses collaborateurs de l'université du Michigan se sont lancés dans une étude visant à déterminer si l'allongement des jours avait contribué à l'épanouissement des cyanobactéries, ouvrant ainsi la voie à l'apparition des premiers animaux et, après un certain temps, à celle des formes de vie actuelles.
Pour enquêter sur ce phénomène, l'équipe s'est tournée vers un écosystème unique en son genre appelé doline de Middle Island et situé dans les profondeurs du lac Huron, en Amérique du Nord. Outre les mesures de la concentration d'oxygène dans la doline riche en cyanobactérie, ils ont également mené des expériences en laboratoire avec des modèles informatiques de la rotation de la Terre.
Un plongeur s'approche de cyanobactéries violettes sur le plancher de la doline de Middle Island. À 22 m sous la surface, l'eau froide de la doline présente une forte teneur en soufre et très peu d'oxygène, des conditions jugées similaires à celles des océans primitifs il y a quelques milliards d'années.
« C'est une énorme source d'inspiration, le fait de visiter ces profondeurs et de voir un monde auquel toute la Terre a peut-être ressemblé, » témoigne Klatt, en évoquant la doline. « C'est vraiment troublant. »
Leurs résultats ne permettent pas de résoudre définitivement le mystère, mais comme le souligne l'équipe dans la revue Nature Geosciences, les données soulèvent des questions fascinantes sur la façon dont la longueur des jours et la biologie ont pu évoluer de concert sur Terre… et au-delà.
« Ils nous montrent que la biologie n'est pas indifférente à la longueur du cycle jour-nuit, » résume Christopher Spalding, planétologue à Princeton, non impliqué dans l'étude. « Je pense que cette première lecture de leurs résultats est déjà digne d'intérêt. »
BALLET LUNAIRE
Nos journées de 24 heures sont le résultat du ralentissement de la rotation de la Terre au cours de ses 4,5 milliards d'années d'existence, et cela est en grande partie lié aux marées.
Si vous avez déjà passé la journée au bord de l'océan, vous avez probablement été témoin du va-et-vient des marées sur le rivage. Ce mouvement d'apparence tranquille est le fruit d'un colossal échange d'énergie entre la Terre, ses océans et la Lune. En tournant autour de la Terre, l'attraction gravitationnelle de la Lune tire sur les océans et l'eau se retire. La réaction de l'océan à cette attraction prend la forme de marées, ce qui génère une friction entre l'eau et le plancher rocheux qu'elle recouvre.
Cette friction sape l'énergie rotationnelle de la Terre, ce qui diminue sa vitesse de rotation et allonge les jours. Ce processus se produit à un rythme extrêmement lent, sur des millions d'années, ce qui le rend impossible à observer et il est très difficile à détecter dans le profil géologique.
« Nous sommes plutôt confiants quant à la vitesse de rotation de la Terre il y a 550 millions d'années […] car nous avons pu déduire la durée d'un jour à partir des bandes de croissance de coquillages, » explique Spalding. « Ce qui pose problème, c'est la période antérieure, car nous n'avons pas de corail ou coquillage plus anciens. »
Si l'on veut remonter plus loin dans l'histoire de la Terre, « on pénètre au pays des modélisations, » déclare Woodward Fischer, planétologue au California Institute of Technology, non impliqué dans l'étude. « Nous savons que la longueur des jours évolue de façon systématique et nous connaissons la direction de cette évolution, sans plus de détail. »
Même s'il existe de nombreux modèles de la rotation terrestre, l'un d'entre eux en usage depuis les années 1980 propose que les jours se soient progressivement allongés jusqu'à atteindre un palier, il y a environ 2,5 milliards d'années, après quoi ils se sont stabilisés autour de 21 heures et n'ont quasiment pas évolué pendant des millions d'années.
À cette époque, les marées, la Terre et la Lune ont probablement atteint ce que les modélisateurs appellent la résonance. Il existe en fait deux forces qui affectent la rotation de la Terre. Les marées tirent sur la planète en la ralentissant, mais le Soleil réchauffe également un côté de la planète plus que l'autre durant la journée, ce qui provoque l'expansion de l'atmosphère et des océans et fait légèrement avancer la terre sur sa trajectoire rotationnelle.
Les marées étaient les grandes gagnantes de ce tir à la corde monumental jusqu'à ce que le système atteigne la résonance, le point auquel les deux forces s'annulent. Une fois cette fréquence « magique » atteinte, il y avait peu de chance que la vitesse de rotation évolue à nouveau.
Klatt et son équipe se sont appuyés sur ce modèle pour leur nouvelle étude. Curieusement, ils ont découvert que la résonance à un jour de 21 heures coïncidait avec la hausse de l'oxygène atmosphérique identifiée dans le profil géologique. « J'ai beaucoup aimé cette corrélation entre l'oxygène et la vitesse de rotation, » témoigne Klatt. « J'étais si heureuse. »
SOUS LES FEUX DE LA RAMPE
De nos jours, les cyanobactéries peuplent encore largement les océans de la planète et celles vivant dans les « tapis » de la doline de Middle Island ont offert à l'équipe une autre pièce du puzzle.
