L’espace est-il devenu le nouveau Far West ?
La flotte de satellites Starlink de SpaceX est la plus importante de l’histoire de l’aéronautique. Le symbole d’une nouvelle ère : celle de la conquête de l’espace par des milliardaires.
Satellites Starlink lancés en 2020-08-07
Chaque semaine, Elon Musk envoie près de 60 satellites vers l’orbite basse de la Terre. L’espace est en train de devenir une véritable autoroute : 5 000 de ces boites métalliques appartenant à Starlink, fournisseur d'accès à Internet par satellite de la société SpaceX, circulent déjà inlassablement autour de la Terre. Et Elon Musk prévoit d’en envoyer 7 000 de plus dans les prochaines années. « Un fait encore inimaginable il y a dix ans. Les chercheurs estimaient qu’il y aurait quelques centaine de satellite tout au plus, ce qui était déjà énorme », relève Arnaud Saint-Martin, sociologue au CNRS, spécialiste du sujet, et co-auteur d'Une histoire de la conquête spatiale, ouvrage à paraître en février 2024 aux éditions La Fabrique.
Starlink est tout simplement la flotte de satellites la plus importante de l’histoire de l’aéronautique. Le symbole d’un changement d’ampleur et d’une nouvelle ère : celle de la conquête de l’espace par des milliardaires. Starlink, mais aussi Kuiper (le projet de Jeff Bezos), ou encore One Web-Eutelsat… une myriade d’entreprises se ruent sur un territoire longtemps réservé aux scientifiques et aux militaires : l’orbite basse de la Terre.
Que promettent ces entrepreneurs ? Tous la même chose, peu ou prou. De l’Internet rapide, même dans les zones blanches. Comment ? Grâce à ces satellites en orbite basse, c’est-à-dire qui gravitent à 550 km de la Terre. Beaucoup plus proches de nous que les « géostationnaires », positionnés à 35 786 km d’altitude, et qui assuraient traditionnellement les connexions Internet dans les zones blanches – pour des marins pendant une course de voile, ou bien des militaires en opération, par exemple.
L’avantage de ces nouveaux services tient à leur rapidité. L’aller-retour avec le satellite en orbite basse ne prend que 25 millisecondes, contre 600 millisecondes avec un géostationnaire. Voilà qui ouvre de nouvelles perspectives: streaming, appels vidéos, jeux en ligne, y compris au beau milieu du Pacifique… Ce sont en tout cas les arguments de vente de ces géants du net. L’abonnement à cet Internet d’un nouveau genre est déjà possible, aux Etats-Unis depuis 2019, en France depuis 2021.
Sur le site internet de Starlink, la photo d'un van garé sur une plage déserte donne une idée des clients visés. Aujourd’hui, pour 40 euros par mois, cet Internet satellitaire est disponible. Des prix cassés, bien en deçà du coût réel. Une stratégie assumée par Starlink, qui veut tout faire pour être le premier sur ce nouveau territoire. Attirer un maximum de clients avant que les concurrents n’arrivent en masse. Et pour l’instant, Elon Musk domine largement cette ruée vers l’or 2.0 : « 50 % de tous les satellites en orbite basse appartiennent à Starlink », souligne Xavier Pasco, spécialiste de la politique spatiale américaine, et directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. Amazon compte envoyer près de 3 000 satellites dans l’espace, Eutelsat, en s’appuyant sur OneWeb, en prévoit 700… Rien n’entrave cette course interstellaire.
Le 4 octobre 1957, l'Union Soviétique est devenue la première nation à lancer un satellite : Spoutnik 1, un émetteur radio qui faisait le tour de la Terre en 96 minutes.
« Premier arrivé, premier servi pour les fréquences des satellites, attribuées par l’Union internationale des télécommunications (une agence de l’ONU). Forcément, cela pousse à boucler les dossiers le plus vite possible, le nombre de fréquences étant limité » poursuit Xavier Pasco. « L’intérêt de la démarche n’est pas questionné. On ne se pose pas de questions. Ne vaut-il pas mieux une poignée de satellites géostationnaires, plus lointains mais moins nombreux que des milliers en orbite basse ? Ce genre de débat n’a jamais lieu », ajoute Arnaud Saint Martin. Les États, de leurs côté, encouragent leurs champions économiques. De Bush à Biden en passant par Trump et Obama : tous ces présidents américains ont encensé Space X, l’entreprise d’Elon Musk.
