Ces merveilleuses créatures microscopiques donnent vie à la forêt

À l’échelle microscopique, le sol de la Forêt-Noire allemande est un royaume fantastique que l’on retrouve dans les écosystèmes forestiers du monde entier.

De Ferris Jabr, National Geographic
Photographies de Oliver Meckes et Nicole Ottawa, National Geographic
Publication 5 févr. 2025, 13:13 CET
L'espèce nouvellement découverte que l’on voit ici est l’un des quelque 1300 types connus de tardigrades. ...

L'espèce nouvellement découverte que l’on voit ici est l’un des quelque 1300 types connus de tardigrades. Elle a été trouvée dans la mousse poussant sur des troncs d’arbres morts de la Forêt-Noire, en Allemagne. Bien trop petite pour être vue à l’œil nu, cette créature fait partie des milliards de formes de vie du sol de la forêt essentielles à la santé de la planète. Agrandi x 2 400.

PHOTOGRAPHIE DE Oliver Meckes et Nicole Ottawa, National Geographic

Ramassez une poignée de terre de la Forêt-Noire, en Allemagne, de la forêt de Tongass, en Alaska, ou de celle de Waipoua, en Nouvelle-Zélande.

Regardez-la.

Que voyez-vous ?

De la terre, bien sûr, douce, riche et d’un brun foncé, comme du cacao. Des aiguilles de pin et des feuilles en décomposition. Des fragments de mousse ou de lichen. Un ver de terre fuyant la lumière en se tortillant, peut-être, ou bien encore une fourmi, perplexe face au brusque changement d’altitude.

Sue Grayston sait qu’il y a beaucoup plus que cela. Sa passion pour les sols a commencé dans son jardin. Jeune fille, en Angleterre, elle aidait sa mère à semer des graines et s’occupait aussi du jardinage. Sue aimait l’auteure Beatrix Potter – non seulement pour ses livres pour enfants mettant en scène des lapins espiègles, mais aussi pour ses illustrations scientifiques de champi - gnons et des formes fabuleuses qu’ils revêtent à la surface de la terre.

À l’université, où Sue avait accès à des microscopes, elle a été fascinée par la quantité de créatures présentes dans le sol, trop petites pour être étudiées à l’œil nu : elle avait trouvé sa vocation. Après un doctorat en écologie microbienne de l’université de Sheffield, en 1987, Sue a travaillé pour une entreprise de biotechnologie agricole au Saskatchewan (Canada), puis elle a obtenu un poste de chercheuse à l’Institut de recherche Macaulay (qui est devenu l’Institut James-Hutton) en Écosse. C’est là qu’elle a commencé à collaborer avec des écologues-botanistes, semant ainsi les graines d’un projet qui allait la passionner pendant une grande partie de sa carrière : l’étude des liens complexes entre les plus petits et les plus grands habitants du sol, les micro-organismes et les arbres.

En associant des études de terrain innovantes à des techniques sophistiquées de séquençage génétique, Sue et d’autres écologues ont dressé un portrait beaucoup plus riche de la société secrète cachée dans le sol forestier – une communauté largement invisible, sans laquelle cet écosystème s’effondrerait. « Une grande partie de la biodiversité se trouve dans la terre, mais nous n’en savons pas grand-chose, note-t-elle. Ça a vraiment commencé à changer au cours des vingt dernières années. »

Des champignons comme Resinicium bicolor sont parmi les premiers hôtes du sol forestier à décomposer les arbres morts, ...

Des champignons comme Resinicium bicolor sont parmi les premiers hôtes du sol forestier à décomposer les arbres morts, car ils peuvent digérer la lignine, qui aide à la formation des parois cellulaires ligneuses des plantes. Il n’y aurait pas de sol sans ces champignons, vers et autres minuscules êtres vivants décomposant la matière organique. Agrandi x 7000

PHOTOGRAPHIE DE Oliver Meckes et Nicole Ottawa, National Geographic

Bien loin des cimes de nombreuses forêts, des lacis de filaments fongiques relient dans le sol les racines pour former des réseaux mycorhiziens grâce auxquels les arbres échangent de l’eau, de la nourriture et des informations. On y trouve aussi des myxomycètes qui, avec leur masse gélatineuse, absorbent bactéries et champignons. Quant aux collemboles, de minuscules arthropodes, ils peuvent se catapulter sur une distance de plus de vingt fois leur taille en une fraction de seconde, alors que les acariens oribates progressent lentement sur ce qui s’apparente pour eux à des montagnes, en parcourant seulement, au fil de leur vie qui dure en moyenne un an et demi, la moitié de la longueur d’une piste de bowling.

D’autres créatures sont si petites qu’elles ne peuvent se déplacer qu’en se tortillant ou en nageant dans de fins films d’eau entourant les végétaux et les particules de terre. Parmi ces êtres bizarres figurent les nématodes, ou « vers ronds » ; les rotifères, dont la couronne de cils s’agite pour attirer la nourriture ; et les tardigrades, semblables à des oursons en gélatine aux huit pattes griffues.

