Lettre d'amour aux sondes Voyager, messagers interstellaires
Directrice artistique responsable des disques en or embarqués par les sondes Voyager, Ann Druyan revient sur l'épopée de ces deux messagers et sur Carl Sagan, l'amour de sa vie.
Cet essai fait partie d’une série dans laquelle des écrivains, des scientifiques et des passionnés d’astronomie nous confient pourquoi ils se sentent personnellement liés à des sondes ou robots spatiaux.
Chers Voyagers,
Vous, les objets les plus lointains que nous n'ayons jamais touchés, explorez aujourd'hui une région où les vents solaires laissent place à des tempêtes interstellaires ; loin, si loin, et pourtant je me sens si proche de vous. Vous et moi, nous avons décollé au même moment. J'avais 27 ans lorsque votre assemblage en était à ses dernières étapes. Carl Sagan et moi nous connaissions depuis quelques années en tant qu'amis et collègues. Nous sommes tombés amoureux en 1977, alors que nous travaillions ensemble sur le message que vous transportez. À l'instant même où vous quittiez la Terre pour découvrir d'autres mondes à explorer et nous ouvrir le chemin des étoiles, nous nous lancions sur notre propre trajectoire de vie. Depuis, vous n'avez jamais quitté mes pensées.
Les disques d'or fixés sur chacun de vous sont riches en informations et contiennent notamment notre adresse de retour. Le hiéroglyphe scientifique gravé sur leur couvercle ressemblant à un feu d'artifice est en fait une carte des fréquences des treize pulsars les plus proches de notre planète. Nous pensons que ces étoiles à neutrons à la rotation rapide, des balises naturelles quasi-inépuisables possédant chacune leur période de rotation propre, permettront d'indiquer la route vers notre soleil et le système de mondes qui l'entoure.
J'ai essayé à maintes reprises de m'imaginer en plein vol à vos côtés à plus de 60 000 km/h, slalomant entre les géantes gazeuses et les mondes de glace alors que vous quittez les bas-fonds de l'océan cosmique, tels deux projectiles lancés à pleine vitesse, même sous l'assaut revanchard des rayons cosmiques.
Je rêve parfois de votre découverte par une civilisation extraterrestre. Ils ramènent à eux l'un de vous deux, une sonde spatiale à l'abandon, pour analyser sa technologie du siècle dernier et se pencher sur les symboles gravés sur son disque d'or, comme l'avaient fait Champollion et Young dans leur glorieuse tentative de déchiffrer les textes de l'Égypte ancienne. Mais votre message le plus profond se cache derrière ces gravures. L'un d'eux finit par s'en rendre compte et soulève le couvercle, derrière il découvre 27 extraits musicaux tirés des culture du monde entier, 188 images de la vie sur notre planète bleue, des salutations en diverses langues et un essai audio traitant de la vie sur Terre.
Le craquement du tonnerre les attend. Les premiers mots d'une mère à son enfant. Le chant d'un criquet. Une heure de méditation par une jeune femme tombée récemment amoureuse.
Cette femme, c'était moi.
Quelques jours après que Carl et moi avons réalisé que nous allions passer le reste de notre vie ensemble, j'ai médité pendant une heure les yeux bandés, reliée à tous les dispositifs de surveillance médicale existant à l'époque Les signaux transmis par mon esprit et mon cœur, les messages les plus intimes inscrits sur le disque, ont ensuite été traduits en données et associés à un râle étrangement similaire, celui du son le plus lointain jamais enregistré en ce temps là : un pulsar.
Aujourd'hui, j'ai 70 ans. Pourtant, les émotions de cette après-midi si lointaine restent vives et intenses. C'était le premier jour du mois de juin et je cherchais l'extrait musical qui allait faire honneur aux 2 500 ans de tradition ininterrompue de la Chine. Je ne connaissais rien à la musique chinoise, la recherche de sa représentation était donc particulièrement délicate. Une fois m'être assurée d'avoir trouvé le bon morceau, j'ai laissé un message pour Carl à son hôtel de Tucson. Nous ne nous étions jamais embrassés et nous n'avions même jamais plaisanté sur nos sentiments mutuels mais dès l'instant où il m'a rappelée, en l'espace de quelques mots, nous avions décidé de nous marier.
