Forest schools : quand l'école prend le chemin des bois
Dans certains pays d'Europe, la classe se fait partiellement en forêt depuis des décennies. La France, longtemps restée à l'écart du mouvement, réfléchit désormais à délocaliser une partie de l'enseignement en plein air.
Séance d'observation d'un arbre. Les « forest schools », qui prévoient de larges plages d'enseignement en extérieur, principalement dans les bois, en encourageant l'autonomie des élèves.
« Et sur les indications du diable, on créa l'école. L'enfant aime la nature : on le parqua dans des salles closes », écrivait le pédagogue genevois Adolphe Ferrière au début du 20e siècle. Il faisait partie des tenants de l'éducation nouvelle, un mouvement alternatif qui militait pour un enseignement plus en phase avec la nature. Le concept est plébiscité depuis le début du 20e siècle en Europe du nord, où il a trouvé une traduction concrète dans les « forest schools », qui prévoient de larges plages d'enseignement en extérieur, principalement dans les bois, en encourageant l'autonomie des élèves.
Si cette philosophie a rencontré un terreau propice dans ces sociétés proches de la nature, elle est restée longtemps étrangère à la conception française, très académique, de l'enseignement. L'idée d'une éducation plus en contact avec la nature est toutefois en train de faire son chemin, favorisée par l'expérience du confinement. La greffe des forest schools reste limitée dans le pays. Seule une poignée d'établissements privés ont embrassé le concept. Mais le mouvement vers une école sinon dans les bois du moins plus au grand air s'est amorcé dans le système public. Il est porté par des projets pilotes ménageant une place aux sorties régulières à l'extérieur de l'école, mais aussi par la réintroduction de la nature dans celle-ci avec la végétalisation des espaces scolaires. Le projet oasis œuvre ainsi à reverdir les cours de récréation parisiennes.
Les raisons de se convertir à une pédagogie plus ouverte sur la nature ne manquent pas. Les vertus des apprentissages au grand air ont été validées par diverses études. Elles ont montré qu'ils favorisaient non seulement le bien-être des enfants, mais aussi l'acquisition des connaissances. Selon des travaux publiés en 2017 en Angleterre – qui a commencé à créer forest schools dans les années 1990 – les enfants scolarisés dans celles-ci progressent plus rapidement en lecture, en écriture et en mathématiques.
Dans son dernier ouvrage, L'école dans et avec la nature, la révolution pédagogique du XXIe siècle, co-écrit avec Corine Martel (Éditions Sciences humaines), l'historien Sylvain Wagnon, directeur du Cedrhe (centre d'étude, de documentation et de recherche en histoire de l'éducation) à l'université de Montpellier dresse l'inventaire de ces pédagogies alternatives. Et plaide pour une révolution de velours dans l'éducation française. Pour être durable, l'engouement pour la « classe dehors » suppose de repenser en profondeur notre façon d'apprendre, insiste-t-il. Entretien.
L'historien Sylvain Wagnon, directeur du Cedrhe (centre d'étude, de documentation et de recherche en histoire de l'éducation) à l'université de Montpellier.
De quand date le concept des « forest schools » ?
Deux pôles émergent au 19e siècle. Un pôle aux États-Unis, qui puise dans une tradition américaine de quête de la nature et de refus de la ville. Il est lié à des communautés religieuses comme les Amish, qui cherchent à être en harmonie avec une nature idéalisée. L’autre pôle, germanique et scandinave, a une connotation moins religieuse. Il vise à penser une éducation qui ne relève pas seulement de la transmission d'un savoir mais aussi d'un épanouissement en phase avec l'environnement. L'émergence de ce mouvement dans cette partie de l'Europe n'est pas un hasard, car la nature est très présente dans la mythologie et dans le quotidien des populations, qu'elle impacte beaucoup plus que dans un pays tempéré comme la France.
L'essor des forest schools au début du 20e siècle est aussi lié à la révolution industrielle et aux transformations sociales qu'elle a engendrée. Elle conduit certains à s'interroger sur la façon de garder le lien ancestral avec la nature, malmené par ces bouleversements. Le mouvement des forest schools est une nébuleuse, où peut coexister une approche libertaire et des dérives anti-modernistes. Hors de l'école, on retrouve la même ambiguité dans le scoutisme, qui se développe à la même époque en quête d'un lien entre les enfants et la nature, avec des formes très progressistes et d'autres beaucoup plus réactionnaires.
Vous évoquez aussi le rôle de « l'éducation nouvelle » dans leur essor. Que prône les tenants de cette pédagogie ?
C'est un mouvement de réforme par rapport à une éducation dite classique. Les systèmes nationaux européens ont en effet privilégié fortement l'idée que la classe était le lieu de la culture, par opposition à l'extérieur et à la nature, associés au monde de la superstition. Au début du 20e siècle, les pédagogues de l'éducation nouvelle soulignent que l'enfant n'est pas qu'une tête, mais aussi un corps et des émotions qu'il faut prendre en compte dans les apprentissages. Ces penseurs ne remettent pas en cause l'école mais ils considèrent que la connaissance de la nature participe d'une éducation efficace, où l'enfant se sent bien. « La classe, c'est quand il pleut », déclare ainsi le pédagogue belge Ovide Decroly. Leur démarche s'inscrit dans une réflexion plus générale de l'époque sur la façon de maintenir ce lien avec la nature. Elle a aussi donné un autre mouvement un peu différent, hygiéniste, celui des écoles en plein air. Il visait à repenser l'architecture scolaire pour qu'elle soit plus ouverte sur l'extérieur.
