Pêche mondiale : les poissons de la discorde

Avec la migration des poissons vers les pôles induite par le changement climatique, les conflits entre pays pêcheurs risquent de se multiplier.

De Marie-Amélie Carpio, National Geographic
Publication 28 mars 2022, 12:38 CEST
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Selon une étude de l’Institut pour l’océan et les pêches de l’université de la Colombie-Britannique, près de la moitié de poissons qui occupent des zones frontalières entre les États auront migré d’ici à 2100.

PHOTOGRAPHIE DE Gabriel Reygondeau

Les cartes de la pêche mondiale sont en train d’être rebattues dans toutes les mers du globe. En cause, le réchauffement des océans, qui ont absorbé 93% de la chaleur issue du changement climatique depuis les années 1860. La hausse de la température de l’eau oblige les poissons à se déplacer vers les pôles, dessinant une nouvelle cartographie des ressources halieutiques. Une étude de l’Institut pour l’océan et les pêches de l’université de la Colombie-Britannique, à Vancouver, s’est penchée sur un enjeu particulièrement sensible : l’évolution à venir des stocks partagés, ces espèces de poissons qui occupent des zones frontalières entre les États.

Selon ses projections les plus pessimistes, près de la moitié de ces poissons auront migré d’ici à 2100. Un bouleversement majeur, qui risque de déstabiliser l’industrie de la pêche et de menacer la sécurité alimentaire des pays les plus dépendants de celle-ci. Avec lui, se profile aussi le spectre de futurs conflits transfrontaliers, alors que les traités de pêche en vigueur, basés sur une répartition des ressources halieutiques qui n’est plus d’actualité, sont déjà caduques.

Pour Gabriel Reygondeau, chercheur à l’Institut pour l’océan et les pêches et co-auteur de l’étude, cette redistribution des poissons, lourde de déséquilibres et de menaces, impose d’urgence des négociations entre États qui prendront enfin en compte l’impact du changement climatique. Entretien.

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Gabriel Reygondeau, chercheur à l’Institut pour l’océan et les pêches de l’université de la Colombie-Britannique.

PHOTOGRAPHIE DE Gabriel Reygondeau

Quel impact le réchauffement des océans a-t-il déjà eu ces dernières décennies sur la répartition des stocks de poissons ?

Les poissons sont des organismes ectothermes : leur température interne dépend de la température de l’eau. Si celle-ci change, elle va d’abord avoir un impact physiologique sur eux : plus l’eau sera chaude, plus les populations de poissons vont arriver à maturité rapidement et tendre à devenir plus petites. Et si leurs proies ne grandissent pas aussi rapidement qu’elles, certaines populations risquent l’effondrement.

Ensuite il y a l’impact spatial ou biogéographique. Les poissons ont trois choix. Soit ils ne peuvent rien faire et ils vont souffrir du changement climatique et voir leurs effectifs se réduire jusqu’à l’effondrement. Soit ils descendent dans la colonne d’eau en quête d’un environnement plus optimal mais cela signifie faire face à plus de pression et à moins d’oxygène. Soit ils vont gagner de plus hautes latitudes. C’est un phénomène qu’on a commencé à observer concrètement à partir des années 1980 et qui s’est accéléré depuis. Sur les côtes orientales et occidentales du Canada, on commence ainsi à voir des espèces tropicales comme les poissons lune. En Europe, la morue est un autre exemple emblématique : son centre de distribution, qui se trouvait en mer du Nord, commence à se déplacer en mer de Norvège.

 

À quel rythme s’effectuent ces migrations ?

On estime que les poissons se déplacent vers les pôles au rythme de 30 km à plus de 100 km par décennie en moyenne, en fonction de l’écologie des espèces. Mais ces migrations vont mécaniquement créer des effets de trafic avec des bouchons qui vont engendrer une énorme compétition entre les espèces. Côté européen, toutes les espèces côtières par exemple vont passer par les côtes norvégiennes et côté américain, par les détroits de Béring et du Labrador. De plus, dans l’hémisphère sud, toutes les espèces côtières vont se retrouver coincées en Patagonie ou en Afrique du sud, car les terres du continent antarctique se trouvent beaucoup trop loin pour qu’elles puissent les atteindre. Quant aux espèces qui parviendront aux pôles, elles devront toujours faire face à six mois de nuit par an. Est-ce qu’elle seront capables de s’y adapter ?

 

Votre étude s’est penchée sur l’impact de ces migrations sur les stocks de poisson partagés entre deux ou plusieurs pays. Quelles sont ses conclusions ?

Plus de 30% des stocks de poissons mondiaux sont transfrontaliers, soit avec la haute mer soit entre plusieurs pays. D’après nos projections, 23% de ces stocks partagés vont changer de distribution naturelle d’ici à 2030, quel que soit le scénario de changement climatique, ce qui va affecter 78% des Zones Économiques Exclusives (les ZEE sont des zones maritimes situées entre les eaux territoriales et les eaux internationales, sur lesquelles les États disposent d’un droit d’exploitation exclusif des ressources, ndlr). Et ces changements de distribution vont augmenter de façon exponentielle d’ici à 2100, où ils toucheront 45% des stocks, et affecteront 81% des pays du monde.

