Pollution de l'air : quand respirer tue
Responsable de 7 millions de décès prématurés par an, la pollution atmosphérique est dangereuse, même à faible dose. Mais elle n'est pas une fatalité.
Le quartier de Dari Ekh, à Oulan-Bator, est bondé de migrants issus de la campagne, des éleveurs nomades venus dans la capitale pour s’y former et travailler. Dans leurs maisons rustiques ou leurs yourtes, l’électricité étant rare, ils se chauffent au charbon lors des rudes hivers. Selon une étude, la fonction pulmonaire des enfants de la capitale est inférieure de 40 % à celle des enfants ruraux –un signe annonciateur de problèmes sanitaires à long terme.
Quand la Covid-19 a commencé à se propager sur la planète, Francesca Dominici a pensé que la pollution de l’air accroissait le nombre de morts. Les habitants de zones polluées risquent davantage d’être atteints de maladies chroniques, et ces patients sont les plus vulnérables à la Covid-19. De plus, la pollution atmosphérique peut affaiblir le système immunitaire et enflammer les voies respiratoires. L’organisme est alors moins apte à lutter contre un virus qui les affecte.
De nombreux experts ont relevé ce possible lien. Toutefois, Francesca Dominici, professeur de biostatistique à Harvard, était particulièrement bien équipée pour l’analyser. Avec ses collègues, elle crée depuis des années une extraordinaire plateforme de données, qui compare les informations sur la santé de dizaines de millions d’Américains avec une synthèse quotidienne de l’air qu’ils respirent depuis 2000.
C’est ce que m’a expliqué la chercheuse, l’été dernier, lors d’un appel vidéo passé depuis son domicile de Cambridge, dans le Massachusetts. Chaque année, elle achète des renseignements détaillés (mais anonymes) sur chacun des quelque 60 millions d’Américains âgés bénéficiant du programme Medicare : âge, sexe, origine ethnique, code postal, dates et codes de diagnostic pour tous les décès et hospitalisations. Cela constitue la moitié de la plateforme de données. L’autre moitié est une prouesse en soi : sous la direction de Francesca Dominici et de Joel Schwartz, épidémiologiste à Harvard, des dizaines de scientifiques ont d’abord divisé les États-Unis en une grille de carrés de 1 km de côté. Ensuite, ils ont conçu un programme d’apprentissage automatique pour calculer les niveaux de pollution quotidiens dans chaque carré sur dix-sept ans.
Cette double mine de données a permis à Dominici et à ses collègues d’étudier pour la première fois les effets de la pollution de l’air dans chaque recoin des États-Unis. Leurs conclusions sont inquiétantes. En 2017, ils ont publié une étude constatant que, même dans les lieux où l’air était conforme aux normes nationales, la pollution était associée à des taux de mortalité plus élevés. Cela signifie, explique Francesca Dominici, que « la norme n’est pas fiable ».
Deux ans plus tard, l’équipe a annoncé que les hospitalisations pour quantité d’affections (dont l’insuffisance rénale et la septicémie) avaient augmenté en même temps que la pollution. Ces résultats ont rejoint une montagne de preuves sur les dangers des PM2,5 – des particules de diamètre inférieur à 2,5 micromètres, soit environ un trentième de l’épaisseur d’un cheveu. Certaines de ces particules (de suie, par exemple) peuvent passer dans la circulation sanguine. Les scientifiques en ont trouvé – ainsi que des particules encore plus microscopiques, dites « ultrafines » – dans le cœur, le cerveau et le placenta.
Quand la pandémie s’est déclarée, Francesca Dominici et son équipe ont rapidement décidé de croiser les données nationales sur la qualité de l’air avec le décompte par comté des décès de la Covid-19 établi par l’université Johns Hopkins. Sans surprise, les taux de mortalité virale étaient plus élevés dans les zones affichant plus de PM2,5.
Une fillette de 2 ans est traitée dans un hôpital spécialisé en pneumonie et maladies pulmonaires, à Oulan-Bator (Mongolie). Pour éloigner les mauvais esprits, sa mère a déposé une tache de cendre de charbon sur son front. Le pays connaît l’une des pires pollutions atmosphériques du monde, à cause de la combustion du charbon. En hiver, les problèmes respiratoires augmentent d’un coup parmi les habitants, en particulier les enfants, et les hôpitaux sont largement débordés.
