Multiplication des orages en Arctique, signe alarmant de l’accélération du réchauffement climatique
Dans cette partie du monde qui connaît un réchauffement rapide, les orages risquent de devenir plus fréquents, ce qui pourrait avoir des répercussions pour le monde entier.
Des éclairs parcourent le ciel au-dessus du Yukon, au Canada, lors d’un orage.
Autrefois, les éclairs étaient si rares dans l’Arctique que les habitants de la région pouvaient n’en voir aucun de leur vivant. Mais, dans cette partie du monde qui connaît un réchauffement rapide, les orages risquent de devenir plus fréquents, ce qui pourrait avoir des répercussions pour le monde entier.
Une nouvelle étude révèle ainsi que la foudre pourrait frapper cette région deux fois plus souvent d’ici la fin du siècle, tandis qu’une autre avance que les éclairs dans l’Arctique auraient triplé au cours de la dernière décennie (cette affirmation ne fait cependant pas l’unanimité au sein de la communauté scientifique).
Selon les chercheurs, cette hausse du nombre d’éclairs constitue un signe alarmant de l’accélération rapide du réchauffement climatique. Ils s’inquiètent notamment des répercussions futures de ce phénomène, qui, en engendrant un flot de changements écologiques, pourrait favoriser la libération dans l’atmosphère d’énormes quantités de carbone stocké dans l’Arctique, amplifiant ainsi davantage le réchauffement climatique.
« Le nombre précédent [d’éclairs] était faible, mais cela pourrait avoir d’importantes répercussions climatiques », explique Yang Chen, chercheur à l’université de Californie à Irvine et auteur principal d’une des nouvelles études, qui a été publiée dans la revue Nature Climate Change.
AUGMENTATION DES INCENDIES CAUSÉS PAR LA FOUDRE
Lorsque les chercheurs ont interrogé en 2002 les anciens d’une communauté autochtone du nord-ouest du Canada, ces derniers confièrent n’avoir vu que quelques orages au cours de leur vie. Une femme se rappelle avoir vu un seul orage dans les années 1930, alors qu’elle était âgée de cinq ans.
Il y a presque un siècle, les scientifiques ne se préoccupaient guère des éclairs dans l’Arctique. Ils étaient si rares que même les chercheurs ayant passé l’été dans la région pendant des décennies n’en avaient vu aucun.
« La première fois que je suis venue à Fairbanks, j’ai vu un orage et cela m’a étonné », confie Uma Bhatt. Cette météorologue de l’université de l’Alaska à Fairbanks, qui vit dans l’État depuis 22 ans, étudie la hausse des éclairs dans l’Arctique.
Les années 2014 et 2015 ont été marquées par quelques-uns des plus importants incendies jamais enregistrés en l’Alaska et dans les Territoires du Nord-Ouest du Canada. Ils avaient été déclenchés par la foudre, comme plus de 90 % des feux qui se déclarent dans l’Arctique.
À mesure que l’Arctique se réchauffe et s’assèche, les plantes deviennent plus inflammables. Les événements de 2014 et 2015 ont intrigué Sander Veravebeke, climatologue à l’université libre d’Amsterdam et coauteur d’une des études, au point qu’il s'est demandé si les éclairs déclenchant les incendies ne devenaient pas plus fréquents.
« J’ai épluché les données relatives à la foudre pour ces deux années et ce que j’ai constaté n’était pas une coïncidence », raconte le climatologue. « Une multiplication des éclairs entraîne presque immédiatement une augmentation des incendies ».
Dans une étude parue en 2017, Sander Veravebeke et ses collègues ont ainsi révélé que le nombre d’incendies déclenchés par la foudre en Alaska et dans les Territoires du Nord-Ouest du Canada avait plus que doublé depuis 1975. Ce phénomène a culminé, lors des saisons 2014 et 2015, en un nombre record de départs de feux dans ces régions.
« AUX PRÉMICES DES RELEVÉS »
Les éclairs sont-ils réellement plus fréquents en Arctique ? Il est difficile de répondre à cette question en raison de l’absence d’un suivi continu du phénomène dans l’ensemble de la région.