Encore plus minuscules, les protozoaires forment un groupe d’organismes unicellulaires qui se déplacent parfois en faisant battre leurs nombreux appendices ou en tordant leur intérieur gélatineux. Le sol forestier regorge aussi de toutes sortes de bactéries et d’archées, à première vue similaires aux bactéries, mais constituant à elles seules un règne. Un gramme de sol forestier peut contenir jusqu’à un milliard de bactéries, jusqu’à un million de champignons, des centaines de milliers de protozoaires et près d’un millier de nématodes.

Le sol n’est pas, comme on le croyait autrefois, une substance inerte dans laquelle les arbres et les plantes se fixent pour en extraire ce dont ils ont besoin. Il est de plus en plus évident qu’il s’agit d’un réseau dynamique d’habitats et d’organismes – un immense canevas en constante évolution, tissé avec les fils d’innombrables espèces. Sue Grayston et d’autres écologues affirment aujourd’hui que cette compréhension nouvelle requiert d’importants changements pour la sylviculture. Ils ont découvert que la pratique courante de la coupe à blanc provoque des dégâts bien plus étendus et durables que ce que l’on avait imaginé. Il ne suffit pas de reconnaître qu’abattre des arbres modifie la forêt au-dessus du sol et des racines. Pour être vraiment durable, la sylviculture doit également prendre en compte les conséquences de ses pratiques sur tout ce qui se trouve dessous.

Il y a des milliards d’années, la Terre était seulement recouverte d’une croûte rocheuse que la pluie, le vent et la glace ont progressivement usée et façonnée. Quand ils ont peuplé la terre, microbes, champignons, lichens et plantes ont considérablement accéléré l’érosion des roches en les creusant, les dissolvant avec leurs sécrétions acides et les disloquant avec des racines.

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    Un seul débris de bois peut grouiller de petits organismes. Ici, un ver polychète (à gauche) et deux espèces d’acariens, trouvés dans la couche supérieure du sol de la Forêt-Noire. Les acariens sont particulièrement importants pour les écosystèmes forestiers, car ils décomposent d’incroyables quantités de matières mortes et vivantes, réapprovisionnant ainsi la terre en nutriments. Agrandi x 110

    PHOTOGRAPHIE DE Oliver Meckes et Nicole Ottawa, National Geographic

    En 2000, alors qu'elle travaillait pour l’Institut Macaulay, Sue Grayston s’est rendue à Tuttlingen, une ville allemande située sur le Danube, afin d’étudier les sols de la Forêt-Noire. Cette région d’environ 6 000 km2, située dans le sud-ouest du pays, connue pour ses forêts de montagne, a longtemps été prisée par les industries minières et la filière bois. Les chercheurs ont visité quelques sites remarquables pour leurs hêtres âgés de 70 à 80 ans. Cette espèce d’arbre à feuilles caduques, l’une des plus communes en Europe, est appréciée pour le bois de chauffage et le bois d’œuvre. Certaines des zones étudiées par l’équipe avaient été intensément exploitées, d’autres étaient relativement intactes.

    Des tests en laboratoire et des cultures cellulaires réalisés sur les carottages effectués par Sue sur les différents sites ont d’ailleurs révélé que, dans une partie de la forêt, l’exploitation intensive avait considérablement réduit l’abondance des micro-organismes. Faire le lien entre les deux était tentant, mais les détails restaient difficiles à expliquer. Or, ces vingt dernières années, Sue Grayston et d’autres scientifiques en ont appris beaucoup plus sur l’interdépendance des plantes et des micro-organismes du sol, ainsi que sur l’importance de ces relations pour les écosystèmes forestiers dans leur ensemble.

    En 2003, Sue Grayston s’est installée à Vancouver, au Canada, pour enseigner l’écologie microbienne du sol à l’université de la Colombie-Britannique. C’est là que, avec plusieurs collaborateurs, elle a approfondi les recherches sur la façon dont les différents types de gestion des forêts pouvaient modifier les communautés microbiennes du sol. Nombre de leurs études comparent trois types d’exploitation forestière : la coupe rase, qui élimine tous les arbres d’un site donné ; la coupe de rétention par bouquets, qui préserve des bosquets d’arbres ; et la coupe de rétention dispersée, qui sélectionne les arbres à éliminer individuellement, en gardant une répartition uniforme.

    Pour tester la santé des sols, Sue et ses collègues ont enterré des sacs en Nylon remplis de fines racines dans des parcelles de forêt exploitées de différentes manières. Ils ont laissé les racines se décomposer sous l’action de la petite faune, des micro-organismes et des champignons, et les ont déterrés quelques mois à plusieurs années plus tard. De retour au laboratoire, les chercheurs ont réalisé différents tests pour identifier les organismes associés aux racines et déterminer leur degré d’activité.

    Dans le même temps, ces processus de décomposition ont enrichi la croûte terrestre de matières organiques. Les plus anciens sols forestiers identifiables apparaissent sous forme fossile dans les strates correspondant au Dévonien, il y a entre 420 et 360 millions d’années.

