Les villes flottantes seront-elles la solution à la crise du logement mondiale ?

Une population mondiale en hausse constante, l'augmentation du niveau des mers et les menaces pesant sur les écosystèmes : les villes doivent trouver de nouvelles alternatives, comme ce scénario autrefois utopique.

De Andrew Revkin
L'entreprise Oceanix propose un concept modulaire pour les villes flottantes du futur.
L'entreprise Oceanix propose un concept modulaire pour les villes flottantes du futur.
PHOTOGRAPHIE DE Illustration de BIG-Bjarke Ingels Group
Cet article a été réalisé en partenariat avec la National Geographic Society.    

Au siège de l'ONU, les couloirs et les salles de réunion s'agitaient cette semaine-là autour de thèmes bien connus comme les « stratégies politiques vis-à-vis de la baisse de la fécondité », le lancement du « Rapport sur la situation de la jeunesse du Pacifique, » ou encore la « Journée internationale du sport au service du développement et de la paix. »

Mercredi dernier en revanche, une toute autre discussion se tenait dans la salle de conférence n°8 au milieu de laquelle trônait sur un podium une éclatante maquette bleue et beige qui illustrait le thème inscrit sur la porte : « Villes flottantes durables. » 

Là, des dizaines d'experts, investisseurs, scientifiques et représentants officiels accompagnés d'un groupe d'étudiants en liaison vidéo depuis Nairobi exploraient de nouvelles approches pour construire des pôles d'habitations, de commerce, d'éducation et de loisirs conçus pour relâcher la pression subie par les villes côtières prises en étau entre des populations croissantes, la hausse du niveau des mers et des risques de tempêtes, la limitation des ressources et les menaces qui pèsent sur les écosystèmes.

Des visions plus ou moins sombres d'un passage de la terre à la vie en pleine mer occupent les esprits depuis des décennies, parfois pleines d'espoir comme la ville pyramidale flottante conçue par  R. Buckminster Fuller pour la baie de Tokyo dans les années 1960, et d'autres fois de manière plus forcée comme les survivants d'une planète envahie par les eaux contraints à construire des atolls précaires dans le film dystopique Waterworld de 1995.

Les porteurs du projet, une entreprise nommée Oceanix et ses partenaires parmi lesquels l'architecte de renom Bjarke Ingels, insistent : cette fois, c'est différent.

Ils imaginent une galaxie de villes satellites construites dans les zones où l'urbanisation côtière atteint ses limites. Elles seraient composées de modules hexagonaux flottants fabriqués à grande échelle et conçus pour résister aux tempêtes. Ces modules seraient ensuite tractés jusqu'à leur emplacement, amarrés puis connectés en réseaux plus grands surmontés de logements, bureaux, infrastructures de loisirs, édifices religieux et autres, le tout construit dans un état d'esprit durable. L'accès s'y ferait par ferry ou par drone. Les communautés autochtones seraient alimentées autant que possible par l'énergie solaire ou d'autres énergies renouvelables, la récupération des eaux de pluie et la recirculation de l'eau, la production locale de nourriture.

À première vue, le concept de villes flottantes relève de la pensée magique.

Mais les villes côtières du monde entier commencent à ressentir le manque d'espace, et ce phénomène a plutôt tendance à s'aggraver rapidement.

Plusieurs centaines de milliers de personnes vivent dans un labyrinthe de bateaux et de plateformes sur pilotis en réseau dans le quartier de Makoko, à Lagos au Nigéria.
PHOTOGRAPHIE DE Stefan Heunis, AFP/Getty Images

La fonte des plateformes glaciaires polaires et l'augmentation de la température des eaux induites par le réchauffement climatique participent sans relâche à la hausse du niveau des océans et il est fort probable que la situation se poursuive au cours des prochains siècles, les seules variables étant la vitesse d'immersion des littoraux et les pertes liées aux tempêtes toujours plus présentes. Sans parler de l'escalade des risques côtiers associés à l'augmentation des populations dans un monde à l'urbanisation expresse.

Selon les défenseurs du projet, la pensée magique serait plutôt d'exclure de telles solutions.

 

UNE NOUVELLE VISION DE LA VIE EN MER

Ce projet est le fruit de l'imagination de Marc Collins, un entrepreneur né à Hawaï aux origines tahitiennes et chinoises, qui a passé plus de dix ans à étudier toutes sortes d'options pour ce type de développement, dont certaines attrayantes pour les individualistes du mouvement seastading qui cherchent à fuir la pression exercée par les gouvernements, et les taxes que ceux-ci imposent.

À l'occasion de rencontres avec des journalistes, il avait déclaré que les communautés flottantes ne pourraient réellement fonctionner qu'avec l'appui des gouvernements et donc, qu'il serait préférable de les implanter dans les zones maritimes côtières revendiquées par un pays. « Nous aurons besoin des gouvernements, » a-t-il affirmé lors d'une interview.