En décembre, l’équipe a annoncé que la pollution aux particules était responsable de 15 % des morts de la Covid-19 dans le monde. Ce taux était de 19 % en Europe et, dans les pays fortement pollués d’Asie de l’Est, grimpait à 27 %.
« Pour moi, cela n’avait rien de surprenant, dit Francesca Dominici. C’était tout à fait logique. » Elle savait déjà ce qu’une grande partie du public ignore : l’air pollué tue bien plus, et bien plus régulièrement, que le nouveau coronavirus.
À l’échelle mondiale, la pollution atmosphérique cause environ 7 millions de morts prématurées par an, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). C’est plus du double de la consommation d’alcool et plus du quintuple des accidents de la route (et certaines études estiment même que le nombre de victimes de la pollution de l’air est supérieur aux estimations de l’OMS).
Ces décès sont dus en majorité à la pollution de l’air extérieur et, pour le reste, essentiellement à la fumée des poêles domestiques. La plupart se produisent dans des pays en développement. La Chine et l’Inde en représentent à elles seules la moitié. Toutefois, la pollution atmosphérique reste un tueur non négligeable dans les pays développés. La Banque mondiale estime le coût économique global de cette pollution à plus de 4000 milliards d’euros par an.
Aux États-Unis, cinquante ans après l’adoption du Clean Air Act (loi sur la qualité de l’air), plus de 45 % des habitants continuent de respirer un air malsain, selon l’Association américaine du poumon (ALA). Résultat: plus de 60000 décès prématurés par an – sans compter les milliers de personnes mortes parce que la pollution les rendait plus vulnérables à la Covid-19.
La pollution est un tueur invisible. Lors de notre échange, Dominici espérait que les nouveaux et terribles périls qui s’y ajoutaient – un virus violent et des feux de forêt – aideraient à admettre les dégâts qu’elle provoque.
Pourtant, en décembre, l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis (EPA) a décidé de ne pas renforcer la norme nationale de qualité de l’air pour les particules fines PM2,5 – et ce, alors même que ses propres scientifiques avaient calculé que l’abaissement de la norme annuelle de 25 % épargnerait 12000 vies par an.
Les centrales électriques au charbon, comme celle-ci, sont une autre source de pollution – une menace pour la santé et pour le climat.
Plus l'air est pollué, plus la vie de ceux qui le respirent raccourcit. Cette réalité crue a été démontrée en 1993. Des chercheurs de Harvard ont mené une étude sur six petites villes américaines. Les habitants des plus polluées avaient un risque de décès prématuré de 26 % plus élevé que ceux des villes les plus propres. La pollution raccourcissait leur espérance de vie d’environ deux ans. « C’était très, très étonnant, se rappelle l’auteur principal, Douglas Dockery, aujourd’hui retraité. C’était si énorme que nous n’y avons pas cru. »
Un autre jeu de données à long terme issu de la Société américaine du cancer (ACS) a bientôt confirmé l’étude sur six villes. Des recherches ont ensuite révélé que la pollution de l’air est nocive à des niveaux bien inférieurs à ce que l’on pensait, et aussi de bien d’autres façons.
Cette très grande diversité d’effets a stupéfié Dean Schraufnagel, professeur de pneumologie à l’université de l’Illinois à Chicago. En 2018, il a dirigé un groupe d’experts afin de réexaminer et synthétiser des dizaines d’années de recherche. L’air pollué, a constaté le comité, touche presque tous les systèmes essentiels de l’organisme.
Cause de crises et d’arythmies cardiaques, d’insuffisance cardiaque congestive et d’hypertension artérielle, la pollution atmosphérique pourrait être à l’origine de 20 % des décès par accident vasculaire cérébral (AVC) et par maladie coronarienne. Elle est liée aux cancers du poumon, de la vessie, du côlon, des reins et de l’estomac, ainsi qu’à la leucémie infantile.