À 22 m de profondeur, l'eau de cette doline est riche en soufre et pauvre en oxygène. À en croire les scientifiques, ces conditions seraient similaires à celles des océans primitifs il y a plusieurs milliards d'années. En étudiant cet environnement, Klatt et son équipe peuvent se faire une idée approximative du comportement des écosystèmes de l'époque.
Klatt a découvert que ces microbes vivaient sur le fil du rasoir, dans un équilibre précaire entre production et perte d'oxygène.
En associant les données tirées des tapis microbiens de la doline (comme celui ci-dessus) aux modèles de la rotation terrestre, les scientifiques ont découvert que les niveaux d'oxygène ont augmenté en même temps que la stabilisation de la durée des jours à 21 heures. Cette régularité combinée à un afflux de lumière a permis aux cyanobactéries de prospérer, en optimisant leurs processus biologiques afin de produire un excès d'oxygène.
« Le fonctionnement des tapis microbiens s'apparente aux jeux à somme nulle. Ils produisent énormément d'oxygène, mais ils en consomment également beaucoup, » explique Fischer. « Ils fonctionnent réellement en flux tendu… avec un léger excédent d'oxygène. Voilà ce que reconnaît cette étude. » La question qui se pose alors est de savoir comment l'oxygène produit par les cyanobactéries parvient à quitter le tapis microbien pour enrichir l'atmosphère.
La réponse est un mécanisme physique appelé diffusion, par lequel l'oxygène gazeux des zones à forte concentration se déplace vers les zones à plus faible concentration. C'est un peu comme ouvrir une bouteille de soda et voir les bulles de dioxyde de carbone se presser en surface.
Lorsque les jours sont courts, les cyanobactéries sont sans cesse interrompues dans leur photosynthèse. Si les jours s'allongent, la photosynthèse dure plus longtemps, ce qui permet une accumulation de l'oxygène et sa diffusion partielle dans l'atmosphère. C'est exactement ce qu'ont réussi à reproduire Klatt et son équipe dans leurs expériences en laboratoire : avec une plus longue exposition à la lumière du jour, les microbes du tapis de la doline libéraient une plus grande quantité d'oxygène dans l'atmosphère.
Le modèle de rotation de la Terre utilisé par Klatt suggère que les jours se sont allongés progressivement entre -3,5 et -2,25 milliards d'années. Une fois atteint le point de résonance correspondant aux jours de 21 heures, le système s'est stabilisé jusqu'à -550 millions d'années, lorsque la vitesse de rotation de la Terre a de nouveau diminué. Cette longue période de stabilité aurait ainsi permis aux cyanobactéries d'atteindre leur vitesse de croisière, en optimisant leurs processus biologiques pour des jours de 21 heures au lieu de constamment s'adapter à leur évolution.
SUR TERRE ET AU-DELÀ
Les résultats ouvrent une toute nouvelle voie pour de futures recherches sur les diverses conditions de la Terre primitive et au-delà.
« L'impact de la longueur des jours pourrait être un élément central de la résolution d'un éternel mystère : l'oxygénation de la Terre, » suggère Arjun Chennu, modélisateur en biologie numérique à l'institut Max Planck et coauteur de l'étude.
« Il pourrait également être utile de réfléchir à l'impact de la durée des jours sur d'autres processus géochimiques à travers la planète. » Par exemple, l'évolution de la longueur des jours et des niveaux d'oxygène pourrait avoir affecté le cycle mondial du carbone et le climat sur les continents primitifs.
Pour Devon Cole, géobiologiste au Georgia Institute of Technology, l'étude a de potentielles implications pour l'évolution de la vie sur d'autres planètes. Les astrobiologistes ont déjà considéré la vitesse de rotation des exoplanètes comme critère dans leur recherche de vie extraterrestre, mais avec les travaux de Klatt et son équipe, ils ont désormais une idée plus précise de l'impact de la durée des jours sur les biosphères et les atmosphères d'autres planètes.
Parmi les milliers de planètes en orbite autour d'autres étoiles, certaines sont en état de verrouillage par effet de marée : il fait constamment jour d'un côté et constamment nuit de l'autre. « Existe-t-il une biosphère, capable de réorganiser l'atmosphère, que nous pourrions détecter sur une telle planète ? » interroge Cole. « Peut-être que le seul endroit habitable dans ce milieu est l'extrémité du cercle en permanence éclairé par le soleil. »
Si l'on veut répondre à ces questions sur l'oxygène et l'émergence de la vie, ajoute-t-elle, la longueur des jours « n'est pas nécessairement la première chose vers laquelle tout le monde se serait tourné, donc je pense que c'était une piste intéressante à explorer. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.