Ce projet vise un juste milieu et souhaite attirer des investisseurs en s'axant sur l'Asie, une région qui rassemble des villes très denses, où les prix de l'immobilier sont exorbitants et l'autorité du gouvernement suffisante pour organiser le développement d'infrastructures à terre et en pleine mer. Collins souligne l'importance pour un tel projet de profiter à l'ensemble de la ville, pas uniquement aux plus aisés. « Il est impossible que cette initiative se transforme en un scénario dans lequel les riches regardent les pauvres suffoquer sur la plage, » a-t-il confié lors d'une interview.

Cette réunion était l'initiative d'ONU-Habitat, le programme des Nations unies pour les établissements humains lancé en 1978 dans le but de faire avancer les communautés humaines vers un idéal environnemental et social. Les missions de l'organisation sont aujourd'hui axées sur l'objectif de développement durable n°11 intitulé : « Faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables » d'ici 2030.

Ce n'est pas une agence associée aux technologies ou au design de pointe. Toutefois, étant donné l'intensification des pressions, notamment au regard des faibles progrès réalisés pour contrer le réchauffement climatique d'origine humaine, on ne peut pas se permettre d'ignorer les solutions atypiques, expliquait Victor Kisob, directeur exécutif adjoint d’ONU-Habitat et organisateur de la réunion.

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    PHOTOGRAPHIE DE Mariano Fuentes, Redux

    Comment se fait-il qu'une idée aussi originale soit placée sur le devant de la scène ?

    « Nous l'avons sélectionnée simplement en regardant les diverses solutions que nous serions prêts à envisager dans des situations comme celle de l'ouragan Sandy ou de crise humanitaire, comme celle du Mozambique, » illustrait-il. « À écouter Marc et à voir ses conceptions, cela paraît futuriste mais c'est en fait très concret. Il faut également penser à ce qui attend ces villes si l'on ne fait rien. »

    Au cours de la journée, les mérites théoriques d'un tel projet sont devenus de plus en plus clairs. La menace provenant de la hausse du niveau des mers n'existe plus à quelques kilomètres des côtes. Même les tsunamis ne seraient pas aussi menaçants qu'ils peuvent l'être pour le littoral car ce type de vague déclenché par les séismes n'atteint sa hauteur dévastatrice que dans les eaux peu profondes.

    Dans la plupart des pays, il est possible de louer les eaux extra-côtières pour quelques dollars l'hectare alors que les prix de l'immobilier pour des villes comme Hong Kong ou Lagos atteignent des valeurs astronomiques. 

     

    DÉFIS À RELEVER

    Toutefois, le débat a soulevé de nombreux problèmes.

    Certains d'ordre technique. Un groupe de modules attachés et amarrés peut-il échapper à un typhon ?

    Le directeur du Center for Ocean Engineering du MIT, Nicholas Makris, était présent avec quelques-uns de ses collègues. Il a demandé qui dans l'assemblée avait déjà été en mer alors que des vents proches de ceux d'un ouragan faisaient rage. Il fut le seul à lever la main.

    Makris a évoqué plusieurs structures existantes implantées à travers le monde, conçues pour résister à de telles conditions, mais il a également fait remarquer qu'elles étaient toutes énormes et incroyablement onéreuses. Ces structures, ce sont les composantes des installations pétrolières et gazières.

    Au cours d'une interview, il a déclaré que le concept Oceanix avait du mérite mais qu'en l'état actuel de conception, il serait nécessaire de limiter l'implantation des modules aux eaux abritées.

    Le plus grand défi pour ce projet, c'est sa taille. Il existe de nombreuses structures flottantes dans le monde. Les Pays-Bas par exemple, dont un quart du territoire est sous le niveau de la mer, sont depuis longtemps des précurseurs dans ce type de construction. Un prototype de ferme laitière flottante a été installé à Rotterdam, une ville qui accueille par ailleurs les bureaux flottants du Centre mondial d’excellence sur l’adaptation au changement climatique. Cependant, la ferme est conçue pour abriter 40 vaches.

    Collins a bien conscience que le concept Oceanix s'appuierait sur la production en série des modules flottants, qui pourraient ensuite être remorqués puis amarrés partout dans le monde. Ainsi, la construction bénéficierait de l'économie d'échelle qui permet déjà de réduire les coûts de nombreux produits, des panneaux solaires au mobilier.

    Bien que la construction de telles communautés puisse être onéreuse, dit-il, les villes Oceanix seraient une bonne affaire en comparaison avec les prix de l'immobilier côtier. De plus, la valeur sociétale du projet pourrait être fabuleuse pour les villes en rapide expansion, où la pénurie de logements et l'explosion des coûts constituent un réel fardeau pour les populations les plus pauvres.

    C'est à travers l'intervention de Joseph Stiglitz que s'est manifesté l'enthousiasme de la foule. La carrière entière de ce lauréat du prix Nobel d'économie rattaché à l'université de Columbia s'est construite autour d'études sur les trajectoires politiques à emprunter pour réduire les inégalités. « Cela vaut réellement la peine d'essayer, » a-t-il commenté lors d'une interview. « Le seul moyen de trouver des réponses aux questions soulevées, c'est de passer à l'acte et de construire ces modules. »

    Il a également précisé que l'un des avantages de construire en pleine mer est la possibilité de repartir à zéro et d'adopter une approche holistique de la conception des services ou de la limitation des coûts et des risques, à la fois financiers et environnementaux.

