Mongolie : le nomadisme au temps du changement climatique
Entre sécheresses estivales et hivers de plus en plus rigoureux, les éleveurs nomades voient leurs troupeaux menacés par l’aridification des steppes. Pour faire face, de nombreuses familles mongoles doivent s’adapter.
Pasteurs nomades lors de leur nomadisation annuelle, ici à l’ouest de la Mongolie. Ce mode de vie permet aux éleveurs de nourrir leur bétail tout en laissant le temps aux ressources naturelles de se régénérer. Cet équilibre est perturbé depuis deux ans par de grands dzud, tempêtes responsables d’une désertification des steppes qui ravage les troupeaux.
La Mongolie sort d’un épisode neigeux comme elle n’en avait pas traversé depuis une cinquantaine d’années selon l’organisation mondiale de la santé. En novembre 2023, un épais manteau blanc a enveloppé les steppes recouvrant jusqu’à 90 % de la superficie totale du pays, soit près de trois fois celle de la France. Après une période de redoux, la neige a fondu, détrempant les terres.
Au plus fort de l’hiver, de décembre à mars, là où les températures peuvent descendre jusqu'à -40°C, une impénétrable barrière de glace s’est formée provoquant une désertification des terres. En conséquence, près de 10 % du total des cheptels des familles nomades répartis sur le territoire ont péri. Le phénomène climatique en cause : le dzud, ou « désastre » en mongol.
LES CHEPTELS DES NOMADES MENACÉS PAR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE
« Le dzud, terme que l’on retrouve de la Mandchourie à l’Ouzbékistan, est une catastrophe climatique qui a un impact direct sur le bétail », explique Gaëlle Lacaze, enseignante chercheuse, spécialiste des peuples turco-mongols à l’université de la Sorbonne. Il est caractérisé par un hiver très rigoureux, avec des températures pouvant atteindre les -50°C, juste après un été caniculaire. Particulièrement redouté, il sévit cycliquement tous les dix ans environ, mais s’intensifie sous les effets du changement climatique.
Pour le tiers des 3,4 millions d’habitants que compte la Mongolie pratiquant toujours un nomadisme pastoral, les deux dernières années ont été difficiles en raison d’une multiplication des « grands dzuds » qui détruisent les troupeaux sur une vaste partie du territoire. Rien que cet hiver, on estime à 6,9 millions le nombre d’animaux qui sont morts en raison du froid et faute de pouvoir s'alimenter. Selon la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), plus de 7 000 familles nomades ont rencontré des difficultés pour se nourrir, tandis que 2 250 familles d’éleveurs ont perdu plus de 70 % de leur cheptel.
« Le dzud est un phénomène qui se produit à grande échelle dans le pays mais dont les effets varient fortement au niveau local, explique Charlotte Marchina, anthropologue et maître de conférences à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Dans la même province, à 80 kilomètres, on peut recueillir des témoignages d’éleveurs qui n’ont pas du tout vécu la même situation ni connu les mêmes pertes. »
Une mère et sa fille dans le désert de Gobi en pleine traite de leur troupeau de chèvres. Au moment du peignage, au printemps, toute la famille met la main à la pâte pour récupérer le précieux cachemire, l’une des principales ressources économiques des nomades mongols.
« Le cheptel mongol compte 70 millions de têtes de bétail au total, précise Gaëlle Lacaze. Les pertes ne s’élèvent pas au-delà de 10 %. C’est moins que ce que ces populations avaient connu à la fin des années 1990 – début des années 2000, où près de la moitié de leur cheptel avait été décimé, » soit 17 millions de têtes de bétail sur 40 millions à l’époque. Le pays avait alors traversé une vague d’exode rural sans précédent.
« La transition brutale vers la démocratie et l’industrialisation au début des années 1990 a causé un effondrement des systèmes de production, explique Antoine Maire, président de SELDON Conseil et chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique. Avec l’importation des logiques de marché dans la gestion du bétail, chaque éleveur s’est retrouvé propriétaire d’une partie de son troupeau auparavant géré selon des logiques d’association collective et des systèmes de solidarité. »
Cette déstructuration de la société a décuplé l’impact des catastrophes climatiques comme les grands dzuds sur les troupeaux, poussant des milliers de familles nomades à se sédentariser autour de la capitale. Pendant la décennie des années 2000, Oulan-Bator est ainsi rapidement passée de 800 000 à 1,2 million d’habitants. Parqués dans des quartiers de yourtes chauffés par de mauvais poêles à charbon en périphérie de la capitale, ces nouveaux venus ayant dû abandonner les steppes sont devenus des « migrants illégaux dans leur propre pays », alerte Gaëlle Lacaze.
Aujourd’hui encore, plus de la moitié de la population mongole vit dans cette capitale surpeuplée au taux de particules fines 133 fois supérieur à la limite fixée par l’OMS. Mais la situation est différente. La taille du cheptel mongol a pratiquement doublé. L’exode rural a ralenti, et le tourisme, motivé par la découverte du mode de vie nomade est devenu l’un des trois piliers de l’économie mongole, avec le secteur de la viande et du cachemire, une denrée plus chère encore que l’or, ainsi que le secteur minier.