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    Des écailles de silice recouvrent le corps unicellulaire d’une amibe testacée (« à thèque »). Elles sont nommées ainsi à cause des enveloppes dures qu’elles créent, peut-être pour se protéger des changements environnementaux survenant dans la litière forestière. Agrandi x 14 000

    PHOTOGRAPHIE DE Oliver Meckes et Nicole Ottawa, National Geographic

    Aujourd’hui, la vie continue à entretenir les sols dans tous les écosystèmes terrestres. Le sol forestier est riche en nutriments essentiels tels que le carbone, l’azote, le phosphore et le potassium. Mais, selon Sue Grayston et ses collègues, sans l’activité quotidienne de ces minuscules créatures, beaucoup de ces éléments resteraient piégés ou inaccessibles.

    Les plantes rejettent une partie des composés carbonés formés lors de la photosynthèse dans le sol, par leurs racines, où ils sont consommés par les microbes et les champignons. En échange, les champignons mycorhiziens et certains microbes liés aux racines aident les plantes à absorber l’eau et les éléments nutritifs et à leur rendre accessible davantage d’azote. Lorsque les plantes fanent et meurent, les vers, les arthropodes, les champignons et les micro-organismes décomposent leurs tissus souvent résistants en éléments plus petits, et restituent leurs nutriments à la terre.

    Par ailleurs, les mouvements incessants des animaux minuscules – qui rampent, se faufilent, creusent des tunnels – mélangent les différentes couches du sol, tout en l’aérant et en distribuant les éléments nutritifs. En digérant d’énormes quantités de terre, les vers, limaces et arthropodes imprègnent le sol de matière organique et aident les particules à s’agréger les unes aux autres, améliorant ainsi sa structure.

    Dans de nombreux cas, les coupes rases ont réduit la biodiversité du sol et entravé les cycles des éléments nutritifs. L’exploitation forestière intensive a aussi fréquemment modifié la démographie des communautés du sol, permettant à un nombre relativement restreint d’espèces de dominer. Pour autant, toutes les méthodes d’exploitation n’ont pas été aussi néfastes. L’abondance, la diversité et l’activité des micro-organismes sont restées assez élevées dans les parcelles aux arbres uniformément dispersés. Sur les sites de rétention par bouquets, les chercheurs ont trouvé des communautés de microbes tout aussi vigoureuses seulement dans leur voisinage immédiat. Plus les chercheurs s’éloignaient des îlots d’arbres restants, moins il y avait de vie dans le sol.

    Certains champignons mycorhiziens s’installent dans des cellules végétales, comme sur cette coupe transversale de racine de ...

    Certains champignons mycorhiziens s’installent dans des cellules végétales, comme sur cette coupe transversale de racine de myrtillier. Cette symbiose permet à des hôtes de la terre de tailles très différentes d’échanger des nutriments. Agrandi x 2 200

    PHOTOGRAPHIE DE Oliver Meckes et Nicole Ottawa, National Geographic

    Des recherches connexes, étudiant les flux de carbone via les racines des arbres, ont révélé que la zone d’influence d’un arbre ou d’un groupe d’arbres – la zone dans laquelle ils alimentent la pédofaune en molécules riches en carbone –, s’étend sur environ 10 m en moyenne. Conserver des parcelles d’arbres sur un sol autrement nu – même de grandes parcelles – ne donne guère d’aussi bons résultats. En dehors de la zone de 10 m qui entoure ces îlots végétaux, les populations microbiennes souffriront. La rétention dispersée est meilleure pour la santé des sols, explique Sue, parce qu’elle préserve en général un arbre tous les 14 à 16 m ; ainsi, leurs racines et à leurs zones d’influence respectives peuvent se chevaucher, fournissant du carbone aux microbes dans tout le sol forestier alentour.

    La rétention dispersée et les méthodes de coupe sélective sont de plus en plus courantes dans certaines régions du monde, mais la coupe rase – plus efficace, moins coûteuse et nécessitant des machines moins complexes – est encore largement pratiquée en Amérique du Nord. La rétention par bouquets est souvent préférée à la rétention dispersée pour des raisons similaires.

    Réfléchissant à l'avenir des forêts – et en particulier de leurs sols – Sue Grayston se montre aussi enthousiaste qu’inquiète. Elle est galvanisée par tout ce qui reste à découvrir, précisant que « nous avons fait de grands progrès, mais nous ne savons toujours pas qui est réellement actif à certains moments et quels organismes spécifiques sont vraiment importants pour les différents processus à l’œuvre dans la terre ». En même temps, elle est préoccupée par le déclin continu des forêts dans de nombreuses régions du monde en raison de la surexploitation, de la mauvaise gestion des sols et des effets du changement climatique. Les écosystèmes de la Terre sont si fortement liés et si essentiels à la survie des formes de vie complexes que les dommages que nous infligeons aux arbres et aux sols finissent par nous nuire aussi. 

    « Sans les micro-organismes du sol, […] la vie sur Terre cesserait. Ils s’en sortiraient très bien sans nous, mais nous ne pourrions pas faire grand-chose sans eux. »

    Retrouvez cet article le numéro 276 du mois de septembre 2022. S'abonner au magazine

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