Fast fashion : comment en est-on arrivés là ?

Cent milliards de vêtements sont vendus chaque année dans le monde. Une frénésie qui trouve son origine au 17e siècle, quand, pour la première fois, il a fallu habiller de manière identique les centaines de milliers de soldats des guerres coloniales.

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 27 avr. 2024, 15:48 CEST
Selon l'ONG Oxfam, les femmes représentent 60 millions de travailleurs au sein de l’industrie textile dans ...

Selon l'ONG Oxfam, les femmes représentent 60 millions de travailleurs au sein de l’industrie textile dans le monde, avec un volume horaire moyen journalier de 12 heures. Sur un t-shirt vendu 29€ en magasin, les ouvrières textile touchent seulement 0,18€, soit 0,6% du prix du produit.

PHOTOGRAPHIE DE François Le Nguyen / Unsplash

Le chiffre a de quoi donner le vertige : Shein, l’enseigne chinoise d’« ultra fast fashion » propose jusqu’à 10 000 nouveaux produits par jour. Voilà la pointe émergée de l’iceberg, celle qui laisse deviner l’explosion de la production- et de la consommation -  de vêtements au cours des dernières décennies. Si aujourd’hui, Shein incarne peut-être le mieux cette croissance spectaculaire, cette frénésie de production concerne bien d’autres enseignes de mode. Nombreuses sont celles qui ne se limitent plus à deux collections par an (printemps/été - automne/hiver) mais en produisent plutôt une vingtaine, comme Zara et H&M, voire une cinquantaine ! 

Voilà qui incite les clients à retourner le plus souvent possible en magasin... Une tendance lourde de conséquences. Aujourd’hui, la mode est l’une des industries les plus polluantes de la planète. Comment en est-on arrivés là ? Au fil des ans, l’exploitation des ouvrières (les travailleurs du textile sont majoritairement des femmes), les innovations techniques, les délocalisations ou encore les nouveaux matériaux ont permis de produire toujours plus de vêtements, toujours moins chers. Sans remédier aux problèmes sociaux et écologiques, causés par leur fabrication. L’historienne Audrey Millet, autrice du Livre noir de la mode a retracé les grandes étapes de notre cheminement vers la fast fashion.

Elle situe le point de départ de cet incroyable développement au 17e siècle. C’est à ce moment-là que l’on commence à produire en masse des vêtements identiques. « Il fallait habiller les centaines de milliers de marins et de soldats qui partaient sur des bateaux direction l’Amérique pour faire la guerre. C’est la première fois que l’on assiste à des conflits de cette envergure, et il faut vêtir les militaires. En France et en Angleterre, on aligne des couturières en rang d’oignons dans les arrière-cours de Londres et de Paris pour produire à la chaîne ces habits en lin, en chanvre et en laine. Pour la première fois, on crée des tailles standardisées : S, M ou L. Il n’était pas question de faire du sur-mesure pour de la chair à canon » explique Audrey Millet. Les ouvrières, souvent accompagnées de leurs enfants, toujours sous-payées, travaillent d’arrache-pied plus de dix heures par jour pour coudre des chemises, des chaussettes, ou encore des bonnets dans le froid et l’odeur pestilentielle des arrière-cours (à l’époque, il n’y a pas d’égout !). Quand les besoins pour la guerre se tarissent, cette production de vêtements standardisés continue. Cette fois, ces habits grossièrement découpés viennent habiller les orphelins et les esclaves.

 

« UNE NOUVELLE CLASSE DE CONSOMMATEURS EST NÉE »

Deuxième grand tournant dans la longue route qui mène à la « fast fashion » : l’essor de la culture du coton sur le continent américain. Au 18e siècle, l’esclavage, alors à son apogée, tout comme l’invention du métier à tisser industriel rendent possible sa production à grande échelle. 

