Un tiers des aliments produits est perdu ou gaspillé
De nos exploitations agricoles aux épiceries, puis jusqu’à nos assiettes, un tiers des aliments que nous produisons est perdu ou gaspillé. Nous pouvons faire mieux.
Un simple mouvement de levier, un crissement de pneu, et ce sont 20 mètres cubes de laitues et d’épinards qui sont déversés sur le sol. Emballés dans des boites et des sacs en plastique, les légumes verts (qui forment des piles de plus de 2 mètres de haut) semblent être en excellent état : couverts de rosée, croquants et sans imperfections. Que peut-on bien leur reprocher pour leur réserver une telle fin à la décharge ? La faille se trouve au niveau de leurs emballages qui n’ont pas été remplis, étiquetés, scellés ou coupés correctement.
N’importe qui dirait que cet amoncellement, dont la taille équivaut à celle de deux éléphants d’Afrique, représente un énorme gaspillage, que l’on pourrait même qualifier de criminel.
L’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui surveille de près ce qui est produit et mangé dans le monde, estime qu’un tiers de la production alimentaire destinée à la consommation humaine est perdu ou gaspillé chaque année dans la chaîne qui s’étend des exploitations agricoles aux usines de transformation, aux marchés, aux détaillants, aux prestataires de services de restauration et à nos cuisines collectives.
1,3 milliard de tonnes, c’est assez pour nourrir trois milliards de personnes. Aux États-Unis, le gaspillage est encore plus flagrant : plus de 30 % des aliments, soit environ 162 milliards de dollars par an, ne sont pas consommés.
QUE SE CACHE-T-IL DERRIÈRE CE GASPILLAGE ?
Quelle est la différence entre les pertes et le gaspillage alimentaire ? On parle de "gaspillage" à la fin de la chaîne alimentaire, au niveau du détaillant et du consommateur. En général, plus un pays est riche, plus son taux de gaspillage par habitant est élevé. On parle en revanche de "pertes" en début de chaîne alimentaire (pendant la production, après la récolte et pendant la transformation). Celles-ci sont bien moins répandues dans les pays industrialisés que dans les pays en développement, dont le manque d’infrastructures ne permet généralement pas de livrer tous les aliments, en bon état, à des consommateurs disposés à les manger.
Par manque d’installations de stockage et de systèmes de transport adaptés, 10 à 20 % des céréales de la région sub-saharienne sont par exemple victimes de moisissure, ou en proie aux insectes et aux rongeurs. Les pertes représentent l’équivalent de quatre milliards de dollars de denrées alimentaires, ce qui permettrait de nourrir 48 millions de personnes pendant un an.
Sans système de réfrigération, les produits laitiers deviennent aigres et le poisson suinte. Lorsque l’on n’est pas en capacité de faire mariner, sécher ou de mettre en bouteille les aliments, les excédents de denrées périssables comme le gombo, les mangues et les choux ne peuvent être transformés en produits alimentaires de longue conservation. De mauvaises conditions de transport ferroviaire et routier augmentent le temps de trajet des tomates de l’exploitation agricole jusqu’au marché, les fruits qui n’ont pas été correctement emballés sont réduits en bouillie, les légumes flétrissent et pourrissent par manque d’ombre et de réfrigération. L’inde, qui fait face à des difficultés similaires, perdrait 35 à 40 % de sa production de fruits et légumes.
Dans les pays développés, des pratiques agricoles hyper efficaces, un recours conséquent à la réfrigération et d’excellents systèmes de transport, de stockage et de communication permettent d’assurer l’acheminement de la plupart des aliments que nous produisons jusqu’au détaillant. Mais à partir de là, les choses se gâtent. Selon la FAO, le gaspillage des pays industrialisés s’élève à 0,7 milliard de tonnes d’aliments par an, ce qui représente la quasi-totalité de la production nette d’aliments de l’Afrique subsaharienne.
Les calories sont gaspillées dans des restaurants qui servent des portions bien trop copieuses ou confectionnent des buffets élaborés (dans lesquels les clients se servent des quantités excessives et les employés jettent tout à l’heure de la fermeture, même les aliments qui n’ont passé que cinq minutes sous la vitre hygiénique).
