Physique quantique : l’étrange découverte du temps négatif
Des physiciens ont récemment mesuré un temps négatif dans le cadre d’une expérience quantique portant sur la relation photon-atome.
Vision d'artiste d'une simulation de voyage temporel en exploitant l'intrication quantique.
Sur le plan quantique, notre compréhension de la réalité est régulièrement bousculée. Ce monde, rempli de concepts contre-intuitifs, est difficile à appréhender, y compris pour les physiciens. Une récente découverte est venue brouiller les certitudes des chercheurs. Des preuves de l’existence du temps négatif ont été apportées dans une étude quantique sur la relation photon-atome.
À l’origine de cette étude, on trouve la question de l’interaction entre deux particules, les photons et les atomes. « Les photons, c’est-à-dire les particules composant la lumière, sont souvent utilisés comme porteurs d’informations quantiques, mais ils ont le désavantage de ne pas avoir d’interactions entre eux », explique Aephraim Steinberg, membre fondateur du Centre pour les Informations Quantiques et le Contrôle Quantique, et professeur à l’université de Toronto.
« Deux photons peuvent croiser leur chemin dans une fibre optique, mais sans que l’un ne réalise la présence de l’autre », continue-t-il. « Cette non-interaction entre les photons rend ainsi difficile la création d’un ordinateur ou d’autres systèmes d’informations quantiques ».
Au fur et à mesure des recherches, une solution a néanmoins été trouvée. « Pour créer une interaction, les photons doivent traverser de la matière et entrer en contact avec les atomes », les particules qui constituent la matière, avance Aephraim Steinberg. La création du laser dans les années 1960 a permis par la suite la conduite d'une étude d’autant plus précise en permettant d’observer l’interaction d’un photon unique entrant en contact avec un nuage d’atomes.
EXCITATION ATOMIQUE
Une nouvelle étude menée par Josiah Sinclair, ancien doctorant à l’université de Toronto, sous la supervision d’Aephraim Steinberg, a cette fois observé « si le photon entrait dans le nuage d’atomes, et s’il en ressortait, tout en monitorant simultanément ce qui arrivait aux atomes et aux photons qui traversaient le nuage ». L’expérience a été répétée des milliards de fois pour enfin voir émerger deux scénarios : le photon peut traverser le nuage sans rencontrer d’atome sur son chemin, ou bien en rencontrer et être dispersé, ou absorbé, pour être réémis quelques nanosecondes plus tard.
Une fois ces scénarios établis, Sinclair et son équipe ont cherché à savoir quels étaient les effets du passage du photon sur les atomes dans les deux scénarios. « Le résultat nous a surpris », se rappelle le chercheur. « Nous pensions que le photon qui ne faisait que traverser le nuage sans être dispersé n'aurait aucun effet sur l’atome. Nous avions tort. »
Les physiciens ont d’abord observé que lorsque le photon envoyé dans le nuage se faisait absorber par l’atome, il provoquait chez ce dernier une forme momentanée d’excitation, un état durant lequel l’atome possède un niveau d’énergie supérieur à son état au repos. En revanche, lorsque le photon n’est pas absorbé, la supposition des chercheurs était que l’atome n’entrait pas dans un état d’excitation au passage du photon. En réalité, « même si l’atome n’est pas dispersé, il peut aussi avoir un effet similaire sur l’atome lorsqu’il est absorbé », souligne Josiah Sinclair. Autrement dit, son passage déclenche également une excitation atomique.
LE TEMPS NÉGATIF
Les chercheurs ont ensuite tenté de déterminer la durée d’excitation des atomes ainsi que la durée de la traversée du nuage d'atomes par le photon. Calculer ces durées peut - ainsi présenté - paraître simple, mais leurs mesures sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît.
Howard M. Wiseman, théoricien, physicien et professeur à l’université de Griffith en Australie, a publié une théorie qui a permis à Sinclair et à son équipe de développer une description quantique mécanique du système.
