Entre exploration et tourisme spatial, les nouveaux enjeux européens
Inspiration 4 a récemment atterri et ramené sur Terre quatre « astrotouristes » américains. Pendant ce temps, à quoi travaille l'Europe ? Quels sont les nouveaux projets d'exploration spatiale des vingt-deux États membres de l’ESA ?
La station spatiale internationale vue de l'espace.
Avec les innovations de Space X, Blue Origin et Virgin Galactic, la question du tourisme spatial est sur toutes les lèvres. Le monopole de cette nouvelle ère de la conquête spatiale, qui se veut plus démocratique, est-elle l'apanage des géants américains de la technologie ? National Geographic a échangé avec le Dr. Didier Schmitt, en charge de la Stratégie et de la Coordination à la direction de l’Exploration robotique et habitée de l’Agence Spatiale européenne (ESA), afin de comprendre comment l'Europe se saisissait de ces nouveaux enjeux.
L’agence travaille au développement de nouvelles technologies nous permettant de mieux appréhender notre système solaire, avec trois destinations : la banlieue terrestre, l’orbite basse, la Lune et Mars. Pour des questions éthiques, l’ESA ne proposera pas elle-même de réaliser des missions de tourisme spatial. Mais l’avenir d’un projet européen de vol habité en orbite basse et plus tard vers la Lune est une décision éminemment politique dans le contexte international actuel, très dynamique dans ce secteur. Avec un chiffre record de 22 500 candidatures pour former une nouvelle équipe d’astronautes européens, la question de la création d’un tel programme n’a jamais été autant d’actualité.
L’ESA envisage-t-elle des projets de tourisme spatial ?
En 1991, les ministres en charge du spatial ont décidé d’arrêter le programme Hermès, donc l’Europe n’a jamais eu de programme d’accès à l’espace en autonomie. Nous n’avons pas, par conséquent, des moyens propres d’accéder à l’orbite basse, ni pour nos astronautes, ni même pour du fret. Cela fait suite à l’arrêt, en 2014, du programme ATV, le ravitailleur de la Station Spatiale Internationale (ISS). Trente ans après, la question se pose différemment.
Nous sommes une agence intergouvernementale donc l’objectif premier est de faire progresser la science et la technologie voulue par nos États membres. […] La question est : pourquoi une agence intergouvernementale devrait-elle pousser le secteur privé à se doter d’une capacité de tourisme spatial ? Il n’y a que les grosses fortunes qui peuvent s’offrirent ce genre de vols. Il y a là une question morale, qui n’est pas anodine.
L’ESA, c’est vingt-deux États, plus des États associés et des États coopérants. Quand on propose un programme, ce sont ces États-là qui nous financent. L’ESA, ce sont les États membres. Donc la question est à poser à tous ces États. Est-ce que oui ou non, il faut démarrer un programme ambitieux d’accès à l’espace pour faire voler nos propres astronautes et même inviter d’autres nations à bord ?
Aujourd’hui, existe-t-il concrètement un projet pour la création d’un programme de vols habités ?
Aujourd’hui, il n’y en a pas. Mais je peux vous dire que ça frémit un peu partout. Ça frémit évidemment chez nous, au niveau des industries et ça frémit également au niveau politique. Les décideurs politiques au plus haut niveau voient bien qu’ailleurs dans le monde, l’actualité dans ce domaine s’accélère.
Nous avons un accord avec la NASA pour utiliser l’ISS. Pour cela, nous faisons du troc : nous fabriquons le module de service européen qui va propulser la capsule Orion. Cette dernière aura à chaque fois quatre astronautes à son bord pour aller vers la Lune. Nous fournissons ce genre d’éléments à la NASA et en échange, elle transporte nos astronautes via un service commercial, [aujourd’hui] SpaceX et bientôt Boeing, afin de faire des expériences à bord de l'ISS. C’est le cas pour Thomas Pesquet par exemple.
Mais la NASA soutient dès maintenant la construction de stations spatiales privées. Elle a fait un appel d’offre récemment et a sélectionné douze industriels [différents]. Une fois que cela sera en place, nous, on n'aura en principe plus d’accord avec la NASA. Si l’on veut renvoyer nos astronautes dans des futures stations spatiales orbitales privées, il faudra que l’on achète directement les « sièges » à SpaceX ou à Boeing.
Dans ma fonction de responsable des programmes futurs et de la stratégie, je pose cette question au niveau politique. Cela fait soixante ans qu'Américains et Russes accèdent à l’espace avec des véhicules habités. Depuis peu, les Chinois ont eux aussi commencé l’assemblage d’une station spatiale en orbite. Dans dix-huit mois, six astronautes Chinois y résideront. L’Inde prépare un programme de vol habité dont le premier vol test aura lieu l’année prochaine. Il y a donc quatre grandes puissances qui vont avoir accès à l’espace et nous, nous en sommes encore à nous poser la question.
Même si nous décidions aujourd’hui de nous lancer, il nous faudrait au moins huit ans de recherche et de développement pour y arriver. Afin de prendre la bonne décision, il faut bien réfléchir aux futures conditions géopolitiques et ce sur plusieurs décennies, afin de ne pas être obsolète technologiquement le moment venu. Cela inclut aussi le choix de la fusée qui lancera un tel vaisseau dans les années 2030.
Vous travaillez aussi sur un projet avec la NASA pour fabriquer la station lunaire Gateway...
Nous sommes en effet le partenaire principal de la NASA pour fabriquer le Gateway, qui est une station orbitale circumlunaire. L’assemblage commencera fin 2024, et nos éléments (le module d’habitation, les télécommunications et le ravitaillement en carburant, ndlr) seront envoyés en 2026 et en 2027.
