Heïdi Sevestre : "Notre avenir est inscrit dans la santé des glaces"
La fonte de la cryosphère liée à l’activité humaine est de plus en plus rapide, et ses effets sont de plus en plus visibles, même s'ils ne sont pas tangibles pour tous.
Le glacier Moreno, d'une largeur de cinq kilomètres, s'avance dans le Lago Argentino.
Bien qu’elle soit régulièrement présentée comme le baromètre du dérèglement climatique, la fonte des glaces n’en demeure pas moins abstraite pour celles et ceux qui vivent à des milliers de kilomètres des grands glaciers de l’Antarctique ou de l’Arctique.
Pourtant aujourd’hui, « deux milliards de personnes utilisent l’eau de ces glaciers, au moins une partie de l'année » explique Heïdi Sevestre, glaciologue, membre international du Club des explorateurs, travaillant à l'AMAP, le programme de surveillance et d'évaluation de l'Arctique, qui a par ailleurs participé aux côtés d’Alex Honnold et Hazel Findlay à la série National Geographic Expédition Groenland avec Alex Honnold. Ces « châteaux d’eau naturels », comme elle les surnomme, possèdent non seulement une « importance culturelle », à l’image de la Mer de glace en France, mais représentent aussi une ressource en eau gelée gigantesque. Ils concentrent ainsi près de 70 % de l’eau douce de la planète.
L’IMPACT DU DÉRÈGLEMENT CLIMATIQUE
À cause de l'activité humaine, les glaciers fondent de plus en plus tôt, et ont plus de mal à se reformer en hiver. D’après The Guardian, plus de 28 000 tonnes de glaces ont disparu depuis 1994. Selon l’ONG World Wide Fund for Nature (WWF), la fonte des glaces désigne « l’accélération rapide de la disparition des glaciers durant les dernières décennies (principalement avec le début de l’ère industrielle). » En 30 ans, le taux de fonte des glaces a augmenté de 65 % selon l’association, qui estime que l’on est passé de 800 milliards de tonnes par an dans les années 1990, à 1 300 milliards en 2017.
L’effondrement de la cryosphère a lieu partout dans le monde, mais pas à la même vitesse. « Il y a des régions qui réagissent plus vite que d'autres au dérèglement climatique, notamment le Svalbard. C'est malheureusement aujourd'hui l'endroit qui se réchauffe le plus vite sur Terre. » Dans la même veine, la glaciologue explique que « le Groenland, en ce moment, perd en moyenne 30 000 tonnes de glace par heure. »
Selon le rapport du Groupe Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), la banquise arctique se réchauffe deux fois plus rapidement que le reste du globe, et pourrait même presque disparaître certaines années en fin d’été à partir de 2050. Et l’Europe n’est pas en reste. Elle a été définie comme le continent qui se réchauffe le plus rapidement par le programme Copernicus.
LES CONSÉQUENCES DE LA HAUSSE DES TEMPÉRATURES
Les glaciers agissent comme des régulateurs naturels du climat. Habituellement, la glace réfléchit le rayonnement solaire, ce qui permet à l’océan sous la glace de garder une température froide. Mais lorsque cette glace fond, l’océan absorbe directement la chaleur du soleil et se réchauffe, ce qui fait fondre encore davantage de glace.
Cette fonte touche également le pergélisol, appelé permafrost en anglais, un sol dont la température reste sous le seuil de 0 °C pendant au moins deux années consécutives. Le pergélisol est recouvert de terre et de débris végétaux jusqu'à quatre mètres de profondeur. En général, cette couche supérieure, connue sous le nom de couche active, se décompose chaque été et se reconstitue durant l'hiver. De cette façon, elle empêche le pergélisol de se réchauffer à l'extérieur. Or, avec les années, elle se reforme de moins en moins.
Lorsqu’il fond, le pergélisol libère une très grande quantité de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, il émet « autant de gaz à effet de serre qu’un pays comme le Japon, qui est le septième émetteur mondial », avertit Heïdi Sevestre. Et si l’on dépasse les 2 °C d’augmentation de température globale, « il va se mettre à émettre autant de gaz à effet de serre que l’Union européenne. » C’est donc un véritable cercle vicieux. Plus il fond, plus il émet d’émissions carbone et participe au dérèglement climatique qui entraîne sa fonte. « On parle souvent de géant endormi, mais il n’est plus très endormi que ça malheureusement, il est en train de se réveiller aujourd’hui » déplore la glaciologue.
Cette fonte provoque également une élévation du niveau de la mer, qui monte chaque année de 3,2 millimètres en moyenne, et qui provoque les conséquences que l’on connaît. De même, cette fonte des glaces est très nocive pour la biodiversité, et pourrait à terme faire émerger de nouveaux écosystèmes, selon une étude publiée dans la revue Nature. Aujourd’hui, « notre avenir est directement inscrit dans la santé des glaces », alerte Heïdi Sevestre.
Autre conséquence, plus insolite cette fois, la fonte des glaces commence à affecter la mesure du temps mondial. « Au Groenland et en Antarctique, les glaciers sont en train de fondre et rejettent énormément d'eau douce dans les océans. Cette eau douce ne reste pas au même endroit, et naturellement, avec la rotation de la Terre, elle s'agglutine de plus en plus au niveau de l'Équateur. » À l’image d’un « patineur qui tourne sur lui-même et qui écarte ses bras », la Terre va donc ralentir très légèrement son temps de rotation. L’enjeu, c’est que les horloges atomiques ne sont pas réglées en fonction du temps qu’il faut à la Terre pour faire un tour complet sur elle-même. Et donc, si jusqu’à présent la Terre avait plutôt tendance à tourner plus vite, nécessitant l’ajout de secondes intercalaires pour suivre son rythme, une décélération est beaucoup plus compliquée à gérer, car cela n’a encore jamais été fait.
L’ESPOIR DEMEURE
« L’ouest de l’Antarctique pourrait commencer à s'effondrer de façon irréversible si on dépasse les 1,5 °C, 1,8 °C. […] Le Groenland commencera à s'effondrer de façon irréversible au cours des 2 °C d'augmentation des températures globales. » Ces seuils de températures sont ce que l’on appelle des points de non-retour, après lesquels on ne peut plus revenir en arrière.
« Aujourd'hui, il faut vraiment se battre pour chaque dixième de degré qui est en train d'augmenter », assène Heïdi Sevestre. « On sait que ça va être très difficile de ne pas dépasser certaines températures, que c'est déjà certainement fini pour certains écosystèmes. Cela veut dire deux choses. D’abord, qu’il faut continuer à lutter contre les énergies fossiles, contre les émissions de gaz à effet de serre. Mais en parallèle, il est clair qu'il faut que l’on s'adapte à ces changements. Si l’on est réaliste, nous allons franchir certains points de bascule. Il va vraiment falloir que l'on s'adapte, et dès maintenant », conclut la glaciologue.