Les consommateurs sont également complices : nous achetons trop parce que des aliments relativement bon marché et joliment conditionnés sont mis à notre disposition quasiment à chaque coin de rue. Nous stockons mal nos aliments ; nous suivons les dates limites de consommation à la lettre, alors que celles-ci ont été créées pour indiquer la période de fraîcheur optimale du produit et n’ont rien à voir avec la sécurité alimentaire. Nous oublions de manger nos restes, nous laissons nos doggy bags au restaurant, et nous ne subissons pas ou peu les conséquences de nos actes lorsque nous jetons de la nourriture comestible à la poubelle.
GASPILLAGE DES RESSOURCES
En 2007, un total de 1,4 milliards d’hectares de terre, soit une superficie considérablement plus vaste que celle du Canada, ont été labourés pour y implanter des cultures vivrières (ou pour soutenir l’élevage et la production laitière), dont personne n’aurait consommé la récolte. Cette agression environnementale s’avère d’autant plus grave que la nourriture ensevelie dans les confins non aérés des bennes à ordures génère du méthane, un gaz à effet de serre bien plus puissant que le dioxyde de carbone. Si le gaspillage alimentaire était un pays, il serait le troisième plus grand producteur de gaz à effet de serre au monde après la Chine et les États-Unis.
Manger les aliments que nous produisons semble pourtant évident (le prérequis d’un système alimentaire durable). Mais la dure réalité économique vient contrarier la perspective d’une solution simple. Pour les supermarchés, il serait plus pertinent de jeter à la benne les excédents de pommes plutôt que de baisser leur prix, car cela freinerait la vente des autres pommes au prix habituel. Craignant de se retrouver à la traîne par rapport aux contrats passés avec les supermarchés, les grands producteurs commerciaux ont tendance à sursemer de 10 %.
Les exploitants vont également laisser des quantités de fruits et légumes dans les champs ou les vergers, de peur d’inonder le marché et de provoquer une baisse des prix. Parfois, le coût de la main d’œuvre mobilisée pour une récolte est supérieur à la valeur des ventes. Certes, les hautes technologies permettent de distribuer toujours plus d’aliments sur le marché, mais l’abondance qui en découle (et maintient les prix des aliments au plus bas) ne fait qu’encourager le gaspillage. Comme me l’a dit un agriculteur de Virginie en regardant les plus de 25 hectares de brocolis auxquelles il s’apprêtait à renoncer, « Même si je pouvais mettre toute cette nourriture sur le marché, pensez-vous qu’il y aurait suffisamment de bouches pour la manger avant qu’elle ne se mette à pourrir ? ».
RÉTABLIR LA CHAÎNE ALIMENTAIRE
S’il fallait dégager un seul point positif de l’ampleur du gaspillage alimentaire mondial, ce serait le grand nombre de perspectives d’amélioration qu’elle ouvre. Dans les pays en développement, par exemple, les organisations humanitaires offrent aux petits exploitants agricoles des bacs de stockage, des sacs multicouches de céréales, des outils pour sécher et conserver les fruits et les légumes, et du matériel rudimentaire pour le maintien au frais et le conditionnement de leurs produits. Cela a permis de réduire les pertes, par exemple en Afghanistan, où les pertes de tomates ont chuté sont passées de 50 à 5 %.
Les agriculteurs sont également en train d’apprendre à soigner ou à conditionner leur récolte pour un stockage à plus long terme. « Les agriculteurs avec lesquels nous travaillons en Afrique de l’Ouest n’ont jamais eu historiquement d’excédents ; ils mangeaient tout ce qu’ils faisaient pousser dans les trois mois suivant la récolte, » explique Stephanie Hanson, directrice des politiques et des partenariats pour l’ONG One Acre Fund basée en Afrique de l’Ouest. « Maintenant qu’ils sont en capacité de produire plus de nourriture, ils ont besoin d’apprendre de nouvelles pratiques de stockage. »
Suite à la distribution par la FAO de 18 000 petits silos en métal à des agriculteurs afghans, les pertes de céréales et de légumineuses à grains sont passées de 15-20 % à moins de 2 %. Le stockage des graines peut également permettre aux agriculteurs dans certains cas de vendre leur production deux ou trois fois plus cher que son prix au moment de la récolte, lorsque les marchés sont saturés.
