Les arbres les plus résistants de la planète sont en train de mourir
Dans les marécages du sud-est des États-Unis, les cyprès chauves ploient sous les menaces. Mais si certains de ces arbres millénaires rompent, d’autres résistent encore.
Meurtris mais pas vaincus, des cyprès chauves se dressent non loin des rives d’un lac du centre de la Floride. Les tempêtes qui les ont déformés les ont sans doute sauvés de l’abattage. Il ne reste qu’une petite partie des anciennes forêts de cyprès nord-américaines.
Retrouvez cet article dans le numéro 288 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Par un jour frisquet de décembre, David Stahle se tient sur une échelle posée contre un cyprès chauve, dont le tronc fait, en largeur, à peu près la taille du scientifique. Lentement, celui-ci commence à remonter le temps.
Les premiers 2,5 cm le ramènent avant la Première Guerre mondiale ; à environ 5 cm, le voilà parvenu à la naissance des ÉtatsUnis. Au douzième centimètre, David Stahle, dendro-chronologue à l’université de l’Arkansas, atteint l’époque du voyage de Christophe Colomb vers le Nouveau Monde. Une fois extrait un cylindre de bois fin comme un crayon, il dispose d’assez de cernes pour estimer que ce cyprès noueux a surgi du sol détrempé au moment où les premiers croisés marchaient vers Jérusalem, il y a environ 1 000 ans. Mais c’est une section de 1 cm de large près de l’écorce, datant d’environ 1900 à 1935, qui retient son attention. À la fin de cette période, environ 90 % des anciens cyprès chauves (Taxodium distichum) des États-Unis) avaient été coupés, me dit-il. « Il reste moins de 0,1 % des marécages à cyprès qui couvraient à l’origine les plaines » du pays. « Voilà pourquoi cet endroit a quelque chose de spécial. »
Cet « endroit » est une zone délaissée le long de la Black River, en Caroline du Nord, qui abrite les plus vieux arbres connus à l’est des Rocheuses. Le cyprès chauve n’est rien de moins que la cinquième plus ancienne espèce d’arbre à reproduction sexuée connue dans le monde. Celui sur lequel David Stahle vient de prélever un échantillon est à peine au milieu de sa vie. En 2017, le spécialiste a découvert ici un cyprès datant d’au moins 605 av. J.-C., donc vieux de près de 2 600 ans. Plusieurs autres spécimens aussi anciens se trouvaient à proximité. Les informations tirées de ceux-ci et d’autres cyprès chauves du sud-est du pays constituent l’un des témoignages les plus longs et les plus précis existants sur l’humidité du sol. Des sécheresses de plusieurs décennies et des périodes marquées par des précipitations abondantes (connues sous le nom de « pluviaux ») sont inscrites dans leurs cernes à l’année près.
« Le XXe siècle n’est pas représentatif des extrêmes endurés par ces arbres», estime David Stahle, qui a réalisé des carottages sur des arbres anciens dans le monde entier. Au XVIe siècle, une mégasécheresse « s’est étendue du Mexique au Canada, de l’Atlantique au Pacifique, et a duré près de quarante ans. Rien de tel n’a eu lieu à l’époque contemporaine. »
Si ces végétaux antiques offrent une fenêtre sur notre passé climatique, leurs frères plus proches de la côte nous livrent quant à eux des enseignements tout aussi importants sur le futur de notre climat. Même si les cyprès chauves comptent parmi les arbres capables de résister aux pires conditions naturelles, leurs forêts meurent aujourd’hui massivement le long des côtes du Delaware au Texas, ne laissant plus qu’une foule de squelettes blancs.
Victimes des ouragans, de l’élévation du niveau de la mer et du dragage, des cyprès morts longent le ruisseau Jackeys à Leland, en Caroline du Nord. Au XXe siècle, développement urbain et agriculture ont asséché des millions d’hectares de zones humides boisées ; l’intrusion de l’eau salée fait aussi des ravages.
