Les ponts suspendus d’Amazonie : un lien essentiel entre la faune et son environnement
Au cœur de l’Amazonie, certaines espèces voient leurs déplacements contraints, voire empêchés. D’où l’idée d’aménager des zones de passage en hauteur, dédiées aux animaux, pour leur rendre une liberté de mouvement indispensable à leur survie.
Vue aérienne de l'installation d'un pont.
Selon le Fonds mondial pour la nature (WWF), l’humanité empiète chaque jour un peu plus sur les milieux naturels. L’Amazonie a perdu près de 20 % de sa surface forestière en raison de la dégradation et de la fragmentation des milieux naturels.
Cette vaste région qui s’étend sur neuf pays abrite une incroyable biodiversité, avec 1,4 milliard d’acres de forêts, environ 40 000 espèces de plantes, plus de 3 000 espèces de poissons d’eau douce et plus de 370 espèces de reptiles et amphibiens identifiés à ce jour, ainsi que des milliers d’espèces d’insectes et d’oiseaux. Malheureusement, cette richesse est menacée par la fragmentation de l’habitat due à l’urbanisation, l’agriculture et la déforestation, qui mettent en péril la biodiversité et les communautés locales. Beaucoup d’espèces arboricoles n’ayant plus les capacités évolutives pour descendre au sol, cela pose un problème pour la dispersion de leurs graines, un processus essentiel pour la régénération de la forêt.
C’est dans ce contexte que dans la région de Madre de Dios, au sud du Pérou, le WWF, actif en Amazonie depuis quarante ans, s’efforce de protéger les forêts, les espèces et les communautés qui y habitent et qui en dépendent.
Vue aérienne de la rivière Madre de Dios et du déboisement dû à l'orpaillage.
Vania Tejeda Gomez, qui a été responsable Faune Sauvage pour WWF Pérou pendant cinq ans (à deux occasions distinctes entre 2017 et décembre 2023), a travaillé sur le projet « ponts de canopée », depuis la réflexion jusqu’à la conception et le suivi de l’efficacité des ponts suspendus qui permettent aux animaux de retrouver leur liberté de mouvement et de réduire les effets de la fragmentation de leur habitat.
Originaire d’Arequipa dans le sud du Pérou, elle a été fascinée et inspirée dès l’enfance par les écosystèmes des hauts plateaux et la faune amazonienne. Garde forestière bénévole en zone protégée, elle a ensuite participé à des recherches doctorales et travaillé pour des ONG avant de rejoindre WWF Pérou. Elle se consacre désormais à des projets de conservation en Amazonie avec le Smithsonian Institute dans son nouveau poste de spécialiste de la biodiversité au sein du programme terrestre.
Comment votre travail contribue-t-il à la protection de la biodiversité en Amazonie ?
J'étudie les jaguars au Pérou, en Équateur et en Colombie, les dauphins dans le bassin amazonien, les tapirs de montagne et les ours à lunettes dans les Andes. En termes d'émotions et de découvertes, ce sont de vraies montagnes russes mais c’est aussi une aventure qui ne s'est plus jamais arrêtée, avec le sentiment d’enrichir sans cesse mon expérience en coopérant avec d'autres chercheurs et conservationnistes dans le monde entier. Ensemble, nous analysons les problèmes de chacun des pays de la région amazonienne et cherchons la manière de se préparer à y faire face. C'est pour cela que j'ai rejoint le WWF Pérou en tant que chercheuse.
Après une pause pendant la pandémie au cours de laquelle nous avons, avec quatre collègues chercheuses, financé NODO Conservation, une association à but non lucratif qui fait appel à la science et à l'innovation pour construire un présent résilien et un avenir plus durable.
Vania Tejeda, responsable Faune Sauvage pour WWF Pérou entre 2017 et 2024, descendant de l'arbre Lupuna, après l'installation d'un piège photographique.
Je suis revenue au WWF Pérou en 2023 pour faire partie d'une équipe dédiée à la restauration de la connectivité de la faune et de la forêt dans le sud de l'Amazonie, entre le Pérou et la Bolivie. Le projet portait sur la construction de ponts suspendus pour favoriser la connectivité de la canopée, et sur des initiatives de conservation, de restauration écologique et d'amélioration des moyens de subsistance. Cela m’a permis de contribuer sur plusieurs fronts, et je remercie le WWF international d'avoir intégré l'une de mes recherches dans ce projet pluri-disciplinaire.
Au Pérou, où vous avez concentré la majeure partie de votre travail, quelles espèces avez-vous rencontrées et quels résultats avez-vous obtenus ?