Cette station sera le relai pour se poser sur la Lune de façon plus pérenne. Contrairement à l’ISS où nous somme minoritaires, nous sommes partenaires à part égale avec la NASA sur ce projet. À terme il serait étrange d'acheter à chaque fois les vols du côté américain pour se rendre dans cette « copropriété ». Il est donc logique, si nous faisons un projet de vol habité en orbite basse, que nous puissions aussi aller vers la Lune.
Au lieu d’avoir une méga fusée comme le SLS (Space Launch System, ndlr) américain qu’on ne développera jamais, nous pourrions être plus astucieux. On pourrait amener les astronautes en orbite puis avec un deuxième vol, connecter un module de service avec le vaisseau en question, qui pousserait le tout vers l’orbite lunaire. Le choix entre capsule, avion spatial ou autre solution devra se faire lors des études de concept avant de se lancer dans un développement sommes toute coûteux.
Dans nos grands programmes, si on se trompe de stratégie, cela a des conséquences sur trente ans, au moins. Il y a en général dix années de développement et vingt années au minimum d’opérations. […] C’est pour cela que l’Europe doit bien réfléchir [aux choix qu'elle fait], notamment pour les vols habités.
Le nouveau lanceur Ariane 6, totalement assemblé à la base de Kourou, en Guyane française.
Que pensez-vous de cette ouverture de l’espace aux non-professionnels, avec l’exemple récent de tourisme spatial sur Inspiration4 ?
Ce qui est intéressant, c’est qu’Inspiration 4 a permis à la société SpaceX de faire passer beaucoup de messages. C’est une manière de dire que maintenant, l’espace est accessible à tout le monde. Mais, à condition de payer 200 millions ! Donc ce n’est pas très démocratique.
Faire le tour de la Terre toutes les 90 minutes pendant trois jours dans une capsule aurait pu être imaginé par Jules Verne. L’étape ultime sera d’avoir des stations orbitales privées et là, [on pourrait proposer]« des hôtels » spatiaux. L’un des aspects positifs, c’est que je suis persuadé que ces « astrotouristes » voudront participer à la réalisation d’expériences scientifiques comme celles que nous faisons dans l’ISS et donc, devenir des sujets d’expériences eux-mêmes. Cela ferait avancer la science.
J’espère aussi [que ces personnes] auront eu une prise de conscience en voyant la Terre comme les astronautes la voient aujourd’hui. Qu’ils œuvreront ensuite pour le bien de l’humanité et les problématiques environnementales.
Quel sera le prix d'un ticket pour l’espace ?
Si on fait un programme d’accès à l’espace, on le fera pour les besoins gouvernementaux, pour ceux d’une poignée de nantis, sans être péjoratif. Mais si après, les sociétés européennes qui vont fabriquer et opérer ces systèmes, nous disent qu’elles veulent aussi organiser des vols privés, on ne va pas s’y opposer. Pour donner des chiffres, aujourd’hui, pour un vol suborbital, c’est-à-dire aller à 100 km et revenir, le ticket serait entre 300 000 et 400 000 euros. Pour un vol orbital il faudra compter 50 millions d'euros. C’est une question de quantité d’énergie et donc de vitesse nécessaire (8 km/seconde).
Avec les enjeux environnementaux actuels, que répondez-vous aux questions sur la pollution émanant des vols vers l’espace ?
Il faut relativiser. Quand vous avez quatre personnes passagères d'un vol suborbital de Blue Origin, c’est un moteur à hydrogène et oxygène. Donc ça génère de l’eau, pas du CO2. Mais pour fabriquer l’eau et l’hydrogène, il a bien fallu électrolyser l’eau, donc il a fallu utiliser de l’énergie qui a produit du CO2. Avec le vol de Virgin Galactic, là, effectivement, ils produisent du CO2 directement, parce que c’est un carburant complexe, qui est brûlé avec de l’oxygène. Cela génère à peu près une tonne de CO2 par personne, soit à peu près l’équivalent d'un vol transatlantique en jet privé.
Maintenant, pour le vol orbital, la fusée est dix fois plus lourde et produit quasiment cinquante fois plus de CO2, jusqu’à cent tonnes. C’est beaucoup par personne, mais il faut comparer ça aux 48 millions de vols d’avions tous les jours. Il y a des controverses scientifiques, on ne sait pas très bien encore quels effets a réellement cette pollution sur la stratosphère.
Dans quel contexte politique européen seront prises les prochaines décisions liées au spatial ?
Nous espérons la tenue d’un sommet des décideurs politiques pour initier de nouvelles grandes orientations et donner une impulsion au secteur spatial en général. Les sujets sont nombreux, comme l’apport du spatial à la décarbonisation ou à la réactivité en termes de sécurité civile.
La France a la présidence de l'Union européenne à partir du 1er janvier 2022. Et en même temps, elle aura la présidence du conseil des États membres de l’ESA. Nous avons un Conseil des ministres des affaires spatiales tous les trois ans. Le prochain devra décider des nouveaux programmes, c’est en novembre l’année prochaine en France. Il pourrait y avoir une volonté française de donner une impulsion particulière.
Ce mardi 12 octobre 2021 se tenait la présentation du plan d’investissement « France 2030 » par le Président de la République, Emmanuel Macron. Ce dernier a partagé son souhait que le pays « prenne sa part à la nouvelle aventure ». Il a par ailleurs encouragé les innovations dans le domaine de l'exploration spatiale.
Cet entretien a été édité dans un souci de concision et de clarté.