Et Elon Musk se permet donc d'ignorer les règles en place. Un exemple ? En avril 2023, Musk a tout bonnement lancé sa fusée « Starship », chargée d’envoyer les satellites dans l’espace, sans autorisation. « C’est extrêmement grave », note Arnaud Saint-Martin. L’agence gouvernementale en charge, la Federal Aviation Administration (FAA) a certes durci le ton avec Space X depuis. Mais le fait est là : l’entreprise peut se permettre de tels écarts. Elle s’est progressivement rendue indispensable. « Dès 2004, la NASA a fait appel à Space X pour transporter les astronautes et les vivres vers la station spatiale internationale » explique Xavier Pasco. Aujourd’hui, c’est un partenaire incontournable des puissances publiques. Y compris en Europe.
Le télescope Euclid, un bijou de technologie mis au point par l’Agence Spatiale Européenne, a été lancé par Space X. Ariane 6, la fusée française, n’était pas prête à temps. Sans contrôle strict, les satellites prolifèrent dans l’espace. Quelques voix s’élèvent pourtant pour dénoncer la mainmise sur ce bien commun. Les astronomes déplorent déjà les trainées blanches laissées par Starlink sur les photographies célestes.
Ce n’est pas tout : ces milliers de satellites risquent, à terme, d’en percuter d’autres. Or, en orbite basse, ils cohabitent avec des satellites à visée scientifique, qui permettent notamment de mesurer avec précision le changement climatique. Ces derniers pourront-ils continuer leur mission ? Ce n’est pas garanti. « Si tous les projets prévus se réalisent, 100 000 satellites, essentiellement privés, devraient graviter en orbite basse à l’horizon 2030. Mais on ne sais pas si c’est viable » explique Xavier Pasco. « Même aujourd’hui, le risque de collisions existe. Les données montrent que les satellites de Starlink manœuvrent en permanence, grâce à l’intelligence artificielle, pour éviter des obstacles, comme d’autres satellites ou des débris d’anciens objets spatiaux » détaille Arnaud Saint Martin.
Autre difficulté : ces satellites, avec leurs promesses d’un Internet rapide partout autour de la Terre, pourraient encourager une consommation plus gourmande de données. Or, en 2023, le numérique représente déjà entre 3 et 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, selon l’Arcep, autorité administrative indépendante.
Le jeu en vaut-il la chandelle, pour ces milliardaires ? Rien ne permet de l’affirmer. « Dans les pays riches, l’Internet satellitaire pour zones blanches, c’est un marché de niche » explique Arnaud Saint-Martin. Aujourd’hui, même les villages isolés de la Creuse ont accès à la fibre, tout comme des hameaux ruraux des Etats-Unis. « Sur des forums américains, les habitants soulignaient combien ils préféraient l’efficacité de la fibre » poursuit le chercheur. Deux millions de personnes dans le monde ont tout de même souscrit à l’internet Starlink. « L’entreprise en espérait beaucoup plus ». Résultat, en 2022, « Starlink a été dix fois moins rentable que ce qui était prévu » explique Xavier Pasco.
Les entrepreneurs misent aussi sur le marché africain, sans certitude que les habitants aient les moyens de s’offrir cet Internet satellitaire. « On a parfois l’impression qu’il faut absolument investir dans ce nouveau service, comme si, de manière évidente, il allait générer beaucoup d’argent. C’est pourtant loin d’être garanti » estime Arnaud Saint-Martin.
Reste un client qui pourrait changer la donne : l’armée. L’utilité de l’Internet satellitaire, pour cette institution, est évident. La guerre en Ukraine a d’ailleurs permis d’en faire la promotion. Mais, « jusqu’où donne-t-on les clés de la défense à un acteur privé ? » s’interroge Xavier Pasco. Le cas de figure se serait d’ailleurs déjà présenté : selon son biographe, Elon Musk aurait coupé l’Internet de Starlink pour empêcher une attaque de drones ukrainiens contre le port russe de Sébastopol. Musk ne nie pas l’incident, mais affirme que le service de Starlink était en fait déjà désactivé dans la zone en question. De quoi ouvrir le débat sur ce mélange entre public et privé, et sur le but de ces satellites en général.
« Les entrepreneurs comme Musk ou Bezos espèrent en fait que ces satellites trouveront de toute façon une utilité » explique Xavier Pasco. Un pari visionnaire sur l’avenir, ou peut-être un énième plan sur la comète.