Or, on ne parle pas d’espèces représentant des petits enjeux économiques, mais de morues, d’espadons, de thon jaunes ou de thons rouges de l’Atlantique. Ces derniers se négocient des centaines de milliers d’euros par individu, avec un record en millions de dollars en 2019. En terme de revenus globaux, la pêche transfrontalière a représenté 76 milliards de dollars (près de 70 milliards d’euros, ndlr) entre 2005 et 2010.

 

Qui seront les États qui vont bénéficier de cette nouvelle cartographie des ressources halieutiques, et les grands perdants ?

Plus les pays sont situés vers le nord, plus ils seront gagnants et plus ils se trouvent vers les Tropiques, plus ils seront perdants. C’est le grand paradoxe du réchauffement climatique : les pays du Nord, qui sont les plus gros émetteurs de CO2, souffrent le moins du réchauffement et inversement. Dans l’hémisphère nord, toute la bande des pays tempérés avant le pôle – en particulier la Norvège, la Russie, le Canada et les États-Unis – va profiter de ces changements. Dans l’hémisphère sud, Argentine, Nouvelle-Zélande et Afrique du Sud vont bénéficier de cette nouvelle manne un temps. Mais la latitude moyenne de certains d’entre eux n’est pas si importante : ils vont d’abord gagner des stocks de poissons, puis ceux-ci vont s’effondrer, les poissons continuant à migrer, comme en Nouvelle-Zélande.

Les pays de la bande des Tropiques vont être les grands perdants, tels le Mexique, l’Équateur, les pays méditerranéens et la Corne de l’Afrique. D’ici à 2030, la ZEE de la Guyane française pourrait perdre entre 43 et 54% de ses stocks transfrontaliers, celle des Maldives, de 47 à 61% d’entre eux et le Brésil environ 70%. La situation risque d’être particulièrement catastrophique aux Philippines, en Indonésie et en Micronésie, où la pêche représente la ressource principale.

Il y a toutefois une dimension que notre étude ne prend pas en compte : la capacité des gens à s’adapter aux nouvelles espèces de poissons qui pourraient arriver et n’ont encore jamais été exploitées. Sans parler de la capacité des espèces à s’adapter à ces nouveaux environnements. Nos travaux concernent 9000 espèces, or il en existe plus de 19000 dans le monde, la moitié d’entre elles n’étant pas ou très peu exploitées.

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    PHOTOGRAPHIE DE 2022 The Authors. Global Change Biology published by John Wiley & Sons Ltd. (CC BY-NC 4.0)

    Quels risques géopolitiques représente cette redistribution ?

    De nouvelles tensions vont apparaître entre les États lorsque des pays dont l’économie dépend de certaines espèces de poissons vont les voir migrer dans d’autres ZEE. Elles ont déjà commencé à éclater dans les années 2000, notamment entre l’Angleterre, la Norvège et l’Islande, quand les populations de maquereaux ont migré dans la ZEE islandaise avec le changement climatique. Une multitude de petits pêcheurs anglais qui vivaient en grande partie de la pêche du maquereau se sont massés à la frontière islandaise. Il a fallu plusieurs années pour résoudre la crise au niveau de l’Union Européenne. Or il s’agit de pays qui ont des conventions entre eux. Que se passerait-il si de telles tensions surgissaient entre des pays qui ont déjà des frictions politiques et qui ont des ZEE adjacentes ?

     

    Comment les pays peuvent-ils s’adapter à ces évolutions ?

    Pour l’instant, les accords de pêche existants sont basés sur la répartition des stocks connus tels qu’ils ont été évalués dans les années 1950. Mais le changement climatique est en train de tout bouleverser. Les quotas de pêche actuels doivent être réévalués. Pire encore, les traités de pêche n’ont pas de clause relative au réchauffement. Cela signifie qu’ils vont devoir renégocier tous les quotas espèce pas espèce. Soit il faut s’adapter en se préparant à pêcher de nouvelles espèces, soit il faut s’entendre avec ses voisins. Mais le temps des traités est un temps long. Il faut des années, voire des décennies pour les conclure. Or, on ne dispose plus de ce temps de négociation. Il faut s’adapter très rapidement, sinon les conflits pourraient se multiplier dans un monde où la nourriture risque d’être une ressource plus rare.

     

    Il existe un précédent qui pourrait servir d’exemple, l’accord de Nauru, qui a été conclu entre huit nations du Pacifique, les États fédérés de Micronésie, les îles Marshall, Palau, Kiribati, Nauru, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et les îles Salomon et Tuvalu.

    Ce sont les premiers à avoir signé un traité de pêche tenant compte des variations de stocks de poissons induites par le réchauffement climatique. Ils sont les plus exposés à la hausse du niveau des mers et des événements météorologiques extrêmes et aux variations des stocks de poisson, d’où leur rôle de pionniers.

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