En tant que chercheuse, je mène deux projets. L'un sur les tapirs de montagne, une espèce de mammifère menacée du nord des Andes péruviennes, et l'autre est consacré à la construction de ponts artificiels dans le sud-ouest de l'Amazonie péruvienne.
Nous nous occupons principalement d'espèces arboricoles (porcs-épics, paresseux, marsupiaux) et de primates. Cela a été un apprentissage incroyable. Pendant plus de trois ans, nous avons pu observer de près un processus d'adaptation. Comment des animaux de différentes espèces peuvent-ils s'habituer à utiliser une structure artificielle ? Un chemin très lent mais gratifiant, avec des résultats très encourageants sur la façon dont nous pouvons améliorer les écosystèmes perturbés pour les animaux.
Le genre Ateles est l'un des plus menacés car il souffre de la chasse, du trafic d'espèces sauvages et de la perte d'habitat. Et en Amérique centrale, les collisions et les électrocutions de singes-araignées, mais aussi d'autres espèces, sont très fréquentes. Pour réduire le nombre d'animaux tués sur les routes, nous construisons des infrastructures adaptées à leurs longues queues, à leurs courtes pattes ou à leurs corps lourds. Grâce aux pièges photographiques, les passages des singes-araignées (Ateles chamek) sur deux types de ponts de canopée ont été enregistrés.
Singe-araignée suspendu à un arbre pendant l'installation d'un pont.
Deux ans après la parution de l'étude de Filippo Aurelli (2022) qui établissait l'absence de preuves suffisantes que les singes-araignées (Ateles spp.) utilisaient des ponts de canopée artificiels pour traverser des infrastructures linéaires, nous avons découvert que l'Ateles chamek, singe-araignée à face noire, un primate méfiant ayant besoin d'une certaine stabilité pour traverser, empruntait les structures. Aujourd'hui, avec les co-auteurs de l'étude, nous écrivons un article qui sera bientôt publié, dans lequel nous décrivons le comportement avant, pendant et après la traversée du pont, ainsi que la locomotion du primate avec un système spécial. Il y a quelque chose de beau à regarder un animal traverser un pont construit par l'Homme.
Combien de temps a duré l'évaluation, et comment ont été définies les zones et les espèces bénéficiaires ?
La première étape a été de partager mes idées avec des chercheurs brillants. Une longue discussion a été menée avant de commencer le projet. Nous avons passé en revue les espèces présentes dans la région, puis nous avons déterminé le poids, les types d'espèces et les moyens de locomotion qu'elles pouvaient utiliser. Longues pattes, courtes pattes, queues préhensiles, etc. Nous devions aussi nous assurer que les matériaux tels que les filets de pêche, la corde de polipropylène, les tubes HDPE et la distance de marche étaient les meilleures options pour la faune arboricole, capables de résister aux températures extrêmes de la forêt amazonienne.
Les ponts et leurs structures étant différents selon les animaux auxquels ils sont destinés, quelles ont été les étapes clés, et les études menées ?
La construction des ponts a nécessité l'examen d'un grand nombre de documents sur des modèles déjà testés afin de déterminer leur taille et leur longueur. Les ponts ont été construits, mais pas dans leur intégralité, car nous ne connaissions la largeur des routes qu'à notre arrivée sur le terrain. De plus, nous avons dû choisir des arbres qui avaient une connectivité avec le reste de la forêt et nous avions également besoin d'enregistrements de la faune arboricole traversant la route.
Pont suspendu entre deux arbres.
Singe-araignée à face noire, mangeant un fruit d'arbre ceiba.
Enfin, et surtout, il fallait des arbres que nous pouvions escalader, avec toute la logistique nécessaire pour installer une structure suspendue pesant plus de 20 kg, tout en assurant la sécurité des personnes. J'étais vraiment inquiète de savoir comment j'allais accrocher ces ponts. Je mesure 1,58 m et pèse 50 kg, je ne me perçois pas comme une personne particulièrement robuste et j’ai le vertige. Mais mes mentors m'ont encouragée à apprendre à grimper aux arbres. Je me suis retrouvée en Colombie, où j'ai appris les techniques pour grimper aux arbres en toute sécurité. Je suis revenue au Pérou avec de nouvelles compétences, mais aussi avec des étudiants de mon cours venus aider à la réalisation du projet. Ce fut une expérience merveilleuse que de tisser ce réseau d'amis arboristes, biologistes, qui viennent grimper avec moi chaque année depuis 2022, à plus de 40 mètres du sol.