Pour l’expliquer, Josiah Sinclair compare cette théorie à l’allégorie de l’horloge du jeu d’échecs. Au début de la partie, « lorsque l’un des deux joueurs entame son tour, il déclenche une horloge qui lorsque le tour est fini, est arrêtée puis redémarrée par le second joueur », avance-t-il. « Cette horloge permet à la fin de la partie de mesurer non seulement la durée totale du jeu, mais aussi la durée de jeu de chacun des deux joueurs. [...] De la même manière, dans notre expérience, la mesure de la durée de jeu de chacun des deux joueurs représente les deux scénarios que sont l’absorption du photon par l’atome ou la non-absorption du photon par l’atome. Sur le plan quantique, l’horloge utilisée a en effet besoin de ces deux paramètres pour calculer la durée totale de l’excitation atomique ainsi que la durée de la traversée du nuage par le photon. »
D’aucuns pourraient se demander pourquoi nous avons besoin de ces deux paramètres pour calculer ces deux durées. La réponse tient au principe de superposition quantique énonçant qu’une particule peut exister en plusieurs états à la fois. Pour notre photon, ce n’est pas qu’il peut être soit absorbé par l’atome puis réémis, soit ne pas rencontrer d’atome du tout, c’est qu’il peut être les deux à la fois au même moment ! Il est ainsi nécessaire de calculer la durée des deux scénarios pour obtenir une durée totale.
Ce principe a permis de comparer les résultats de la première expérience menée par Sinclair à de nouveaux calculs. « Dans la première expérience, la durée de chaque scénario était plus ou moins équivalente » raconte le chercheur. « Un photon absorbé par les atomes prenait le même temps pour traverser le nuage qu’un photon non absorbé ».
Puis en modifiant un ensemble de paramètres, « la durée de l’un des scénarios a grandement diminué tandis que l’autre a grandement augmenté », affirme Sinclair. En reprenant l’analogie de l’horloge du jeu d’échecs, si une partie dure une heure, et que la durée de jeu de l’un des joueurs augmente, la durée de jeu de l’autre joueur diminue forcément puisque ce n’est pas la somme des durées qui est modifiée, mais uniquement les paramètres de l’équation.
Cette hypothèse, qui parait logique, a pourtant été mise à rude épreuve. « De nouveaux calculs ont démontré que la durée de l’un des scénarios équivalait à la durée totale de traversée du nuage. Pourtant, dans notre expérience, la durée totale de la traversée n’a pas été modifiée. Par conséquent, cela implique que la durée du second scénario était négative ! » affirme Sinclair.
LE RETARD DE GROUPE
Pour que ce résultat soit considéré comme évident, l’équipe de physiciens devait confirmer cette théorie sur le plan expérimental. Mais comment imaginer un temps négatif sur le plan physique ?
« Il y a eu beaucoup de confusion autour de cette mesure du temps négatif » commence Josiah Sinclair. « Il est important de comprendre que ce que nous avons mesuré n’est en aucun cas la réémission du photon par l’atome avant qu’il ne soit absorbé par ce dernier. Ce que nous avons établi, c’est que nos horloges quantiques ont enregistré un nombre négatif ».
Un phénomène connu depuis déjà une quinzaine d’années démontre que lorsqu’un faisceau de lumière traverse un obstacle, comme un bout de verre par exemple, elle peut être retardée ou au contraire, accélérée. Dans le cas où la lumière est accéléré, ce phénomène donne l’illusion que le faisceau est sorti de l’objet avant même que la lumière n’y soit entrée.
Est-ce que cela signifie que le faisceau a voyagé plus vite que la vitesse de la lumière ? Cela semble pourtant impossible. En physique, la vitesse de la lumière est un sujet étudié depuis l’antiquité. Au 19e siècle, Einstein a d'une certaine manière clos le débat en démontrant à l’aide de sa théorie de la relativité restreinte qu’il est impossible de dépasser la vitesse de la lumière dans un milieu matériel. On considère que sa vitesse atteint environ les 300 000 km/s.