Ces forêts fantômes représentent peut-être le signal le plus clair de l’inexorable progression de l’eau salée à l’intérieur de ce qui fut autrefois des écosystèmes d’eau douce. Bien qu’ils soient plus résistants au sel que les frênes, les chênes et d’autres espèces partageant leur environnement forestier humide, les cyprès chauves ne peuvent pas survivre longtemps avec une salinité de leur eau de plus de 2‰. Celle de l’océan Atlantique peut dépasser 35‰, et l’élévation du niveau de la mer est plus rapide le long de la côte Est que presque partout ailleurs sur la planète. Autour de Wilmington, le plus grand port de Caroline du Nord, il a ainsi augmenté d’environ 30 cm depuis 1950 et devrait encore monter d’au moins autant d’ici à 2050.
Pour l’heure, l’eau salée ne menace pas les arbres de la Black River. Mais, plus en aval, au niveau du cours inférieur du fleuve Cape Fear, au moins 300 ha de zones humides boisées se sont transformées en marais maritimes depuis les années 1950, l’eau devenant de plus en plus saumâtre, selon des recherches récentes de l’université de Caroline du Nord à Wilmington. Une fois que la salinité moyenne annuelle atteint le seuil de 2‰, la transformation de la forêt en marais salé devient inévitable.
Les forêts fantômes du Cape Fear forment un microcosme reflétant une tendance bien plus large. Selon une étude récente menée par des chercheurs de l’université de Virginie et de l’université Duke à l’aide d’images satellitaires, le littoral du golfe du Mexique et la plaine côtière de l’Atlantique ont perdu plus de 13000 km2, soit 8%, de zones humides forestières entre 1996 et 2016. Et près de 700 km2 d’entre elles continuent de disparaître chaque année – soit un rythme plus de trois fois supérieur à celui de la disparition des mangroves dans le monde, longtemps considérées comme l’un des écosystèmes les plus menacés de la planète. À cette cadence, en l’absence d’efforts de protection ou de restauration à grande échelle, les États-Unis pourraient perdre la totalité de leurs zones humides côtières boisées avant la fin du siècle.
Des cyprès squelettiques bordent un marais maritime qui progresse lentement vers l’amont du fleuve Sampit, en Caroline du Sud. Un phénomène croissant le long de la côte Est, en raison de l’élévation du niveau de la mer.
Il y a cent vingt ans, les marécages à cyprès chauves étaient le poumon vert de l’Amérique du Nord. Couvrant une superficie estimée à 160 000 km2, ils abritaient de magnifiques pics à bec ivoire, de délicates parulines de Bachman, des nuées de conures de Caroline, et quantité d’espèces aquatiques. Mais la protection de ces zones a longtemps été difficile à accepter. En réalité, il s’agit peut-être même du seul écosystème que le gouvernement fédéral des États-Unis a spécifiquement ciblé pour le détruire.
Les lois de 1849 et 1850 sur les terres marécageuses (Swamp Land Acts) ont donné des terres humides fédérales en déshérence à plusieurs États du Sud, en exigeant que le produit de leur vente soit utilisé pour les assécher. En 1851, Daniel Webster, un politicien américain, résumait le sentiment général en vigueur à l’époque : « Rien de beau ni d’utile n’y pousse ; le voyageur y respire des miasmes et y marche au milieu de choses toutes aussi malsaines et répugnantes les unes que les autres. »
Les cyprès chauves peuvent atteindre 45 mètres de haut et, comme les arbres de la forêt amazonienne, peuvent créer des écosystèmes aériens entièrement nouveaux loin au-dessus du sol du marais. Des orchidées à casque jaune, l'une des treize espèces d'orchidées de Floride menacées ou en voie de disparition que l'on trouve dans le sanctuaire de Corkscrew Swamp, fleurissent parmi les fougères au sommet d'un grand cyprès chauve.