Aux États-Unis, la surveillance exercée par les médias, les agences gouvernementales et les groupes environnementalistes par rapport au gaspillage alimentaire a poussé un nombre grandissant de restaurants à commencer à mesurer ce qu’ils jettent, un premier pas essentiel pour réduire les pertes. En supprimant les plateaux de leurs cafétérias, les universités ont réduit de 25 à 30 % la quantité de nourriture que les étudiants se servent inutilement. Ailleurs dans le monde, certains restaurants vont même jusqu’à interdire à leurs clients de laisser de la nourriture dans leurs assiettes ou à leur faire payer un supplément.
Au Royaume-Uni, où le gouvernement a fait de la réduction des déchets alimentaires une priorité nationale, l’association locale Feeding the 5000 (Nourrir les 5 000) collecte auprès des exploitations agricoles et des conditionneurs des produits de grande qualité dont les supermarchés n’ont pas voulu, pour préparer et servir des déjeuners raffinés que dégusteront gratuitement 5 000 heureux élus. Cela vise à éveiller les consciences et à encourager les solutions créatives.
En France, chaque individu jette 20 kg de nourriture par an. Tous les matins, les commerçants recensent les produits arrivant à péremption. Il y a peu, ces produits auraient fini à la poubelle. Mais depuis un an et demi, la loi oblige la grande distribution à distribuer les invendus alimentaires qu'elle jetait auparavant. Grâce à cela, plus de 10 millions de repas ont été donnés aux plus démunis.
Tristram Stuart, explorateur National Geographic, et auteur de l’ouvrage Waste: Uncovering the Global Food Scandal (Gaspillage : la vérité sur le scandale alimentaire mondial), défend par ailleurs la collecte et la stérilisation des déchets issus du commerce alimentaire pour nourrir les cochons, car cela permettrait de réduire les coûts pour les agriculteurs, d’éviter le déboisement de grandes étendues de forêts tropicales pour le développement de cultures de soja pour alimenter les cochons, et d’épargner aux commerces les coûts liés à l’élimination des déchets.
Selon le Programme des Nations Unies pour l’environnement, si nous utilisions la nourriture que nous gaspillons actuellement pour nourrir le bétail, cela libérerait à l’échelle mondiale suffisamment de céréales pour nourrir trois milliards de personnes.
PLUS DE NOURRITURE À TABLE
Nourrir les animaux avec notre surplus relève du bon sens économique et environnemental. Mais le meilleur usage qui peut être fait de nos excédents alimentaires reste bien entendu de nourrir les hommes. 805 millions de personnes dans le monde ne mangeraient pas à leur faim. Aux États-Unis, 49 millions de personnes vivent officiellement en situation d’insécurité alimentaire.
La première étape pour réduire le gaspillage alimentaire et la perte d’aliments consiste à éveiller les consciences. Le déni règne en maître. Mais les comportements sont progressivement en train de changer à mesure que le prix des aliments augmente et à mesure que nous prenons davantage conscience à la fois de la multitude de façons dont le changement climatique réduit la production alimentaire.
Le fait d’avoir trop de nourriture semble être une formidable préoccupation du monde développé. Mais remplir les cornes d’abondance avec des aliments que personne n’est sensé manger est un phénomène que le monde ne peut plus se permettre d’accepter. Cela coûte trop cher et pollue la planète alors que des millions de personnes ont faim. « Le gaspillage alimentaire est un problème stupide, » reconnaît Nick Nuttall, qui travaille pour le Programme des Nations Unies pour l’environnement. « Mais les gens adorent les problèmes stupides parce qu’ils savent qu’ils peuvent y faire quelque chose. »
Ce reportage a pu être réalisé grâce au soutien de la Fondation GRACE Communications.