Cette pollution nuit au développement cognitif des enfants et augmente le risque de démence et de maladie de Parkinson chez les personnes âgées. Elle a été associée de façon fiable au diabète, à l’obésité, à l’ostéoporose, à la baisse de la fertilité, aux fausses couches, aux troubles de l’humeur, à l’apnée du sommeil – liste non exhaustive. « Le plus surprenant était l’ampleur de ses effets », déclare Dean Schraufnagel.
Oulan-Bator, en Mongolie, est l’une des capitales les plus polluées de la Terre, en particulier lors des éprouvants mois d’hiver, quand le charbon devient nécessaire à la survie. On en brûle des tonnes dans les centrales électriques de la ville et des sacs entiers dans les yourtes où logent les migrants pauvres venus des zones rurales.
« J’ai oublié le son d’un poumon sain. Tout le monde a la bronchite ou autre chose, surtout en hiver », dit Ganjargal Demberel, un médecin local.
Un bébé va passer une scanographie cérébrale, pour une étude sur les effets de l’exposition à l’air pollué lors de la grossesse sur le développement du cerveau. On sait déjà que l’air pollué accroît le risque d’anomalies congénitales et de leucémie infantile.
Même en Europe, la pollution de l’air est pire qu’aux États-Unis. Dans l’est et le centre du continent, les cheminées domestiques et des centrales électriques rejettent encore de la fumée de charbon – qui détériore la santé et le climat. Et puis il y a les conséquences d’un autre carburant toxique : le gas-oil.
En Europe, le fond du problème n’est pas un combustible spécifique, mais les manquements politiques et réglementaires. Les constructeurs automobiles vendent impunément des véhicules dont les émissions pulvérisent les seuils légaux.
En 2015, le public a appris que Volkswagen avait muni 11 millions de moteurs Diesel d’un dispositif d’invalidation (logiciel qui active le dispositif de dépollution lors des tests d’homologation et le désactive le reste du temps).
Aux États-Unis, les autorités ont contraint le constructeur à verser des milliards d’indemnités aux clients et à modifier ou racheter les véhicules. L’Europe, elle, a autorisé 51 millions de voitures et de camionnettes de divers constructeurs à circuler avec des émissions de dioxyde d’azote trois fois supérieures (voire plus) à la limite autorisée, déplore la Fédération européenne pour le transport et l’environnement.
Au lieu de contraindre les constructeurs à produire des voitures conformes à la réglementation, l’Europe laisse en général les villes traiter le problème. Les municipalités interdisent les véhicules les plus polluants ou pénalisent leurs propriétaires. C’est une étape vers un air plus pur, et certains signes indiquent que ces mesures détournent peu à peu les conducteurs du diesel. Mais les efforts éparpillés sont loin d’être aussi efficaces qu’une action à un niveau supérieur.
Le gas-oil et le charbon ne sont bien sûr pas les seuls combustibles à polluer l’air, en Europe comme ailleurs. La fumée de bois provenant des cheminées ou des poêles, chargée de PM2,5, est un problème grandissant. Les confinements de 2020 ont fourni l’occasion d’étudier ce qui se produit lorsque certaines sources de pollution s’arrêtent pour un temps.
Un homme balaie le sol dans une usine qui transforme le charbon brut en briquettes pour les poêles domestiques.
Au printemps, Valentina Bosetti et Massimo Tavoni, économistes à l’Institut européen d’économie et d’environnement RFF-CMCC, à Milan, se sont retrouvés coincés à la maison avec leurs trois fils. « Au lieu de s’entretuer et de tuer les enfants, à un moment, nous nous sommes dit : bon, il y a ces données », se rappelle Bosetti.
Transports et industrie étaient quasiment à l’arrêt. Or le couple a constaté que la situation ne s’était pas améliorée comme espéré. La chercheuse s’en souvient : « Les journaux clamaient : “Le ciel est bleu, tout est parfait”. Mais ce n’était pas vraiment le cas. »
Sur les dispositifs de surveillance éloignés des routes ou des usines, les niveaux ont chuté de seulement 16 % pour les PM2,5 et de 33 % pour le dioxyde d’azote. Il s’est avéré qu’un vaste secteur continuait de polluer : l’agriculture.