Un satellite, lancé en 1995, a bien enregistré des éclairs polaires, mais il a cessé de fonctionner en 2000. Quant aux satellites plus récents capables de capter ces décharges électriques, leur amplitude d’observation est cantonnée, au nord et au sud, aux latitudes moyennes.
Dotés de capteurs qui détectent les ondes radio produites par les éclairs, les réseaux terrestres enregistrent désormais les coups de foudre qui surviennent aux quatre coins du monde. Uma Bhatt a ainsi constaté une hausse de 17 % de l’activité orageuse entre 1986 et 2015 grâce à un réseau de satellites basé en Alaska.
Selon les climatologues, il est impossible de documenter une tendance solide, car les premiers relevés à l’échelle de l’Arctique datent d’il y a moins de 20 ans.
Une équipe de l’université de Washington s’est dernièrement intéressée aux données collectées par le Réseau mondial de localisation de la foudre, un réseau terrestre de capteurs opérationnel depuis 2004 et a découvert que le nombre d’éclairs enregistrés au nord du 65e parallèle nord était passé de 50 000 en 2010 à environ 250 000 en 2020. Si les chercheurs soulignent que cette hausse peut en partie s’expliquer par la multiplication des capteurs, ils estiment toutefois que le nombre d’éclairs a triplé au cours de la dernière décennie dans la région.
Un autre réseau mondial de détection de la foudre, géré par la société Vaisala, n’a néanmoins pas observé cette hausse. La Global Lightning Database 360 (base de données mondiale sur la foudre, ou GLD360) est opérationnelle depuis 2012 ; par conséquent, les relevés de Vaisala portent sur une période plus courte que celle utilisée par l’équipe de l’université de Washington. Son réseau est cependant plus sensible et enregistre davantage d’éclairs que les autres systèmes, notamment les moins visibles.
Selon Ryan Said, ingénieur de recherches pour Vaisala, aucune hausse évidente de l’activité orageuse sur la période 2012-2020 n’a été enregistrée. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe aucune tendance, mais que des années d’observation supplémentaires seront nécessaires pour déterminer l’évolution des modèles climatologiques.
« Nous n’en sommes qu’aux prémices des relevés », indique-t-il.
Ces dernières années, le réseau Vaisala pour la foudre a néanmoins détecté des activités inhabituelles. Lors des étés 2019 et 2020, la GLD360 a enregistré plus de 100 éclairs au nord du 85e parallèle nord, dont une série extrêmement rare observée à un peu plus de 500 km du pôle Nord.
LA MENACE DES INCENDIES
Les scientifiques ignorent si ces changements se produisent déjà ou non, mais une chose est sûre : avec le réchauffement climatique, les éclairs seront plus nombreux en Arctique, souligne Yang Chen.
Des conditions bien spécifiques, rares dans l’Extrême-Nord, mais de plus en plus courantes à cause du réchauffement planétaire, sont nécessaires à la formation des éclairs.
Tout d’abord, l’air à la surface doit être suffisamment chaud et chargé en humidité pour remonter rapidement. Ensuite, l’air au-dessus de la surface doit être suffisamment frais pour que l’humidité se transforme en minuscules particules de glace sous l’effet du gel lorsque l’air chaud s’élève. Le système tout entier doit être assez agité pour que l’air tourbillonne et projette les particules de glace avec une telle force qu’elles percutent les électrons des unes des autres et se chargent ainsi électriquement. C’est aussi au tour de la décharge électrique géante, qui se produit soit dans le nuage, soit entre le nuage et le sol.
Par son atmosphère froide et relativement stable, l’Arctique n’est pas une région propice aux orages. Mais, au cours des 30 dernières années, les températures de l’air y ont augmenté d’un à deux degrés Celsius ; c’est plus que n’importe où ailleurs sur la planète.
Cherchant à déterminer le niveau d’augmentation des orages résultant de l’évolution des conditions climatiques d’ici la fin du siècle, Yang Chen et ses collègues, dont Sander Veravebeke, ont comparé les données relatives à la foudre collectées par le satellite qui a enregistré les éclairs en Arctique dans les années 1990 avec les données météorologiques datant de la même période pour identifier les conditions atmosphériques qui favorisent le plus les rares orages qui se produisent dans la région.