« L’explosion de la productivité de l’industrie cotonnière anglaise entraîne une baisse spectaculaire des prix, de sorte que pour la première fois, les classes modestes peuvent s’habiller de manière attrayante. Une nouvelle classe de consommateurs est née. Une fois que les masses britanniques ont goûté aux cotons chatoyants, facilement lavables et peu coûteux, il n’y avait pas de retour en arrière possible » écrit Audrey Millet dans son livre. Dans les ateliers, en Angleterre, on réceptionne le coton américain et on le tisse toujours plus vite grâce à une nouvelle organisation du travail. Désormais, à chacune sa tâche, là où auparavant les couturières s’occupaient d’un vêtement en entier. Une couturière travaille sur la jambe gauche du pantalon, l’autre sur la jambe droite… Le taylorisme devient la norme. Si, avec cette nouvelle manière de travailler, la productivité augmente, les salaires des ouvrières restent misérables. « J’ai retrouvé des témoignages de couturières au 19e siècle qui expliquent qu’elles amènent un déjeuner à l’atelier le midi pour ne pas perdre la face devant leurs collègues. Le soir, il leur reste à peine un quignon de pain pour manger. La mécanisation devait améliorer les terribles conditions de travail. Ce ne fut pas le cas. Il fallait produire en plus grande quantité dans le vrombissement des métiers à tisser de l’usine ou dans sa chambre de bonne » souligne Audrey Millet.

 

DES CHEMISES QUI FONT LE TOUR DU MONDE

Deux grands mouvements vont encore diminuer les coûts de production, élargir le marché, et précipiter le monde dans l’ère de la fast fashion. Au 20e siècle, de nouvelles matières tirées du pétrole, comme l’acrylique ou le polyester, apparaissent suite au boom de la pétrochimie. Elles sont encore moins chères que le coton. La viscose, également, se démocratise : on fabrique cette matière à partir du bois, en la soumettant à de nombreuses procédures chimiques, ce qui accroît la pression sur les forêts...

Et puis vers les années 1970, les industriels ont une nouvelle opportunité pour faire baisser les prix : déménager les usines là où les salaires sont bas, et les travailleurs, nombreux. Chine, Inde, Vietnam, ou encore Bangladesh... nos chemises commencent alors à faire le tour du monde avec du coton cultivé au Texas, filé en Asie du Sud-Est, et qui atterrissent dans les rayons d’un magasin des Champs-Élysées.

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    « Aujourd’hui, les industriels peinent à trouver de nouveaux matériaux de fabrication qui pourraient faire baisser les prix. Alors certains acteurs de la mode se détournent de l’Asie pour s’installer en Afrique, histoire de produire leurs vêtements à plus bas coût encore. En Chine, le salaire moyen d’un ouvrier textile tourne autour de 350 euros par mois. En Ethiopie, il avoisine les 26 euros par mois » détaille Audrey Millet. Un rapport d’Oxfam souligne qu’en général, sur un T-shirt vendu 29 € en magasin, les ouvrières touchent uniquement 0,18€, soit 0,6 % du prix du produit. En parallèle, au cours du 20e siècle, le marketing se développe pour donner envie aux consommateurs d’acheter ces nouveaux vêtements bon marché. Les industriels élargissent le spectre des acheteurs en créant par exemple des vêtements spécifiques pour les enfants, qu’ils vantent à grand renfort de campagnes publicitaires. « Aujourd’hui, la publicité représente à elle seule (donc sans inclure les autres formes de marketing) jusqu’à 12 % du prix d’un produit » écrit Audrey Millet.

    Comment mettre un stop à cette frénésie ? En France, une proposition de loi suggère l’interdiction de la publicité pour les produits de l’ultra fast fashion et la mise en place d’un malus économique sur ces vêtements-là, qui pourraient représenter jusqu’à 50 % du prix du produit, avec un plafond à 10 euros. Si elle estime que l'interdiction de publicité est « une très bonne idée », sur ce dernier point, l’historienne est plus mitigée. « Cela sera difficile à appliquer vu le principe de libre concurrence » souligne-t-elle. 

    Pour sortir de l’impasse, des créateurs de contenus et entrepreneurs tentent de populariser la « slow fashion », avec des produits de seconde-main, ou fabriqués en Europe. En parallèle, l’ONG Les Amis de la Terre prône l’interdiction pure et simple du modèle de l’ultra fast fashion, avec ses milliers de nouveaux produits sur le marché chaque jour. Pour les autres enseignes, il sera question de plafonner les mises en marché, et abaisser progressivement ce plafond, pour qu’enfin cesse cette vertigineuse production de vêtements.

    Retrouvez notre reportage sur la fast fashion dans le numéro 295 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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