L’agriculture industrielle moderne est l’une des activités les plus polluantes. Une étude l’a classée comme la plus grande source unique de PM2,5 en Europe, dans l’est des États-Unis, en Russie et en Asie de l’Est. Les énormes quantités de fumier et d’engrais chimiques dégagent de l’ammoniac. Or l’ammoniac réagit avec d’autres polluants présents dans l’atmosphère, ce qui forme de minuscules particules.
La Chine occupe encore le premier rang mondial des décès dus à la pollution de l’air. Mais elle a récemment accompli de gros progrès pour assainir son ciel. Les mesures prises par l’Inde, en revanche, ont été globalement inefficaces : ses villes occupent neuf des dix premières places dans la base de données de l’OMS relative aux niveaux de PM2,5. Le coût humain pour le pays est terrifiant : près de 1,7 million de décès prématurés par an.
En Inde, la diversité des sources de pollution est vertigineuse. On brûle les ordures dans les rues où elles ne sont pas collectées. Les générateurs Diesel sont courants du fait des pannes d’électricité fréquentes. Les villageois et les sans-abri des villes brûlent du bois, du fumier, voire du plastique pour cuisiner et se chauffer. À l’automne, des nuages de fumée dérivent au-dessus de Delhi depuis les États du Pendjab et de l’Haryana, à cause du brûlage agricole.
À Faridabad, non loin de Delhi, en Inde, les ouvriers qui construisent un barrage travaillent dans un air saturé par un brouillard de pollution. Le pays compte neuf des dix villes les plus polluées du monde. On estime que 1,7 million d’Indiens sont morts prématurément en 2019 à cause de la pollution.
« C’est comme vivre dans une chambre à gaz », dit Jyoti Pande Lavakare, auteure et militante de Delhi. Au cours des pires mois, à chaque sortie, « j’ai un mal de tête sourd à cause de la pollution. Ma fille aussi a mal à la tête et, parfois, un peu mal au cœur. Nos yeux larmoient. »
Jyoti Pande Lavakare habitait en Californie. En 2009, elle et son mari ont déménagé pour se rapprocher de leurs parents. Elle a été surprise de voir à quel point la pollution avait empiré en Inde. Ses parents ont d’abord repoussé sa suggestion d’installer des purificateurs d’air, mais se sont sentis mieux lorsqu’elle en a acheté.
En 2017, un cancer du poumon a été diagnostiqué à sa mère. « Cela a été si vite, se rappelle Lavakare. Les médecins disaient : bon, vous voyez où elle habite ? Elle a vécu dans le nord de l’Inde toute sa vie. C’est la capitale mondiale de la pollution. »
Jyoti Pande Lavakare a perdu sa mère en 2018. À ce moment, elle avait déjà co-fondé un groupe de défense, lequel avait obtenu que le Parlement débatte de la question. Elle a aussi écrit un livre sur la mort de sa mère. « Nous avons tout essayé, me dit-elle. Hélas, je ne pense pas que nous progressions beaucoup. »
À Delhi, dans les années 1990 et au début des années 2000, il semblait y avoir de l’espoir. Poussée par la Cour suprême, la ville a exigé que les autobus et les omniprésents pousse-pousse motorisés passent au gaz naturel comprimé.
Mais la croissance économique a pris de vitesse toutes les mesures antipollution. Entre 2001 et 2017, le nombre de voitures sur les routes indiennes a plus que quadruplé. La fabrication de briques (dans des fours qui brûlent le charbon sans filtre à fumée) s’est intensifiée pour alimenter le boom de la construction.
Sur un chantier, à Delhi, une machine vaporise de l’eau pour empêcher la poussière de voler. Celle-ci peut contenir des produits chimiques nocifs et constitue une source importante de pollution atmosphérique dans la ville. Les déchets brûlés, les fourneaux, les générateurs Diesel et les centrales au charbon y polluent aussi l’air.