Mon projet de recherche, débuté en 2021, se poursuit aujourd'hui avec vingt ponts jumelés et avec le soutien de NODO Conservation et du WWF. Nous revenons tous les trois à six mois pour changer les piles et les cartes SD des appareils photos et nous avons plus de trois ans de données enregistrées pendant les saisons sèches et humides.
En 2023, dans le cadre d'un nouveau projet du WWF, j'ai dirigé l'installation d'une partie de vingt nouveaux ponts artificiels dans d'autres concessions forestières. Cela nous a permis de tirer des leçons et de comprendre pourquoi ces dernières années, nous avions tardé à obtenir des résultats. Les espèces réagissent différemment à la nouveauté, à un matériau qu'elles n'ont jamais senti, goûté ou sur lequel elles n'ont jamais marché. Nous devons rendre la structure aussi adaptable et durable que possible et maximiser les chances qu'elles les utilisent pour que l'expérience soit réussie. Et si elles ne les utilisent pas, il est essentiel de comprendre ce que nous devons changer.
De gauche à droite, l'équipe de grimpeurs : Ben Scott, Edison Chavez, Vania Tejeda et Sofia Zalazar.
Quels effets positifs avez-vous observé ?
Même si nous sommes satisfaits de nos réalisations et des résultats obtenus depuis quatre ans, l'impact positif de notre travail reste à étudier. Nous devons maintenant déterminer si les espèces utilisant nos structures sont toujours les mêmes, s'il s'agit de familles, quelle superficie du territoire elles utilisent, de quoi elles se nourrissent et de quel coté de la route, si elles se regroupent... Je suis très impatiente de répondre à ces questions afin que nous puissions vérifier que les animaux ne se contentent pas d'utiliser les structures, qu'ils interagissent et rétablissent une connectivité fonctionnelle avec la forêt.
L'autre impact visible est l'intérêt et la prise de conscience de la société civile et du secteur privé qui collaborent et nous soutiennent. Le changement des mentalités est important.
Vue aérienne du chemin forestier de la concession FSC Maderacre.
Quels sont les prochains défis pour la faune et la biodiversité péruviennes ?
Le Pérou, comme beaucoup d'autres pays de la région amazonienne, est confronté à des changements environnementaux rapides et violents. Le réchauffement climatique fait des ravages, les sécheresses s'allongent, les réserves d'eau s'épuisent, l'atmosphère se réchauffe et les incendies dévastent des milliers d'hectares. Je pense que nous sommes à un point de non-retour. Si les nations les plus développées d'Asie, d'Amérique du Nord et d'Europe ne limitent pas davantage leurs émissions carbone, les conséquences se feront sentir sur l'ensemble de la planète. Mais ce qui est encore plus inquiétant, c'est que les nations vulnérables en termes de santé, d'eau et de sécurité alimentaire, comme de nombreuses nations d'Amérique latine et d'Asie, seront les plus durement touchées.
Les progrès en matière d'environnement ont été plutôt satisfaisants au cours des quinze dernières années, mais l'instabilité politique et la corruption ont réduit à néant tout ce qui avait été construit au cours des deux dernières décennies.
Vue du pont suspendu depuis la cime des arbres.
Capucin à front blanc proche des ponts de canopée.
Cette année, la loi 31973 sur les forêts et la faune a été modifiée. Elle régularise les activités illégales liées à la déforestation, générant une pression sur les forêts existantes, des émissions de gaz à effet de serre, et accélérant la perte de notre patrimoine naturel. Cette modification permet de changer très facilement l'utilisation des terres, ce qui est très dangereux non seulement pour la biodiversité mais aussi pour les droits ancestraux des communautés indigènes. Désormais, il est très facile de ne pas respecter un territoire indigène ou une zone protégée qui risque de devenir une culture de palmiers à huile. En tant qu'organisation nous faisons tout notre possible pour faire abroger cette loi néfaste.
À l'approche de la COP16 en Colombie, à laquelle participeront de nombreux universitaires, institutions et entités gouvernementales, j'espère qu'il y aura encore de la place pour une discussion sincère sur la manière dont nous pouvons nous forcer à faire notre part. Nous devons nous conformer aux objectifs de Kunming-Montréal et de l'AICHI et cesser d'être invisibles pour les nations du Sud. Donnons un sens à toutes ces formalités politiques par le biais d'une réglementation environnementale dans nos propres pays. Si nous ne commençons pas chez nous, comment pourrons-nous encourager nos voisins ?
Cet entretien a été édité pour des questions de longueur et de clarté.