Cet équilibre permet aux nomades de s’adapter à de nouveaux enjeux, notamment climatiques. « Si le phénomène des grands dzuds continue à s’intensifier sur les cinq prochaines années, il pourrait y avoir de nouveaux épisodes d’exode rural de masse, mais ce n’est pas d’actualité pour l’instant », précise Gaëlle Lacaze.
CULTURE NOMADE ET IDENTITÉ MONGOLE : UNE ÉVOLUTION CONSTANTE
« Le nomadisme n’est pas une migration aléatoire. C’est un mode de vie qui se fonde sur une conscience aiguë de la fragilité et de l'irrégularité de l’environnement et de ses ressources. Alterner entre campement d’été et campement d’hiver permet ainsi d’épargner les pâturages des steppes en leur laissant le temps de se régénérer » explique Charlotte Marchina. « D’autant plus dans ces régions du piedmont himalayen particulièrement exposées au vent », complète Gaëlle Lacaze.
« Derrière la question récurrente de la fin du nomadisme, reprend Antoine Maire, il y a bien souvent l’idée d’un mode de vie qui serait arriéré et donc logiquement amené à disparaître. » Les pratiques des nomades mongols sont-elles menacées ? Rien n’est moins sûr. D'une part, les groupes nomades réinventent et adaptent leur modèle au gré de leur environnement et de la société mongole. La technologie intègre les foyers, dont elle améliore le confort sans pour autant en dénaturer le fonctionnement, tandis que les activités se répartissent entre les membres de la famille.
Famille mongole sous la yourte. Les objets du quotidien et les activités des membres de la famille se modernisent, permettant une amélioration du confort de vie et une adaptation aux difficultés climatiques, sans pour autant dénaturer le mode de vie.
Les trajectoires de vie des familles mongoles sont donc aujourd’hui assez hybrides, entre nomadisme et sédentarité. Beaucoup de jeunes hommes alternent entre un travail sédentaire à mi-temps dans les mines et la gestion des troupeaux dans les steppes. En période de crise, les familles envoient aussi une partie de leurs jeunes faire des études en ville, principalement les filles considérées plus sérieuses. « Près de 70 % des doctorants du pays sont d’ailleurs des doctorantes, explique Gaëlle Lacaze. Elles épousent souvent des Coréens ou des Japonais et partent ensuite travailler à l’étranger ». Cette tendance crée une fracture genrée dans la société mongole entre d’un côté, les femmes très éduquées qui partent en ville et de l’autre les jeunes hommes qui restent seuls dans la yourte.
Autre signe de l’adaptabilité face aux difficultés grandissantes liées au changement climatique : la diversification des sources de revenus et le rétablissement de structures sociales d’entraide. Ils permettent d’assurer la subsistance et le maintien du style de vie face aux difficultés grandissantes des retombées du changement climatique et le fléau du prêt bancaire pour y faire face, qui présente un taux supérieur à 14 % en Mongolie. « A chaque dzud, les familles sont [en effet] obligées d’acheter du fourrage ou de payer un droit de pâture dans des zones voisines qui ne sont pas dans leur parcours traditionnel » explique Gaëlle Lacaze.
Les nomades adaptent également leurs circuits de nomadisation en fonction des aléas environnementaux qu’ils observent, et peuvent décider de passer à proximité de centres de distribution. « La pratique de l’otor, qui désigne le recours à des pâturages de secours en dehors des zones de nomadisation habituelles, dépend fortement du réseau des relations sociales des éleveurs », précise Charlotte Marchina. Ils peuvent enfin diversifier les espèces qu’ils font pâturer et réduire la taille de leurs troupeaux pour maximiser les chances de survie du bétail face à d’éventuelles pénuries de nourriture.
Le nomadisme en lui-même présente un autre atout, plus inattendu. La Mongolie est un pays indépendant et démocratique. Bien qu’elle connaisse des problèmes de corruption, notamment dans le secteur minier, elle fait son chemin dans un environnement géopolitique assez contraint, entre la Chine, la Russie et le Kazakhstan. D’une certaine façon, le nomadisme est l’un des garant de sa stabilité « car qui dit nomadisme dit faibles densités de populations, fort éloignement des centres de décision et faible capacité de l’état à imposer une structure bureaucratique verticale, » précise Antoine Maire.
« Il n’y a ainsi pas de disparition du nomadisme en Mongolie, estime donc Gaëlle Lacaze. Ce mode de vie est l’essence même de ce pays, il fait partie de l’identité et du quotidien de ses populations. Sa restructuration en assure la pérennité. » Les difficultés climatiques croissantes révèlent davantage les coulisses d’une adaptation progressive d’un peuple que les reliquats d’un mode de vie à l’agonie.