Point positif : la campagne pour que les Indiens ruraux n’utilisent plus de combustibles à fumées pour cuisiner a permis de réduire la pollution intérieure et de sauver des centaines de milliers de vies par an. La pollution extérieure, elle, ne s’est guère améliorée depuis dix ans, observe Sarath Guttikunda, directeur du groupe de recherche Urban Emissions : « Nous n’avons constaté aucune réduction, dans aucune ville. »
Avec la Covid-19, les décès « sont immédiats, remarque Jyoti Pande Lavakare. La pollution de l’air, elle, s’accumule au fil du temps. C’est une pandémie au ralenti. »
Aux États-Unis, la pollution ajoute à l’inégalité ethnique. Les Noirs américains sont exposés à environ une fois et demie plus de PM2,5 que l’ensemble de la population, a révélé une étude. Une disparité plus ethnique qu’économique.
« Les Noirs américains riches respirent plus de pollution que les Blancs américains pauvres, systématiquement », note Francesca Dominici. Et le fossé s’agrandit. « Quand nous améliorons la qualité de l’air de ce pays, nous l’améliorons surtout là où vivent les Blancs. »
En 2013, Shashawnda Campbell était lycéenne dans le sud de Baltimore, dans le Maryland. Elle a appris que l’État avait approuvé un nouveau projet d’incinérateur, à environ 1,5 km de son établissement. Sa réaction a été immédiate : « Non. Nous n’avons pas besoin de ça. Ça pue déjà, ici ; c’est déjà assez pollué. »
Les quartiers de Brooklyn et de Curtis Bay, où vivaient Shashawnda Campbell et ses condisciples, sont pauvres, avec d’importantes populations noire et hispanique. La zone abrite déjà un incinérateur de déchets médicaux, une usine de produits chimiques, une décharge et un terril gigantesque. « Ce n’est pas par hasard que ces installations se retrouvent dans ces quartiers, assure Shashawnda Campbell. C’est fait exprès. »
Inquiets de la pollution, Shashawnda Campbell (assise au premier plan) ainsi que d’autres jeunes militants des quartiers de Brooklyn et de Curtis Bay, dans le sud de Baltimore (Maryland), ont réussi à faire capoter un projet de nouvel incinérateur à proximité. Les habitants sont déjà envahis par d’autres sites industriels polluants – incinérateur de déchets médicaux, usine de produits chimiques, décharge...
Les entreprises édifient des installations polluantes dans ce type de quartiers parce que le terrain y est moins cher et que les habitants ont en général peu d’influence politique, analyse George Thurston, professeur de médecine environnementale à l’université de New York : « Elles évitent les quartiers riches, où les habitants ont cette influence. Elles veulent s’implanter dans des lieux où il y a moins de résistance. »
Shashawnda Campbell et des camarades de classe ont fondé l’association Free Your Voice (« Libère ta voix ») et frappé aux portes pour recueillir des signatures. « Nous savions que nous devions nous défendre», se rappelle-t-elle. Cela a pris trois ans, mais le projet d’incinérateur a été arrêté. « C’était incroyable de voir que nous avions vraiment fait quelque chose. Nous avions réussi à changer la situation. »
Actuellement, la jeune femme se rend dans les écoles pour apprendre aux enfants à combattre le racisme environnemental. Dans son ancien lycée, un entraîneur lui a dit qu’il ne pouvait pas réunir une équipe de basket-ball « parce que tous les enfants ont de l’asthme. Ils n’arrivent pas à courir assez longtemps. » L’été dernier, lors des manifestations du mouvement Black Lives Matter, d’autres protestataires lui ont dit qu’ils n’avaient jamais songé à établir le lien entre la pollution et les violences policières. « Ce sont différentes formes de racisme », conclut-elle.
De l’autre côté du pays, Anthony Victoria n’a pas un incinérateur pour adversaire, mais rien moins que l’économie de la consommation – en tout cas, sous sa forme actuelle. Le jeune homme, bouc et lunettes rondes, habite dans l’Inland Empire, une région du sud de la Californie autrefois connue pour ses vergers d’agrumes. Située à l’intérieur des terres, à 100 km des ports de conteneurs de Los Angeles et de Long Beach, l’Inland Empire est devenue une zone d’entrepôts (pour Amazon, Target ou Walmart) qui distribue des produits importés de Chine et d’ailleurs.