Selon les projections des modèles climatiques, les conditions spécifiques à la formation des éclairs, et donc de la foudre (qui diffère légèrement de la probabilité générale des orages), seraient susceptibles d’être réunies respectivement une fois et demie et deux fois plus souvent au-dessus de la toundra et des forêts septentrionales à l’avenir. Il s’agit là d’un changement relatif bien plus important que la hausse de 50 % prévue pour les États-Unis contigus. À l’échelle mondiale, certains chercheurs suggèrent qu’une baisse de l’activité totale orageuse serait à prévoir d’ici 2100 ; elle s’expliquerait en partie par le réchauffement trop important des tropiques, normalement propices aux orages, en empêchant la formation des cristaux de glace.
La comparaison des données satellitaires utilisées par Yang Chen et ses collègues dans le cadre de leurs estimations relatives à la foudre étant impossible avec les réseaux terrestres employés pour détecter le récent sursaut d’activité, les deux résultats ne peuvent être directement comparés ou intégrés. Mais, comme le souligne Sander Veravebeke, ils démontrent que « les éclairs deviennent de plus en plus importants en Arctique ».
Le principal souci n’est cependant pas les éclairs en eux-mêmes, mais ce qu’ils peuvent faire. Dans le monde entier, les incendies libèrent le carbone stocké dans les forêts et le sol. Les feux qui ont ravagé l’Australie en 2020 ont ainsi dégagé plus de 800 millions de tonnes métriques de dioxyde de carbone, soit près d’une fois et demie les émissions totales annuelles du pays.
Car les incendies ne se contentent pas de brûler le matériel ligneux en surface. « C’est un phénomène tridimensionnel », explique Michelle Mack, écologue et spécialiste de l’Arctique à l’université du nord de l’Arizona. Ils brûlent également la matière organique emprisonnée dans le sol sous les flammes de surface. Le sol de l’Arctique est bien plus riche en carbone que celui des autres régions du monde : il contient souvent, dans les premiers centimètres sous la surface, des décennies de carbone accumulé. Selon Sander Veravebeke, les incendies qui ravagent ces sols en Arctique peuvent libérer au minimum deux fois plus de carbone que ceux qui sévissent en Californie.
Avec la multiplication des coups de foudre, qui se traduit par une hausse des départs de feu, le carbone relâché en Arctique pourrait augmenter de plus de 150 % par rapport aux émissions moyennes annuelles liées aux incendies, qui avoisinent actuellement les 3,4 millions de tonnes métriques de carbone.
Mais cela pourrait être pire : les incendies modifient les écosystèmes en favorisant le déplacement vers le nord des forêts et des arbustes, créant ainsi de nouvelles zones propices à leur développement. En retour, la probabilité des incendies augmente, car le matériel ligneux s’embrase plus facilement que la toundra.
Comme les forêts sont plus sombres et absorbent davantage de lumière du soleil que la toundra, elles sont également plus vulnérables aux incendies que cette dernière. Selon Yang Chen et ses collègues, si les incendies provoqués par la foudre accélèrent et amplifient le déplacement vers le nord des forêts, les émissions de carbone pourraient augmenter de 570 % par rapport à leur niveau actuel. Environ 23 millions de tonnes métriques de CO² supplémentaires seraient alors relâchées dans l’atmosphère chaque année ; cela représente un cinquième des émissions de dioxyde de carbone causées par les incendies catastrophiques survenus en Californie en 2020.
Les chercheurs ont souligné un point encore plus inquiétant, bien qu’ils n’aient pas calculé ses répercussions. Les incendies provoqués par la foudre pourraient exposer le pergélisol riche en carbone, qui s’étend sous 13 millions de kilomètres carrés en Arctique. Sa fonte en serait alors accélérée et permettrait la libération d’immenses stocks de carbone emprisonnés dans le pergélisol. L’augmentation de 570 % des émissions de carbone « se situe donc dans la partie inférieure des estimations », indique Yang Chen.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.