     

    À QUOI RESSEMBLERA LA VIE SUR CES VILLES FLOTTANTES ?

    La réunion a également mis en avant les défis sociaux et politiques.

    Comment les résidents pourraient-ils être sélectionnés ? Les étudiants de Nairobi en liaison vidéo n'étaient pas tant intéressés par les problèmes technologiques que par la façon dont de tels projets s'attacheraient à combler le fossé qui existe entre les riches et les pauvres.

    L'un des participants assis autour de la table ronde centrale a fait part de ses doutes sur la situation des jeunes dans de telles infrastructures : ne se sentiraient-ils pas isolés, même reliés à la côte par les transports ? De la Polynésie à l'Afrique du Nord, les villes du monde entier sont façonnées par la jeunesse, non seulement en termes d'emploi mais également en matière d'arts, de culture, de créativité et de connexion. La vie sur ces îles artificielles ne serait elle pas perçue comme un piège ?

    Ce qui n'a pas empêché Max Kressler, jeune étudiant ingénieur au MIT, d'exprimer son impatience à travailler sur de tels projets.

    « J'ai grandi sur une île du Nord-Ouest Pacifique, » raconte-t-il. « Si nous réussissons à instaurer le sentiment d'appartenance culturelle et la mentalité de durabilité que j'ai connus en grandissant, alors ce projet est tout à fait réalisable. »

    Un autre participant a également évoqué l'intérêt que pourrait représenter ce type de structure pour les personnes âgées, offrant une option séduisante pour la construction de maisons de retraites. Il est vrai que la proportion de personnes âgées dans la population sera de plus en plus importante au cours des décennies à venir.

    L'urbanisation et le développement sont toujours une question de compromis. Si l'option des annexes flottantes ne fonctionne pas, elle pourrait ouvrir davantage la voie au dragage et au remblayage, l'alternative préférée du siècle dernier, au cours duquel le niveau des mers a déjà augmenté de 30 cm.

    Depuis la proclamation de son indépendance en 1965, l'état insulaire de Singapour a élargi son territoire de près de 25 % grâce à l'extraction et l'importation de sable puis au remblayage, selon les Nations unies. Toutefois, les dégâts affligés par l'industrie du sable et le remblayage à l'environnement empêchent d'aller plus loin sur cette voie.

    Il n'est donc pas surprenant de voir Singapour programmer pour la fin du mois d'avril la World Conference on Floating Solutions, un événement explicitement commercial dont le but est de promouvoir les constructions extracôtières.

    C'est à la fin de la journée que l'idée a reçu l'appui notable de la Vice-Secrétaire générale Amina J. Mohammed, ayant elle-même dû faire face à de terribles problèmes côtiers lorsqu'elle était ministre de l'environnement au Nigeria, plus particulièrement avec un autre type de ville flottante : le bidonville de Makoko. À cet endroit vivent des centaines de milliers de personnes entassées sur un labyrinthe de bateaux et de radeaux connectés. 

    Elle a déclaré que cela prendrait des années mais qu'un jour peut-être ce modèle de communauté flottante pourrait être utile à Makoko. « Nous avons l'occasion de faire quelque chose » dans des lieux comme Makoko. Nous pourrions collaborer avec nos universités, la jeunesse et des partenaires extérieurs afin de transformer cet endroit en un brillant exemple de ce qui est possible pour les millions de personnes qui souhaitent vivre sur la côte sans avoir à s'enfoncer dans les terres si elles n'en ont pas l'envie. »

    Selon Amina J. Mohammed, ces idées et ces innovations audacieuses sont essentielles à l'heure où le monde s'efforce de mettre au point des processus durables tout en étant confronté à des changements climatiques et technologiques rapides. Un autre service des Nations unies tiendra à Genève une conférence sur le rôle de la science et de la technologie dans le progrès vers l'accomplissement des objectifs de développement durable.

    « Nos approches du développement et de la durabilité environnementale des villes ont sérieusement besoin d'être repensées afin de satisfaire les objectifs actuels et ceux de demain, » affirme Amina J. Mohammed, en faisant remarquer que les villes sont le terrain idéal pour expérimenter de nouvelles idées sans oublier de souligner l'urgence réclamée par la vulnérabilité climatique. « Les villes flottantes peuvent faire partie de notre arsenal de solutions. »

     

    Andrew Revkin a animé les comités d'ouverture lors de l'événement organisé par les Nations unies mais n'était pas autrement impliqué et ses opinions, comme toujours, n'engagent que lui.
    Il est conseiller stratégique pour le journalisme scientifique et environnemental au sein de la National Geographic Society et écrit au sujet du réchauffement climatique depuis 30 ans. Il est l’auteur de trois livres sur le climat, dont le plus récent est Weather: An Illustrated History, from Cloud Atlases to Climate Change. Il couvre la thématique de l’environnement depuis des années pour le New York Times.
    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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