« Ce n’est qu’une interminable succession d’entrepôts, pointe Anthony Victoria. Vous avez un quartier résidentiel et, de l’autre côté de la rue, un gigantesque entrepôt. » Le véritable problème est le flot incessant de poids lourds qui traversent des quartiers ouvriers habités par des personnes de couleur et des immigrés. « C’est la sourde violence de la chaîne logistique qui épuise vraiment l’énergie, la santé et les moyens d’existence » de la population.
Le Centre pour l’action communautaire et la justice environnementale, une association de défense pour laquelle Victoria travaillait alors, a distribué aux habitants des compteurs de trafic routier. Résultat : 1161 poids lourds en une heure.
« Vous pouvez imaginer les effets négatifs que cela peut avoir sur la vie des gens, poursuit Anthony Victoria. On dit que nos villes sont des “diesel death zones [zones où le gas-oil tue]”. »
Une militante anti-pollution se tient sur la place Sühbaatar, devant le Parlement. Le gouvernement mongol a fait peu d’efforts en faveur des énergies propres.
La Covid-19 s’est récemment répandue comme une traînée de poudre dans certains entrepôts : « Il y a des gens qui vivent complètement dans la peur, des employés d’entrepôts déjà immunodéprimés à cause de la pollution» et qui sont désormais terrifiés à l’idée de ramener le virus chez eux, et de contaminer des enfants ou des parents souffrant d’asthme ou de cancer.
L’association de Victoria a fourni ses statistiques sur les poids lourds au Conseil des ressources atmosphériques de Californie (CARB), dont les réglementations donnent souvent le «la» au reste du pays. L’an dernier, le CARB a décidé que, d’ici à 2024, les industriels devront introduire peu à peu des poids lourds zéro émission dans l’État, le taux de nouveaux camions propres devant augmenter régulièrement jusqu’en 2035.
Le CARB étend aussi l’obligation pour les navires à l’amarre d’éteindre les moteurs et de se brancher sur des prises à quai, ou d’utiliser des technologies de filtrage de la pollution.
Les nouvelles réglementations, tout comme nombre de mesures visant à réduire la pollution de l’air, atténuent aussi les émissions de carbone qui contribuent au réchauffement climatique. Ces deux formes de pollution ont la même cause : notre dépendance aux combustibles fossiles.
Il est urgent d’opérer une transition vers une énergie plus propre, avec l’abandon progressif du pétrole, du gaz et du charbon. Objectif : éviter un avenir de sécheresses, inondations, feux de forêt et tempêtes, mais aussi améliorer notre santé dès à présent. Selon l’Association américaine du poumon, le passage à des véhicules électriques pourrait à lui seul épargner des milliers de vies, ainsi que 72 milliards de dollars par an en dépenses de santé aux États-Unis.
Anthony Victoria pense que des industries telles que la construction de camions électriques peuvent apporter à sa région à la fois de nouvelles possibilités économiques et un air plus sain : « Nous ne devons pas forcément sacrifier notre santé ou la qualité de l’air pour un emploi. Nous pouvons avoir tout cela en même temps. »
Le changement climatique et la pollution de l’air ont les mêmes cause et solution, mais œuvrent sur des échelles de temps différentes. Une chose est frappante avec la pollution de l’air : la vitesse à laquelle la santé s’améliore quand elle se dissipe.
L’an dernier, les fermetures d’entreprises dues à la pandémie ont ralenti pour un temps les émissions de carbone dans le monde entier, mais la quantité totale de carbone rejeté dans l’atmosphère a continué de croître. En revanche, toute diminution progressive et locale de polluants comme les PM2,5 ou le dioxyde d’azote se traduit immédiatement par une diminution des crises d’asthme, des crises cardiaques et des décès.
En Chine, des chercheurs sont parvenus à une conclusion frappante: l’amélioration de la qualité de l’air lors du confinement, début 2020, a sauvé plus de 9000 vies, selon une étude, et environ 24 000, selon une autre. C’est plus que le virus en a emporté, à en croire les statistiques officielles chinoises, qui estiment le nombre de victimes de la Covid-19 à moins de 5000.
