Les terres gelées d’Alaska pourraient devenir des terres agricoles
À cause du dérèglement climatique, d’ici 40 ans, près de 2,7 millions de km² de terres sauvages pourraient devenir cultivables. Une fausse bonne nouvelle.
La chaîne de montagne de l'Alaska se profile au-dessus de la rivière Toklat et des plaines de Murie. D'ici quelques dizaines d'années, des champs de blé, d’oignons ou de pommes de terre pourraient remplacer ces plaines où les troupeaux de caribous aiment à paître.
Cela pourrait ressembler à une bonne nouvelle. Si les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter, d’ici quarante ans, près de 2,7 millions de km² de terres sauvages pourraient devenir arables. Soit la superficie du Kazakhstan. Les pays de hautes latitudes comme l’Alaska, le Canada, et la Russie sont particulièrement concernés. Des champs de blé, d’oignons ou de pommes de terre pourraient ainsi remplacer les froides plaines où s’épanouissent aujourd’hui les caribous, les ours et les bisons.
Voilà le constat des chercheurs britanniques de l’université d’Exeter, en Angleterre, dans une étude parue au sein de la revue Current Biology en novembre 2023. Pour arriver à leurs conclusions, les scientifiques ont étudié 1708 variétés de plantes, en se basant sur les données de l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO).
Cela pourrait donc ressembler à une bonne nouvelle - c’est pourtant un phénomène inquiétant à plus d’un titre. « D’abord pour la perte de biodiversité qu’un tel bouleversement implique » explique Alexandra S. Gardner, l’autrice principale de l’étude. Elle rappelle que l'agriculture est déjà la première cause de perte de biodiversité au niveau mondial.
Depuis le début des années 1990, « 3,3 millions de km² ont été perdus malgré une expansion considérable des zones protégées » notent ainsi les auteurs. Ces changements entraînent avec eux la destruction de tout un pan de la vie sauvage. À titre d'exemple, en Europe, le nombre d’oiseaux a décliné de 25 % en 40 ans sur le continent européen, voire de près de 60 % pour les espèces des milieux agricoles – et l’agriculture intensive est bien la principale pression sur ces populations de volatiles, notamment à cause des engrais et des pesticides.
Autre inquiétude : l'impact de ces transformations sur le climat. «Les écosystèmes intacts stockent le carbone. Ces terres sauvages (des endroits de plus de 10 000 km² sans pression humaine) permettent de limiter le changement climatique. Les abîmer nous éloigne encore un peu plus de nos objectifs climatiques » poursuit la chercheuse.
Mais ces arguments risquent d’être difficilement audibles. Dans les prochaines années, la demande alimentaire va augmenter, puisque l’on devrait atteindre les 10 milliards d’êtres humains sur Terre d’ici 2050, selon un rapport de l’ONU. Dans le même temps ; à cause du réchauffement climatique, il va devenir de plus en plus difficile de cultiver dans les champs qui existent déjà, notamment dans les tropiques. « Certaines plantes ne pourront plus pousser, d’autres seront de moins bonne qualité » résume Alexandra Gardner. 72 % des terres actuellement cultivables devraient ainsi perdre en diversité des cultures, notent les scientifiques dans l’étude. En plus, d’après le GIEC, 10 % des terres agricoles actuelles deviendront inadaptées au climat d’ici 2050. Le tout, souvent, dans des régions déjà fragiles et exposées à la faim, notamment en Afrique, en Asie, en Amérique centrale et du Sud.
Or les nouvelles terres agricoles apparaîtraient surtout dans le Nord. Dans ce contexte, loin d'être une sorte d'Eldorado agricole, ces nouveaux champs « exacerberaient la fracture actuelle en matière de sécurité alimentaire entre les pays développés de l'hémisphère nord et les pays en développement des tropiques » souligne l’étude.
Quoiqu’il soit, ces nouvelles terres agricoles aiguiseront les intérêts. Pour faire face à cet apparent dilemme -comment protéger ces terres qui pourraient produire de quoi nourrir une partie de l’humanité – les chercheurs soulignent qu’en réalité, « la production agricole mondiale pourrait croître sans sacrifier les terres sauvages », y compris en 2050. Pour cela, il faut réduire le gaspillage alimentaire, augmenter l’efficacité des cultures et réduire la consommation de viande. «Les plantes nécessitent beaucoup moins d’espace que les animaux » explique Alexandra Gardner.
« La meilleure stratégie reste d’éviter cette situation en réduisant nos émissions de gaz à effet de serre. Il vaut mieux prévenir que guérir » conclut la chercheuse.