De mystérieux microbes teintent le Groenland de rose, accélérant la fonte des glaces
La prospérité des algues rouges ont des conséquences néfastes sur la glace polaire : elles la font fondre plus rapidement.
Un écosystème d'algues étonnamment prospère teinte non seulement le Groenland de rose, mais contribue aussi à la fonte de l'une des plus grandes étendues d'eau glacées du monde.
La décoloration de la neige n'est pas qu'un phénomène arctique. « C'est en fait un phénomène mondial », explique Alexandre Anesio, biogéochimiste de l'université de Bristol, en Angleterre.
« Pour que ces algues prolifèrent, il faut simplement réunir de bonnes conditions, qui impliquent au minimum des nutriments de base et la fonte des glaces », explique Anesio. « À mesure que le climat se réchauffe, la disponibilité d’eau liquide créée par la fonte des neiges augmente, favorisant la croissance des algues.»
« À mon sens cela pose de plus en plus problème dans les glaciers arctiques, alpins et himalayens », estime-t-il. Des étendues rouges et de glace brune apparaissent également en Antarctique.
Et les experts ne tiennent pas compte de l'effet de ces algues dans leur projection de l'élévation globale du niveau de la mer, malgré les preuves de leurs effets sur les glaciers du monde entier.
LA PROLIFÉRATION DES ALGUES
Martyn Tranter est un biogéochimiste polaire à l'Université de Bristol au Royaume-Uni et est à la tête de Black and Bloom, un projet pluriannuel visant à comprendre comment et pourquoi la calotte glaciaire du Groenland est en train de fondre. « Les températures de réchauffement à elles seules ne peuvent expliquer l'augmentation de la fonte. Il est donc essentiel de comprendre tous les facteurs de la fonte des glaces », explique-t-il.
Selon lui, l’un de ces facteurs est l’obscurcissement causé par les efflorescences d’algues qui envahissent chaque été la glace du Groenland parsemée de neige.
« Ces algues sont des organismes photosynthétiques qui produisent des molécules qui les protègent du soleil. En été, en Arctique, elles restent au-dessus de l’horizon jusqu’à 24 heures par jour », explique M. Tranter.
La surface plus foncée abaisse son « albédo » ou sa capacité à refléter la lumière du soleil dans l’espace, ce qui entraîne une plus grande absorption de lumière et une plus grande fonte des glaces.
Comme les algues se propagent sur de plus grandes surfaces de la calotte glaciaire, leurs effets ne devraient être que plus étendus, ce qui entraînera une fonte encore plus importante. Une étude récente a révélé que la prolifération des algues pouvait contribuer à faire fondre jusqu'à 13 % de glace en plus au cours d'une saison.
« C’est un cercle vicieux, comme cela arrive souvent avec le changement climatique », explique Joseph Cook, chercheur sur les glaciers à l’Université de Sheffield au Royaume-Uni et membre de l’équipe Black and Bloom. « Plus de chaleur signifie plus d’eau de fonte et une plus grande surface dans laquelle les algues peuvent se développer, ce qui rend la glace plus foncée et plus encline à fondre. »
La calotte glaciaire du Groenland est la plus grande surface de glace de l'hémisphère nord. Chaque année, le Groenland perd 270 milliards de tonnes de glace à mesure que la planète se réchauffe, ajoutant plusieurs millimètres au niveau de la mer. La fonte des glace s'accélère d'année en année, et si toute la calotte glaciaire venait à fondre, cela augmenterait le niveau de la mer de 6 mètres.
Les scientifiques s'inquiètent du fait que si cette calotte fond plus rapidement, les effets se feront sentir dans les zones côtières, de New York à Shanghai, en passant par Miami, ainsi que dans les zones basses comme le Bangladesh et l'Indonésie.
Jusqu'à présent, les proliférations n'ont pas été prises en compte comme facteur contribuant à la fonte des glaces de l'Arctique au rythme sans précédent constaté aujourd'hui. Cette hypothèse, par exemple, n'a pas été incluse dans les estimations relatives à l'élévation du niveau de la mer publiées par le Groupe d'experts intergouvernemental de l'ONU sur l'évolution du climat dans son dernier rapport datant de 2013.
Tranter veut que cela change. « Notre mission est d'accoler à ce sujet des chiffres précis - quelle partie de la calotte est noircie ? Sur quelle étendue ? Quelle quantité de glace fond en conséquence ? Ce sont les réponses à ces questions qui nous permettront d’estimer la quantité de glace qui pourrait fondre et d’améliorer ainsi nos prévisions d’élévation du niveau de la mer », dit-il.
L'HISTOIRE DE "BLACK AND BLOOM"
Il y a quelques années, en été, Tranter travaillait sur les marges sud-ouest de la calotte glaciaire du Groenland lorsqu'il a remarqué une ombre mauve sur la glace qui fondait autour de lui.
« Au début, je pensais que c'était parce que je portais une paire de lunettes de cyclisme de couleur rose au lieu de mes lunettes de protection habituelles. Mais plus je regardais, plus je pouvais voir se dessiner une forme sous la glace », explique Tranter.
Peu à peu, il s'est rendu compte que des microbes prospéraient dans la glace. Mais quand il en a fait mention aux autres membres de l'équipe de recherche, ils se sont moqués de lui, car son observation allait à l'encontre de l'opinion générale selon laquelle la glace et la neige dans l'Arctique étaient stériles et non propices à la vie.
Sans se décourager, Tranter a demandé à Marion Yallop, spécialiste des algues et consoeur qui travaillait sur le même site, d'analyser la glace au microscope. Ce qu'elle a trouvé a confirmé les soupçons de Tranter : juste sous la surface de la glace vivaient des algues rouges qui teintaient la glace de rose.
Ses observations ont servi de tremplin au lancement du projet Black and Bloom, une entreprise multidisciplinaire dotée de 4 millions de dollars sur cinq ans visant à étudier le rôle que jouent les micro-organismes comme les bactéries pigmentées et les algues dans la fonte des glaces.
Le projet en est maintenant à sa troisième année. À ce jour, le projet a mené trois des quatre expéditions sur le terrain prévues dans la zone dite sombre, une vaste zone située à l’ouest de la banquise où la réduction de l’albédo a été la plus importante. Les données des expéditions ont été présentées et publiées, et d’autres études sont à venir, comme l'explique M. Tranter.
M. Anesio, qui fait également partie de l'équipe Black and Bloom, a déclaré : « Dans l'ensemble, je pense que notre compréhension des mécanismes de contrôle de la croissance des algues de glace au Groenland nous aidera à prédire leur croissance sur d'autres régions glaciaires terrestres. »