Les forest schools mettent en avant certaines pratiques comme l'observation, la capacité à s'interroger et à chercher par soi-même.
Concrètement, en quoi consistent les forest schools ?
Par définition, il s'agit de faire l'école dans la nature. On s'adapte à l'environnement. On peut être dans les bois, mais il existe aussi des écoles en bord de mer et en montagne en Scandinavie, Allemagne, Grande-Bretagne et Espagne. Plusieurs fois par semaine, des activités sont pratiquées en extérieur. Les forest schools mettent en avant certaines pratiques comme l'observation, la capacité à s'interroger et à chercher par soi-même. Les enfants vont agir et expérimenter. L'idée est qu'ils deviennent acteurs de leur apprentissage. Les forest schools reposent aussi sur une gestion différente du risque. On est aujourd'hui dans une société qui nie celui-ci, qui a tout fait pour sécuriser l'espace éducatif. En extérieur, on leur montre les dangers et on leur apprend à être autonome, à faire attention aux autres et à développer l'entraide.
Comment les connaissances académiques sont-elles intégrées dans la démarche ?
Pour les sciences, c'est assez naturel. Être à l'extérieur et découvrir un écosystème permet de donner un caractère plus concret aux apprentissages. Des éléments du programme de géographie s'y prêtent aussi, comme ceux qui portent sur le paysage. On a délégué tout cela aux manuels scolaires, mais même s'ils sont bien faits, être à l'extérieur apporte une facilité de compréhension dans ces domaines. Il s'agit aussi de décloisonner les disciplines. Au lieu de faire une heure de français et une heure de maths, on va penser en terme de projet, comme par exemple la connaissance de l'arbre, qui pourra permettre de faire de la poésie et aussi des mathématiques en le mesurant.
Comment les forest schools se sont-elles diffusées en Europe ?
Au départ, elles se sont beaucoup développées au Danemark et en Allemagne, d'abord pour les élèves de maternelle et de primaire, puis pour les élèves du secondaire à partir de la deuxième moitié du 20e siècle. Le Danemark ou la Finlande ont transformé le contenu et la structure de leurs programmes pour les adapter à certaines pratiques des forest schools. Elles sont aujourd'hui intégrées dans tout le système public de ces pays. Aux Pays-Bas, cette évolution a été favorisée par une histoire scolaire axée de longue date sur l'autonomie des enfants. Les préoccupations écologiques ont aussi joué et également les bienfaits sur la santé d'activités en extérieur. La Grande Bretagne a multiplié les forest schools expérimentales dans les années 1990 en partie pour lutter contre les problèmes d'obésité liés à la sédentarisation. Le pays compte aujourd'hui plusieurs centaines de forest schools publiques dans le primaire.
Séance pédagogique sur les cours d’eau et les forêts.
Quels sont les bénéfices de cet enseignement dans la nature ?
Ces pratiques améliorent d'abord la santé des enfants, qui bougent plus et dont le rythme biologique est mieux pris en compte. Des études montrent que les capacités de communication et d'expression ainsi que la curiosité sont fortement développées chez les enfants qui sont passés par les « forest schools ». On s'aperçoit également que ces écoles ont un effet positif sur l'appropriation des connaissances. En devenant les acteurs de leur apprentissage, en observant et en expérimentant, les élèves retiennent mieux.
Ce modèle est-il transposable en France ?
En France, il existe aujourd'hui une quarantaine de forest schools, toutes privées, de niveau maternel ou primaire. Le phénomène reste donc marginal. Dans notre pays, où la très grande majorité de la population est urbaine, le modèle n'est pas transposable dans l'enseignement public. Mais développer les liens entre l'école et la nature est en revanche possible. Il existe même une tradition hexagonale en la matière, la classe promenade. Cette pratique, qui date de Jules Ferry, avait été instituée pour que la classe ne soit pas coupée de l'extérieur et que les enfants sortent avec l'enseignant. Développer une école dehors ne veut pas dire aller loin. Il suffit d'aller dans un parc de quartier en zone urbaine. Ou de faire venir la nature à l'intérieur des établissements scolaires. Il y a aujourd'hui un mouvement important et généralisé de débitumisation et de revégétalisation des cours de récréation.
Quels sont les principaux freins ?
Ils concernent surtout le secondaire, où le poids des disciplines scolaires est extrêmement fort chez nous et les apprentissages très segmentés en tranches horaires strictes. Mais je ne pense pas qu'il y ait de résistance de principe. Il y a surtout une inquiétude vis à vis d'un programme annuel à finir. Il y a une dizaine d'années, des enseignants et des conseillers pédagogiques ont commencé à réfléchir à la façon d'ouvrir l'école à la nature, mais c'est le confinement qui a créé un réel engouement pour le sujet. Le ministère de l'éducation nationale semble favorable à ce mouvement et les initiatives se multiplient, surtout dans le primaire, où il est plus facile de mettre en place des sorties, un seul enseignant gérant chaque classe. Mais pour que le mouvement se pérennise, il faut apprendre à faire l'école dehors, transformer nos apprentissages et nos pratiques pédagogiques. C'est une révolution de velours, qui doit se faire pas à pas. Mais elle est nécessaire. Un système éducatif correspond à un projet social : l'école de Jules Ferry entendait former des citoyens et des travailleurs qui sachent lire, écrire et compter. Elle a réussi. Mais aujourd'hui nous sommes dans un nouveau cycle qui nous oblige à repenser nos modes de vie et notre rapport à l'environnement. C'est l'occasion de repenser aussi notre éducation.