Et nous l'avons fait, de toutes les façons. Nos familles, notre travail, nos cœurs et nos esprits et nos nuits et nos jours ont débordé de bonheur dans cette harmonie, pendant les vingt années à suivre, jusqu'à sa mort.
Moi-même et tous ceux que je connais ne serons plus que poussière plus de 50 000 ans avant que vous n'atteigniez une autre étoile (sauf si un voyageur interstellaire venait à vous interpeller). Et même si vous n'étiez jamais retrouvés, vous nous avez déjà appris tant de choses. Vos dépêches en provenance des confins de notre système solaire ont levé le voile sur de nouvelles lunes, sur des geysers et des volcans, sur des océans souterrains, des tempêtes d'une violence telle qu'elles feraient exploser nos catégories terriennes, jusqu'à la forme même de notre système solaire et son voyage à travers notre galaxie, la Voie lactée.
Sous la supervision de Carl, vous nous avez envoyé un autre cadeau : une leçon d'humilité baptisée « Pale Blue Dot » (un point bleu pâle), le portrait de notre monde monopixel capturé depuis Neptune. C'est un moyen de saisir notre véritable condition qui saura venir à bout des formes de déni les plus féroces. La voir, c'est s'apercevoir que l'on habite un point minuscule. Voyager 1, je me demande pour combien de temps encore les petits chefs et les grands pollueurs pourront se cramponner à leurs idées délirantes après avoir vu cette photographie capturée puis envoyée sur Terre par tes soins ? De là où tu es aujourd'hui, la Terre doit être invisible.
Pour moi, vous êtes bien plus que des machines. Vous êtes également la métaphore idéale pour Carl. En lui, comme en vous, nos savoirs et notre humanité étaient réunis en toute sérénité. L'admiration et le scepticisme, l'imagination et la rigueur, l'ambition et l'altruisme, la passion et la raison, l'audace et l'humilité, la précision et la tendresse, sans jamais privilégier l'un au détriment de l'autre, le tout brillamment réuni pour faire de lui, ce qu'il était et de vous, ce que vous êtes.
Avec notre seule mémoire collective, nous pouvons à peine retracer 10 000 ans de notre histoire. Des générations entières de scientifiques ont consacré leur vie à la reconstruction du passé de notre espèce, de notre planète et de notre univers. Grâce à eux, nous avons une idée de ce qu'il s'est passé il y a aujourd'hui 14 milliards d'années. Votre durée de vie prévue se mesure sur une échelle temporelle aussi vaste.
Vous avez été conçus pour effectuer entre quatre et vingt voyages autour de notre galaxie en conservant intacts notre musique, nos images, nos messages. Étant donné que vous avez déjà surpassé nos attentes en tous points, je penche pour la vision optimiste d'une durée de vie de votre message supérieure à cinq milliards d'années. C'est bien plus long que l'histoire à venir de la vie sur Terre. Il se peut que vous deveniez nos porte-paroles à l'heure où le Soleil sera devenu une géante rouge, dans un futur où l'intégralité des reliquats terrestres de notre existence auront été réduits en poussière.
Là encore, grâce à vous, nous sommes en droit d'imaginer que dans cinq mille millions d'années retentiront notre blues, notre râga et un cœur triomphant d'amour.
Ad astra, mes bien-aimés.
Mon amour et moi-même serons toujours à vos côtés,
Ann
Ann Druyan était la directrice artistique du programme Voyager Interstellar Message de la NASA. Elle a également coécrit avec Carl Sagan la série COSMOS: A Personal Voyage et a dirigé la série télévisée en 13 épisodes produite par Fox/National Geographic intitulée Cosmos : Une odyssée à travers l'univers, pour laquelle elle a remportée un Emmy Award ainsi qu'un Peabody Award. Sa troisième saison de COSMOS, Possible Worlds, sera diffusée en 2020 et s'accompagnera d'un livre dont elle est l'auteur. Les astéroïdes Sagan et Druyan suivent actuellement un orbite perpétuel en anneau autour du soleil.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.