Les scientifiques savent depuis longtemps qu’un air plus sain sauve des vies, explique Kai Chen, épidémiologiste à Yale et auteur principal de la première étude. Cependant, « il est très spectaculaire» de le constater dans les faits.
Les effets mortels de la pandémie sont impossibles à ignorer. La pollution retient beaucoup moins l’attention, alors qu’elle tue davantage. Francesca Dominici avance une explication: il est très difficile de déterminer le lien entre la pollution de l’air et les morts individuelles.
C’est ce qu’a réussi à changer Rosamund Adoo Kissi-Debrah, la plus célèbre des militantes pour la qualité de l’air en Grande-Bretagne. Habitant à Londres, je la connais un peu. Nous nous sommes revues l’été dernier, pour une conversation respectant la distanciation sociale, dans un parc débordant de fleurs sauvages.
Sa fille aînée, Ella, est morte de l’asthme à l’âge de 9 ans, en 2013. La famille vivant à moins de 30 m de l’une des routes les plus encombrées de Londres, la South Circular, Kissi-Debrah est désormais convaincue que ce sont les gaz d’échappement qui ont rendu sa fille malade.
À Londres, où Ella Roberta Adoo Kissi Debrah vivait à un jet de pierre d’une artère très fréquentée, le gas-oil est une source de pollution importante. La fillette souffrait d’un asthme sévère et était souvent hospitalisée lors des pics de pollution. Sa maladie l’a emportée en 2013, à l’âge de 9 ans. « J’aimais tant quand elle me touchait le visage», dit sa mère, Rosamund (à droite). Pendant des années, cette ancienne enseignante s’est battue pour sensibiliser l’opinion à la pollution de l’air et pour que celle-ci figure sur l’acte de décès d’Ella.
Elle a mené des années de bataille judiciaire pour le prouver. Enseignante avant que le chagrin ne bouleverse sa vie, elle a transformé la tragédie en leçon de vie, en faisant ajouter officiellement la pollution de l’air comme facteur aggravant sur l’acte de décès d’Ella.
Ella avait été hospitalisée des dizaines de fois. Après sa mort, Stephen Holgate, spécialiste de l’asthme à l’université de Southampton, a découvert qu’à de très nombreuses reprises, dont la dernière, cela avait coïncidé avec des pics de pollution. Avec un air plus sain, conclut Holgate, Ella serait peut-être encore en vie. En tant que parent, me confie Rosamund Adoo Kissi-Debrah, « c’est très difficile à accepter ».
Lors de la première enquête, en 2014, le médecin légiste a constaté qu’Ella était morte d’insuffisance respiratoire aiguë et d’asthme. Il n’a pas tenu compte de causes extérieures.
La mère a persévéré, et les médias ont relayé son combat. Elle pensait que réussir à faire inscrire la pollution sur l’acte de décès (fait inédit en Grande-Bretagne, voire dans le monde) pourrait avoir un poids moral et politique. Une décision de justice affirmant que l’air de la GrandeBretagne avait contribué à tuer une enfant signifierait de façon incontestable que d’autres sont en danger, et qu’il faut prendre des mesures.
Rosamund Adoo Kissi-Debrah sait que les réponses au problème ne sont pas compliquées. Les réglementations strictes et fondées sur des données scientifiques fonctionnent. À condition que les gouvernements les fassent appliquer.
« Ma fille n’a pas été la seule, souligne Kissi-Debrah. Pour tous les autres enfants de Londres, je désire un changement profond. »
En décembre dernier, alors que la seconde enquête avait enfin commencé, Stephen Holgate a comparé Ella à «un canari dans une mine de charbon». Il a témoigné qu’elle avait déjà régulièrement frôlé la mort au cours des deux années ayant précédé son décès.
Finalement, le médecin légiste a statué que la pollution de l’air, qui était au-delà des limites légales en vigueur près de chez Ella, avait bien contribué à sa mort. Pour une fois, les 7 millions de morts annuels de la pollution atmosphérique avaient un visage. Celui d’une jolie petite fille.
Article publié dans le numéro 259 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine