Reportage : état d'urgence pour les coraux
Alors que le changement climatique réchauffe les océans et tue les coraux, les scientifiques s ’efforcent de protéger les zones vulnérables et de développer des espèces plus résistantes.
Le récif Opal, dans la Grande Barrière de corail, en Australie, a subi de gros dégâts lorsque les températures de l’océan ont atteint des sommets, en 2016 et en 2017. David Doubilet explique : « Le corail, autrefois très coloré, était devenu une ruine grise à l’agonie – une statue squelettique engendrée par le changement climatique. »
Les plongeurs ont exulté. C’était en août 2020, près d’un récif des Florida Keys. La biologiste marine Hanna Koch et ses collègues du Mote Marine Laboratory & Aquarium avaient guetté cet instant : juste avant minuit, par 4 m de fond, dans une explosion silencieuse, de minuscules faisceaux rose orangé de sperme et d’œufs ont commencé à s’élever le long du récif.
Cette éruption est typique de la reproduction de nombreux coraux récifaux. Elle se produit une fois par an, une nuit d’été, quelques jours après la pleine lune. Sous l’effet du cycle lunaire, de la température de l’eau et de la durée du jour, les espèces de corail des récifs de Floride libèrent en même temps des milliards de spermatozoïdes et des millions d’œufs. Une frénésie qui accroît la diversité génétique et garantit qu’un petit pourcentage d’œufs sera fertilisé, se fixera sur le récif sous forme de larves et l’ensemencera à son tour.
Mais il ne s’agissait pas d’un frai ordinaire. Ces coraux étoiles massifs (Orbicella faveolata), classés en danger selon la loi américaine sur les espèces menacées, ont été cultivés et «plantés » en 2015 par les scientifiques du Mote dans le cadre d’un projet de restauration des récifs. Depuis, ils ont survécu à un épisode de blanchissement, à un ouragan de force 4 et à une épidémie, montrant une résilience encourageante. Ils ont atteint leur maturité reproductive plus vite que leurs homologues sauvages, et sont devenus les premiers coraux de récifs restaurés à frayer en mer.
Près de 40 ans plus tôt, Peter Harrison, écologue marin à l’université Southern Cross, en Australie, a été témoin du premier blanchissement de corail à grande échelle répertorié. En plongeant au large de Magnetic Island, dans la Grande Barrière de corail, il a été stupéfait. Il se souvient : «Le récif était un patchwork de coraux sains et de coraux terriblement blanchis, comme Le corail vit en symbiose avec les algues photosynthétiques qui logent dans ses tissus et lui fournissent sa nourriture (et sa coloration). Mais les températures élevées et autres stress peuvent rendre les algues toxiques. Lorsque cela se produit, ces algues peuvent mourir ou être expulsées par leur hôte. Un processus appelé «blanchissement», car les tissus clairs du corail et son squelette blanc de carbonate de calcium se retrouvent exposés. Si le corail ne rétablit pas son lien avec les algues, il mourra de faim ou de maladie.
La dévastation observée par Harrison en 1982 s’est répétée cette année-là et la suivante sur de nombreux autres récifs du Pacifique. En 1997 et 1998, le phénomène est devenu mondial, tuant près de 16 % des coraux de la planète. À cause du changement climatique, de la pollution, des maladies, de l’acidification des océans, des espèces invasives et d’autres menaces, les cités fantômes de Harrison prolifèrent.
Les scientifiques supposent qu’il y a encore environ quarante ans, un blanchissement majeur se produisait à peu près tous les vingt-cinq ans. Cela laissait le temps aux coraux de se rétablir. Mais, désormais, ces épisodes se multiplient et surviennent environ tous les six ans. Ils pourraient bientôt devenir annuels à certains endroits.
Un récif résonne de musique. Et de mouvement. Des clics et des tapotements, des grincements et des gargouillements accompagnent la danse des coraux mous, le frémissement des crevettes, le grignotage des poissons, le trottinement des crabes. Des murènes jaillissent de cavités, des requins de récif se disputent une proie, des seiches rôdent, puis s’enfuient. Avec leurs fourrés et leurs coraux pareils à des pièces montées décorées d’éventails de gorgonaires, de vers marins en forme de tubes et de plumeaux, les récifs offrent un spectacle de toute beauté.
Une seiche inspecte une zone de la Grande Barrière de corail qui a survécu au stress dû à la température élevée de l’eau. Des chercheurs étudient ce qui rend ces coraux résistants et les utilisent afin de
restaurer les récifs. « Dans la nature, la résilience varie, note Charlie Veron, écologue spécialiste des coraux. C’est toujours une joie d’en être témoin.
Il y a une douzaine d’années, j’ai passé quinze jours fabuleux dans la Grande Barrière de corail. J’étais accompagnée par les photographes David Doubilet et Jennifer Hayes. L’article que j’ai écrit pour National Geographic célébrait le récif et sonnait l’alarme : nous pouvions perdre ce lieu extraordinaire. En tant que journaliste ayant une formation en biologie de la conservation, je m’inquiétais des écosystèmes fragilisés ; comme amoureuse de la mer, je craignais une perte bien plus vaste. Aussi, lorsque j’ai vu les photos les plus récentes des récifs où nous avions plongé – certains sont maintenant des champs de ruines étranglés par les algues –, j’ai imaginé le calme et le silence, et j’ai pleuré.
Malgré ces ravages, la Grande Barrière de corail impressionne encore par son gigantisme – quelque 3 000 récifs s’étirant sur 2300 km– et reste une rareté. Les récifs coralliens tropicaux en eau peu profonde couvrent moins de 1 % des fonds marins. La mort d’un seul récif a des répercussions dévastatrices. Ces écosystèmes abritent au moins un quart de la vie océanique. Ils jouent aussi un rôle vital pour les populations humaines, car ils protègent les côtes des tempêtes, favorisent la pêche et attirent les touristes.
Le fait que tant de récifs souffrent de la chaleur est donc très significatif, mais les effets diffèrent. « Le changement climatique se déplace comme une couverture uniforme sur la Terre, mais les détails varient beaucoup, explique Charlie Veron, écologue spécialiste des coraux et ancien responsable scientifique de l’Institut australien des sciences de la mer (AIMS). Le blanchissement du corail est inégal et les conditions météorologiques locales sont déterminantes: ici, il y a peut-être des nuages de mousson qui protègent le récif, mais, là-bas, le ciel est bleu et le soleil tape fort. » Selon Veron, cette variabilité entrave la conception d’interventions à grande échelle.
Dans les Florida Keys, John Ziska, 18 ans, un bénévole de SCUBAnauts International, s’occupe de boutures sur un site de restauration du Mote Marine Laboratory. En dix ans, les plongeurs ont «planté» près de 110 000 fragments sur les récifs malades de Floride.
Depuis plus de vingt ans, l’Administration nationale des études océaniques et atmosphériques des États-Unis (NOAA) utilise des données satellitaires et de terrain, ainsi que des modélisations, pour prévoir quand et où le blanchissement risque de se produire, «donnant ainsi aux gestionnaires des côtes une longueur d’avance, une chance d’intensifier les efforts de protection», explique Mark Eakin, coordinateur de l’agence Coral Reef Watch. Ce système d’alerte précoce a poussé des gestionnaires de ressources à limiter l’accès aux zones de récifs vulnérables, à prélever les coraux rares de façon préventive et à expérimenter des installations faisant de l’ombre aux coraux de manière artificielle.
Ces mesures, coûteuses et provisoires, sont inutiles là où le corail est déjà mort. C’est pourquoi les scientifiques essaient aussi de reconstruire les récifs. Bien que les coraux soient des animaux, ils peuvent être cultivés comme des plantes : il faut ramasser des boutures, les élever dans des pépinières, puis greffer les organismes les plus matures sur les récifs dégradés, offrant ainsi un nouveau départ à la vie.
Depuis des décennies, les écologues ont affiné cette stratégie pour les coraux branchus à croissance rapide. Toutefois, jusqu’à récemment, peu d’éleveurs marins avaient essayé de cultiver les véritables éléments constitutifs d’un récif, tels que les coraux massifs et les coraux-cerveaux. Ces géants à croissance lente peuvent vivre plusieurs siècles et mettre des décennies à atteindre leur maturité reproductive. Puis les chercheurs du Mote ont réalisé une avancée capitale.
Les «microfragments» prélevés sur ces coraux agissent un peu comme une peau blessée, en repoussant très vite (environ dix fois plus vite que les grosses boutures). Cultivés côte à côte en aquarium, les polypes d’une même colonie fusionnent, ce qui réduit le temps nécessaire pour atteindre la taille de reproduction. Élevées ainsi, certaines espèces ont commencé à se reproduire en quelques années seulement.
Même le jardin le mieux entretenu n’est pas à l’abri des intempéries, et de nombreux coraux branchus cultivés en pépinière ont fini par succomber à la chaleur. Il est donc essentiel, selon Erinn Muller, directrice de la recherche biologique du Mote, de se concentrer sur les coraux qui ont une grande tolérance à la chaleur. Muller cherche par ailleurs à savoir s’il existe un lien entre la température et une maladie de «perte de tissus du corail dur» (Stony Coral Tissue Loss).
Apparue dans les Florida Keys en 2014, celle-ci touche maintenant presque toute la barrière de corail, longue de 580 km. « La maladie est un problème chronique pour les coraux, c’est pourquoi nous effectuons des tests de tolérance à la maladie et à la chaleur, et nous accélérons la reproduction de ceux qui ont le plus de chances de survivre à ces deux menaces à la fois au cours des prochaines décennies, explique-t-elle. De cette façon, nous intégrons la résilience dans notre programme de restauration. »
Les stratégies du laboratoire s’intéressent aussi au sauvetage de récifs au-delà de la Floride. Dans le Golfo Dulce, Raising Coral Costa Rica (une équipe dirigée par des écologues locaux et américains spécialisés dans les récifs coralliens) cultive à la fois des espèces de coraux branchus et des microfragments d’espèces de coraux massifs susceptibles de redonner vie à d’anciens récifs. Ces coraux, dont certains sont millénaires, présentent une particularité: le golfe étant alimenté par quatre fleuves et balayé par les marées, ils y sont exposés à de rapides fluctuations des températures et des taux d’acidité et de salinité, ce qui les rend d’autant plus capables d’affronter des conditions changeantes. Leurs gènes, et ceux des coraux vivant dans des conditions similaires, pourraient fournir des indices permettant de renforcer la résilience ailleurs sur la planète.
« La clé absolue est de s’attaquer au changement climatique, martèle le biologiste marin Terry Hughes, de l’université James-Cook, en Australie. Nous aurons beau nettoyer l’eau, les récifs vont périr. » En 2016, une année qui a battu un record de chaleur et s’inscrivait dans la lignée d’autres années record, 91 % des récifs qui composent la Grande Barrière de corail ont blanchi.
À l'autre bout du monde, Harrison sait que, même avec le meilleur patrimoine génétique, une larve n’a qu’une chance sur un million de survivre. Il veut améliorer cette proportion de façon spectaculaire. «Les larves n’ont qu’un contrôle limité sur leurs déplacements », dit-il. Dans leur grande majorité, elles partent à la dérive, et, si elles finissent par rencontrer un substrat approprié, note-t-il, elles y trouvent « un mur de bouches qui attendent de les manger. »
Les équipes de Harrison ramassent donc des nappes d’œufs et de sperme libérés par les coraux qui ont survécu au blanchissement et ont prouvé leur tolérance à la chaleur. Concentrer des gamètes sous des filets tendus près de la surface de l’océan favorise la fécondation et la formation de larves. Celles-ci peuvent ensuite être disséminées sur les récifs endommagés.
Une brume blanche d’œufs et de sperme tourbillonne au-dessus du récif Moore, sur la Grande Barrière de corail. Cette éruption annuelle permet la reproduction sexuée des coraux, mais aussi de maintenir leur diversité génétique. « C’est une joie et un soulagement de nager dans un blizzard de frai de corail qui s’élève des animaux survivants », raconte David Doubilet.
Harrison teste deux méthodes de dispersion. La première utilise des «LarvalBots», des robots télécommandés qui répandent les larves. La seconde consiste à coller dans des cavités du récif des bouchons de céramique auxquels les larves sont attachées.
Bien que cette colonisation larvaire ciblée ait fait ses preuves sur des parcelles de recherche aux Philippines et sur la Grande Barrière de corail, Harrison sait que, pour avoir un impact majeur, il lui faudra disperser des milliards de larves sur des kilomètres de fonds marins.