Josiah Sinclair insiste, « l’explication de cette mesure de temps négatif n’est pas due au dépassement de la vitesse de la lumière qui est impossible, mais à un autre phénomène appelé délai de groupe, ou group delay en anglais. Ce phénomène implique que la transmission d’une particule ne se fait pas entièrement, mais en partie seulement. » Dans l’expérience de Sinclair, l’absorption du photon par l’atome entraîne l’accélération ou la décélération d’une partie seulement du photon, en laissant derrière, l’autre partie pendant quelques instants, donnant cette illusion de réémission du photon antérieure à son absorption.
Pour expliquer ce phénomène, « demandons-nous d’abord à quel point le photon est retardé ou accéléré par l’atome », commence-t-il. « Pour cela, nous devons différencier deux mesures, le délai et la durée. Nous savons déjà que le délai peut être négatif. Par exemple, si je voyage vers Paris depuis le Canada et que la durée du vol est estimée à dix heures, mais que j’arrive à Paris en neuf heures, personne ne conclura que j’ai voyagé dans le passé, seulement que j’ai voyagé plus vite. Ainsi, le délai correspond à -1 heure. De la même manière, si le vol est estimé à dix heures, mais que j’arrive à Paris après onze heures de vol, le délai est de +1 heure. La notion de délai peut donc être négative ou positive ».
Dans le monde physique, le délai est directement lié à la durée. « Un vol estimé à dix heures, mais qui durerait une heure de moins verrait son nombre d’heures de vol atteindre les neuf heures. En revanche, dans le monde quantique, les physiciens n’estimaient pas que les notions de délai et de durée étaient liées ». Sinclair explique cela par la rapidité de propagation des informations sur le plan quantique. Le photon peut ne pas prendre de temps à traverser le nuage puisqu’il voyage à la vitesse de la lumière, mais il peut toujours être accéléré ou décéléré par son absorption par l’atome, et ainsi être différé ».
Dans la récente expérience, la durée du voyage du photon est de zéro temps, mais le délai qu’il rencontre peut-être important s’il rencontre un atome, par rapport à un photon qui n’en rencontre pas. « Il s’avère que selon nos observations, la durée de l’excitation atomique est égale au temps de délai du photon pour traverser le nuage d’atomes » comment le chercheur. Ainsi, pour mesurer un temps négatif pour la traversée du nuage par le photon en prenant en compte le principe de superposition quantique, on obtient comme calcul la durée de la traversée du photon qui ne voit pas sa traversée être différée par une absorption par un atome correspondant à une vitesse environnant celle de la lumière, additionnée à la durée de la traversée du photon accéléré par son absorption par un atome et avec un délai négatif. Autrement dit, une mesure nulle plus une mesure négative donne un résultat négatif.
Les chercheurs ont ainsi pu démontrer l’existence du temps négatif à deux reprises : lorsque la durée de l'excitation atomique (délai) est négative, la durée de la traversée du nuage par le photon est aussi négative. Josiah Sinclair et son équipe ont ainsi pu démontrer le lien entre le délai et la durée sur le plan quantique, que le délai soit positif ou négatif.
Ce dernier rappelle néanmoins le principe de retard de groupe, et insiste sur le fait que « rien ne peut voyager plus vite que la lumière ». Pour Daniela Angulo, la doctorante ayant repris les recherches de Josiah Sinclair et ayant confirmé les mesures de Sinclair en modifiant les paramètres expérimentaux, « ce résultat démontre que la théorie du retard de groupe a une plus grande importance que ce que les physiciens pensaient ». La découverte est donc « une importante contribution pour la physique quantique et pourrait être utilisée pour d’autres sujets comme les temps de séjour ou encore les temps de tunnellisation, qui donnent généralement des résultats contraires à l'intuition », conclut-elle.