Loin des regards, la biodiversité prospère à la frontière des deux Corées
La frontière entre les deux Corées, hautement militarisée, héberge des forêts et des rivières, loin des activités humaines, préservées de l’exploitation et du bruit par les barbelés et les miradors.
Quels animaux peuvent bien prospérer à la frontière entre les deux Corées ? Des chercheurs utilisent l'éco-acoustique pour répondre à cette question.
C’est un espace loin des regards. Au fil des ans, il est presque devenu mythique. L’éco-acousticien et Explorateur National Geographic Jérôme Sueur, en compagnie d’une équipe de chercheurs coréens et français, enregistrent les sons de cette zone difficile d’accès. Objectif : en savoir plus sur sa biodiversité.
Quels animaux peuvent bien prospérer dans cet endroit hors du commun ? L’explorateur National Geographic Jérôme Sueur, avec l’écologue française Hortense Serret et une équipe de chercheurs coréens, ont voulu trouver la réponse à cette question grâce à l’éco-acoustique. Cette nouvelle pratique scientifique permet de suivre une partie de la faune grâce aux sons. Des magnétophones accrochés aux arbres enregistrent automatiquement le chant des cigales, les cris des oies et des grues, les hululements des chouettes, les coassements des grenouilles… et renseignent ainsi, indirectement, sur la biodiversité locale. Cette méthode non-invasive est idéale pour travailler dans des zones aussi contrôlées que cette frontière unique. Entretien avec l’un des pionniers de cette pratique.
L'Explorateur National Geographic Jérôme Sueur, en compagnie d'une équipe de chercheurs coréens et de l’écologue française Hortense Serret, enregistrent les sons d'un endroit difficile d’accès : la zone de contrôle civile, proche de la frontière entre les deux Corées.
Pourquoi avoir voulu étudier cette zone-là avec l’éco-acoustique?
C’est un endroit mystérieux, une terre quasi inconnue scientifiquement. Les savoirs sur la faune à la frontière des deux Corées, qui portent principalement sur les oiseaux, sont très limitées. Le Muséum d’Histoire naturelle de l’Université d’Ewah à Séoul, en Corée du Sud, s’est mis en tête d’étoffer les connaissances sur cet endroit si particulier. L’éco-acoustique est très appropriée dans ces zones là, puisqu’elle ne nécessite presque pas de présence humaine. Il suffit d’installer des magnétophones autonomes, qui peuvent passer plusieurs mois, jour et nuit, sur place. Avec ces enregistrements, les sons ne sont pas enregistrés pour étudier le comportement sonore animal mais pour trouver des preuves de la présence de certaines espèces. L’éco-acoustique permet d’avoir ainsi une image sonore de biodiversité animale. Elle donne accès à des informations sur les oiseaux, bien sûr, mais aussi sur les mammifères, les amphibiens et les insectes.
Vous vous êtes rendus dans la CCZ (civilian control zone, ou Zone de contrôle civil). Cet endroit, proche de la frontière, est sous haute surveillance. Comment êtes vous parvenus jusque là-bas ?
Le travail administratif réalisé par l’équipe coréenne était très lourd. Nous avons notamment fait appel à un spécialiste de la zone. Connaissant parfaitement l’endroit, il a pu baliser notre chemin dans le labyrinthe des permis militaires à obtenir. Nous avons finalement pu entrer dans cette zone pendant quatre journées en novembre 2022, mais il fallait impérativement rentrer avant la nuit - impossible de dormir sur place. Et rien n’était acquis : notre permis a été suspendu quelques jours à cause de tensions entre les deux Corées, mais notre collaborateur local a réussi à débloquer la situation.
Nous n’avons tout de même pas pu accéder à toutes les zones qui nous intéressaient. La DMZ (Demilitarized Zone ou Zone démilitarisée), cette bande de terre de 4 kilomètres de large de part et d’autre de la frontière, reste totalement interdite d’accès. Elle porte d’ailleurs très mal son nom puisqu’elle est extrêmement militarisée. Notre étude a donc porté sur cette CCZ, cette « zone de contrôle civile » sud-coréenne, un endroit d’une vingtaine de kilomètres de large qui borde la DMZ.
Un des magnétophones utilisés pour enregistrer les sons de la faune proche de la frontière entre les deux Corées : le chant des cigales, les cris des oies et des grues, les hululements des chouettes, les coassements des grenouilles...
Quel dispositif avez-vous mis en place pour enregistrer la biodiversité ?
Lors des premiers jours sur place, nous avons analysé la géographie et l’écologie des lieux. L’idée ? Placer des magnétophones dans les endroits les plus pertinents, pour suivre notamment la faune des zones humides et des forêts. Nous les programmons pour enregistrer une minute de son tous les quart d’heure. L’analyse des données sera entre les mains de l’équipe coréenne, qui, à l’aide d’algorithmes et d’intelligence artificielle, que nous développons, pourra ensuite décrire, suivre et comparer les différents sites d’enregistrements.
Quelles ont été vos premières impressions sur le terrain ?
La CCZ est assez silencieuse ! Nous entendions très peu de bruit d’origine humaine. Peu de circulation car peu de routes, aucun avion qui survole cette frontière, presque pas d’habitations non plus... Seulement, parfois, des tirs militaires d’entraînement qui donnaient une ambiance un peu surréaliste à ce paysage de bout du monde.
Puisque nous étions en novembre, les paysages sonores étaient assez calmes mais nous avons tout de même entendu des oies, des grues, des grillons, quelques passereaux et même des cigales ! C’est anecdotique, mais cela nous a surpris d’entendre en automne ces insectes de l’été !
Peu de bruits d'origine humaine troublent la quiétude de la zone de contrôle civile, proche de la frontière entre les deux Corées..À part, parfois, quelques tirs d'entraînements militaires.
C’est aussi étonnant car l’environnement naturel, quoique morcelé par les rizières, est assez ressemblant à celui d’Europe de l’Ouest. Le dépaysement existe mais il n’est pas total comme on pourrait s’y attendre à plus de 12 000 km de chez soi. Nous étions en fait dans la même zone biogéographique avec des plantes et des animaux apparentés à ceux de nos contrées. Autre impression ; cette « zone de contrôle civile » est en fait très anthropisée ! Certes, personne n’a le droit d’y habiter, mais des agriculteurs peuvent y cultiver des terres, à condition de ne pas dormir sur place. Tout est très contrôlé. Des rizières et des cultures sous serre de ginseng côtoient ainsi de très jeunes forêts de chênes, truffées de mines. Ces dernières n’ont pas plus de 70 ans, puisque toute la biodiversité a été détruite pendant la guerre. Elles évoluent librement : les mines empêchent de les parcourir ! Cette « zone de contrôle civile » n’est donc pas vraiment un lieu « sauvage », mais elle reste très préservée, et empreinte d’un certain mystère. Sur place, nous passions notre temps à chercher à travers la brume de novembre la Corée du Nord... qui visuellement, ressemble comme deux gouttes d’eau à la Corée du Sud, avec les mêmes reliefs et le même horizon.
Qu’espérez-vous des suites de ce projet ?
J’espère que nos amis Coréens continueront d’utiliser l’éco-acoustique pendant des années, pour comprendre comment la faune évolue sur le long terme. Scientifiquement c’est important d’avoir une estimation de l’évolution de la biodiversité sonore au cours des années, en fonction notamment de la croissance de la forêt mais aussi du changement climatique. Il y a également dans ce projet un fort enjeu de sensibilisation à la protection de la nature par l’acoustique. En écoutant les paysages sonores, on adopte immanquablement une posture de respect et d’humilité.