Les épisodes de frai qui permettent à Harrison de se fournir en gamètes maintiennent de façon naturelle une forte diversité génétique, car les œufs et le sperme de différents parents se mélangent. Mais, à mesure que la santé des récifs se détériore, de moins en moins de coraux réussissent à se reproduire. Après les blanchissements de 2016 et 2017 sur la Grande Barrière de corail, Terry Hughes et ses collègues ont constaté que la colonisation larvaire avait chuté de 89 %.
Dans un laboratoire de l’Institut australien des sciences de la mer, la généticienne Madeleine van Oppen cherche à réduire ces pertes. Elle extrait des algues et des bactéries qui vivent dans les coraux les gènes liés au contrôle de la chaleur. « Nous commençons à bien comprendre ces associations intimes et à les utiliser », assure- t-elle. En exposant ces algues cultivées en laboratoire à des hausses de température progressives sur plusieurs années, elle laisse la sélection naturelle et les mutations aléatoires faire le travail d’amélioration de la tolérance à la chaleur des algues – mais en accélérant le processus.
Les coraux qui acceptent ces algues partenaires améliorées se sont avérés moins sujets au blanchissement. Van Oppen prévoit également de faire évoluer en laboratoire les bactéries qui vivent dans les microbiomes des coraux.
« Si nous pouvions inoculer au corail des algues et des bactéries cultivées en laboratoire capables de les aider à neutraliser le stress thermique, déclare-t-elle, nous verrions comment rendre le corail plus résistant au blanchissement thermique dans son milieu naturel. »
Les scientifiques de l’Institut créent aussi des hybrides. Ils croisent des coraux adaptés aux eaux plus chaudes avec des coraux d’eau froide de la même espèce pour voir si la tolérance à la chaleur se transmet à leur progéniture. Les premiers résultats sont prometteurs. Van Oppen ajoute : « Et nous créons des hybrides entre les espèces qui peuvent avoir une meilleure résistance au climat que leurs homologues de souche pure. »
Écologue marin à l’université Southern Cross en Australie, Peter Harrison prépare un filet de collecte en vue du prochain frai du corail, sur le récif Moore. Les œufs et le sperme collectés resteront dans des bassins d’élevage en mer jusqu’à ce qu’ils engendrent des larves. Harrison les relâchera alors sur les récifs qu’il tente de restaurer. Cette partie du récif a survécu aux blanchissements de 2016 et 2017. Cela signifie que ses coraux portent peut-être des gènes qui les aident à tolérer de plus hautes températures.
Autre bonne nouvelle, dans certains cas, les coraux font déjà le travail eux-mêmes : les scientifiques travaillant sur les récifs du plus grand atoll du monde – Kiritimati, situé dans le Pacifique – ont découvert des coraux qui se remettaient d’un blanchissement en pleine vague de chaleur. Ils l’ont fait en accueillant des algues naturellement tolérantes à la chaleur.
Tous les récifs sont meurtris. Ils ont absorbé, en moyenne, une hausse de plus de 1 °C. «Et ils sont encore là, observe Terry Hughes. Le mélange de coraux a changé. Il est très différent d’il y a cinq ans, mais c’est une source de résilience. »
Malgré tout, il doute que ces animaux puissent survivre à un réchauffement de 2 à 3 °C et il s’inquiète de nous voir placer trop d’espoirs dans notre capacité à régénérer les récifs. «La restauration est une forme de pis-aller. Il y a urgence à s’attaquer aux causes profondes, prévient-il. Ce qui arrive aux récifs relève d’une mauvaise gestion politique – de la qualité de l’eau, de la pêche, et surtout des gaz à effet de serre – et il y a du pain sur la planche dans ces trois domaines. »
En attendant, alors que les températures sont en hausse, des scientifiques ont entrepris de stocker des coraux durs dans des biobanques.
« C’est quelque chose que nous pouvons faire dès à présent : collecter toutes les espèces, les étiqueter et les maintenir indéfiniment en vie, pour des études génétiques et, si possible, un jour futur, repeupler des océans avec des espèces éteintes dans la nature, dit Charlie Veron, cofondateur d’une installation de ce type en Australie. C’est à nous d’utiliser tous les outils dont nous disposons pour maintenir les récifs en vie. Je crois que nous ne pouvons pas ne pas le faire. »
Article publié dans le numéro 260 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine