Découverte du plus grand récif corallien d’eaux profondes au monde
Au large de la côte sud-est des États-Unis, une expédition scientifique a révélé l'existence du plus grand récif corallien profond connu à ce jour. Situé entre 200 et 1000 m de profondeur, ce gigantesque écosystème semble défier les lois de la nature
Les fourrés denses du corail bâtisseur de récifs, le Desmophyllum pertusum (anciennement appelé Lophelia pertusa) constituent la majeure partie de l’habitat des récifs coralliens d’eau profonde du plateau de Blake, au large des côtes de Floride dans l’océan Atlantique. Leur couleur blanche n’est pas due à une maladie, mais à une adaptation aux grandes profondeurs. Ces images ont été prises lors de l’une des vingt-trois plongées en submersibles menées par la NOAA Ocean Exploration.
Enveloppées depuis des milliers d’années dans l’obscurité des abysses de l’Océan Atlantique, de singulières formations coralliennes sont apparues aux lumières des submersibles d’une grande expédition scientifique sur le plateau de Blake.
En plongeant dans les profondeurs, au large de la côte sud-est des États Unis, les couleurs fantomatiques du plus grand récif corallien d’eaux froides jamais observé à ce jour sont apparues aux yeux émerveillés des scientifiques du National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), une agence du gouvernement fédéral américain qui a pour mission d’explorer les régions inconnues des océans, de l’Université du New Hampshire et de l’Ocean Exploration Trust.
D'une superficie équivalente à un quart de fois celle de la France métropolitaine, le plateau de Blake, enfin cartographié après des années d’études, dévoile quantité de mystères quant au fonctionnement des organismes et écosystèmes profonds des océans. Les coraux observés sont de l’espèce des Desmophyllum pertusum. Ce sont les fondations et les constituantes essentielles de ces habitats complexes dont on sait encore peu de choses.
LE PLATEAU DE BLAKE
« Il s'agit de la plus grande région de monticules coralliens d'eau profonde jamais cartographiée et il semble que ce soit le plus grand habitat de ce type que nous ayons découvert sur Terre jusqu'à présent », avance Derek Sowers, directeur des opérations de cartographie pour l’Ocean Exploration Trust et auteur principal de l’étude.
Depuis les années 1960, une série de travaux scientifiques a révélé l’existence de quelques récifs coralliens profonds au niveau du plateau de Blake, lequel s’étale en pente douce sur le fond de l’océan Atlantique à environ 150 km des côtes de la Floride jusqu’à la Caroline du Sud, avant de se rompre brusquement. Depuis, de nombreuses études ont été menées afin d'identifier l’importance écologique des quelques récifs alors identifiés, mais aucune n’avait été aussi loin.
De 2017 à 2019, trente et une expéditions ont été effectuées dans la région, notamment encadrées par la NOAA. En croisant l'ensemble des données bathymétriques obtenues grâce à des sonars à multifaisceaux embarqués sur les navires de la NOAA, comme l'Okeanos Explorer, les scientifiques sont parvenus à cartographier la totalité des reliefs du plateau de Blake. « Nous savions auparavant qu'il s'agissait d'une zone corallienne importante à l'échelle mondiale, mais maintenant, nous en connaissons toute l'étendue. Nous avons trouvé près de 84 000 monticules coralliens », explique Sowers.
Carte d’ensemble du relief géomorphologique du plateau de Blake. Différents reliefs sont ici indiqués par des lettres : Monticules de méduses (A) Monticules Richardson (B) Monticules profilés (C) Monticules ondulés (D) Mini-monticules (E) Monticules de pinacle (F) Monticules clairsemés (G) Million de monticules (H). La carte du relief offre un fort contraste visuel immédiat entre les zones plates et les terrains complexes. Les cercles noirs montrent l’emplacement des plongées en submersibles. L’étoile jaune sur la carte représente l’emplacement du plateau Blake, adjacent à la côte sud-est des États-Unis.
Le travail de cartographie qui se base sur l’analyse de la vitesse de propagation du son dans l’eau pour modéliser les reliefs en profondeur, a été rendu plus difficile par la présence du Gulf Stream. Ce puissant courant océanique a poussé les scientifiques à adapter leurs méthodologies, tant pour l’utilisation des sondeurs à multifaisceaux, que pour les planifications des plongées qui pouvaient devenir trop périlleuses.
« Nous avons utilisé des véhicules télécommandés (ROV) ainsi que des submersibles, pour aller visiter certains de ces habitats coralliens et documenter ce qui y vivait », explique Sowers. Au total, vingt-trois plongées ont été réalisées sur plusieurs années de missions. Elles ont permis de confirmer que les monts sous-marins observés par cartographie étaient bien des monticules coralliens.
CORAUX DES PROFONDEURS
Contrairement aux récifs coralliens tropicaux qui ont besoin de lumière pour assurer le développement des algues symbiotiques dont ils se nourrissent et qui leur donnent leurs couleurs chatoyantes, les coraux d’eaux froides se passent de cet ingrédient essentiel.
Il ne faut pas se fier aux branchages d’albâtre de ces coraux qui rappellent singulièrement leurs cousins de surface rendus malades par la hausse des températures des océans sur les 40 premiers mètres de la colonne d'eau. Ces coraux profonds aux couleurs si pâles sont en parfaite santé. Naturellement blancs, ils évoluent à des profondeurs dépourvues de lumière et se passent des algues symbiotiques que ne peuvent pousser sans elle. Ils profitent indirectement de la photosynthèse en filtrant des particules biologiques qui se déplacent à travers la colonne d’eau comme le zooplancton, lequel se nourrit en journée vers la surface de phytoplancton, avant de se laisser tomber vers les profondeurs pendant la nuit.
« Le courant de Gulf Stream, situé juste sous le Golfe du Mexique, fournit une grande quantité de particules et de nutriments essentiels à l'alimentation de ces coraux. Nous pensons d’ailleurs que c'est la raison pour laquelle un si grand écosystème corallien d'eau profonde a pu se développer à cet endroit ».
Cette perspective 3D fournit d'avantages d’informations sur les reliefs de la sous région des “millions de monticules” (H) à environ 700 mètres de profondeur. Ces données bathymétriques multifaisceaux permettent aux scientifiques d’en savoir plus sur les caractéristiques des différents monticules coralliens du plateau de Blake.
L'essor de ces immenses régions corallienne est aussi dû à la géologie particulière du plateau de Blake. « Habituellement un plateau continental reste proche de la surface, puis plonge rapidement dans les grandes profondeurs de l’océan. Ici, la profondeur reste intermédiaire et stagne à environ 800 m sur la majeure partie du plateau » relève le cartographe.
C’est cette caractéristique qui permet d’ailleurs à des colonies aussi imposantes, principalement composées de Desmophyllum pertusum, un corail pierreux, de se développer. La profondeur et la température constante aux alentours de 4 °C y sont idéales. La plus grande zone identifiée appelée « Million Mounds » avoisine les 25 000 km².
CONNAÎTRE POUR PROTÉGER
Ces coraux profonds fournissent d’immenses structures subaquatiques favorables au développement d’une multitude d’écosystèmes complexes. De nombreuses espèces dépendent directement de ces habitats à la croissance lente qui sont particulièrement vulnérables aux changements. « Le chalutage des grands fonds, pour la pêche notamment, ou encore la mise en place d'infrastructures comme des pipelines, pour l'exploitation pétrolière et gazière, pourrait vraiment nuire à ces écosystèmes », explique Sowers. Outre les activités anthropiques directes, le réchauffement climatique et l’acidification des océans représentent autant de menaces pour les coraux d'eau profonde.
Avec les progrès technologiques qui permettent aux plongeurs et scientifiques de se rendre dans des régions toujours plus reculées de l’océan, « on s'aperçoit que certains récifs coralliens vont bien plus profondément qu’à une vingtaine de mètres sous la surface », souligne Alexis Rosenfeld, explorateur et photographe pour la fondation 1 OCEAN, née d’une collaboration entre l’UNESCO et le CNRS. « Cette évolution technologique est pour nous tout à fait passionnante parce qu’on a une vision évolutive de ces systèmes coralliens, lesquels rendent des services écosystémiques indispensables. Ils sont également essentiels notamment dans le domaine de la recherche en cancérologie pour la fabrication d'antitumoraux ».
« Dans les eaux claires de la Polynésie, nous avons plongé à plus de 100 m de profondeur, dans ce que l’on appelle la zone mésophotique de l’océan, entre l’ombre et la lumière, pour observer les coraux profonds qui sont encore largement méconnus », se rappelle-t-il. Les plongeurs ont eu l’occasion de découvrir toute une variété de coraux bien plus abondante qu’escomptée. « On arrive aujourd’hui à obtenir une nouvelle visibilité quant à l’ampleur de ces écosystèmes qui sont peut-être bien plus importants que ce que l’on ne s’imaginait au départ ».
Or, « nous protégeons rarement des habitats dont nous ignorons tout », fait remarquer Sowers. « C'est pourquoi il est important de les cartographier. [A titre d’exemple], environ 75 % des océans mondiaux n'ont toujours pas étés cartographiés. La répartition mondiale, mais également l’importance écosystémique des coraux profonds commence tout juste à être appréhendée ». Ce type d’études permettra d’élaborer des plans solides de protection, mais également d’estimer la capacité de résistance et de résilience des populations profondes face aux grands changements actuels.
Retrouvez notre reportage sur les créatures des abysses dans le numéro 294 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine