1945 : les États-Unis prévoyaient d’envoyer une troisième bombe atomique sur le Japon
En août 1945, les États-Unis ont utilisé l’arme nucléaire pour la première fois de l’Histoire sur Hiroshima et Nagasaki, tuant des dizaines de milliers de personnes. Mais ces deux villes n’étaient pas les uniques cibles des forces américaines.
Concentré sur le Japon, le général Leslie R. Groves, directeur militaire du projet Manhattan qui a fait construire les premières bombes atomiques, examine une carte du Pacifique.
La guerre changea à jamais pendant l’été 1945, lorsque les États-Unis ont fait exploser les premières bombes atomiques de l’Histoire. L’une a été testée dans le désert du Nouveau-Mexique et les deux autres ont dévasté les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki.
Des villes entières et leurs populations pouvaient désormais être anéanties en une seule frappe. Mais il a fallu attendre l’annonce de la capitulation finale du Japon, cinq jours après le bombardement de Nagasaki, pour que la réputation de la bombe atomique comme arme « pouvant mettre fin à la guerre » ne se confirme réellement. Pendant cette période, la question de savoir comment la prochaine bombe atomique serait utilisée était bien réelle.
L’une des affirmations les plus persistantes sur la fin de la Seconde Guerre mondiale est que les États-Unis n’avaient plus de bombes atomiques après la deuxième attaque et que le président Harry Truman bluffait lorsqu’il promettait d’en larguer de nouvelles sur le Japon si celui-ci ne capitulait pas sans conditions. Mais ces affirmations relèvent du mythe : ce n’était pas du bluff.
Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis produisaient autant de bombes atomiques qu’ils le pouvaient. À seulement quelques jours de disposer d’une nouvelle bombe pour une troisième attaque, les États-Unis commençaient à se préparer à la déployer. Quelques heures avant d’apprendre la capitulation finale du Japon, le 14 août 1945, Truman confia avec regret à un diplomate britannique qu’il n’avait « pas d’autre choix » que d’ordonner une troisième attaque à la bombe atomique. Si la Seconde Guerre mondiale avait duré quelques jours de plus, les probabilités qu’une troisième bombe soit lancée, voire plusieurs autres, étaient très élevées.
Debout à côté du bouchon (en bas à droite) contenant le noyau de plutonium qui allait alimenter la première explosion nucléaire du monde, les scientifiques Louis Slotin (à gauche) et Herbert Lehr (à droite) attendent de l’insérer dans « Gadget » sur le site de l’essai Trinity.
Les noyaux des premières bombes atomiques étaient transportés d’un endroit à l’autre dans des caisses conçues spécialement pour cette utilisation. Elles étaient fabriquées en magnésium, matériau choisi pour sa légèreté et sa stabilité. Pour absorber les chocs, des pare-chocs en caoutchouc fabriqués à partir de bouchons de tubes à essai étaient fixés sur tous les côtés des caisses.
LA FABRICATION DES BOMBES
Les premières armes nucléaires, ou atomiques, ont été construites dans le cadre du projet Manhattan, une action top secrète autorisée par le président américain Franklin Roosevelt à la fin de l’année 1942. Des centaines de sites et d’établissements répartis dans tous les États-Unis (et quelques-uns dans d’autres pays) ont aidé à la construction de cette nouvelle arme.
La partie la plus difficile du processus, qui était la fabrication du combustible pour les bombes, c’est-à-dire de l’uranium enrichi et du plutonium, a absorbé la quasi-totalité des dépenses et de la main-d’œuvre. En juillet 1945, les États-Unis avaient produit suffisamment de combustible pour trois bombes complètes : « Gadget » (plutonium), « Little Boy » (uranium) et « Fat Man » (plutonium), et il restait presque assez de plutonium pour en fabriquer une quatrième. Les usines du projet Manhattan pouvaient produire suffisamment de combustible pour un peu moins de trois bombes et demie par mois, mais des modifications de la conception des bombes étaient envisagées afin de leur permettre, si la guerre venait à se poursuivre, de produire plusieurs bombes supplémentaires par mois.
Le 16 juillet 1945, la bombe Gadget explosa dans le désert du Nouveau-Mexique, dans le cadre d’un essai baptisé « Trinity ». Ce fut une grande réussite : l’explosion fut plusieurs fois plus puissante que ce qu’avaient prévu les scientifiques. Juste après Trinity, le général Leslie R. Groves, le directeur militaire du projet Manhattan, prédit à J. Robert Oppenheimer, le directeur scientifique du projet, qu’il serait probablement nécessaire de lancer non seulement deux bombes, mais aussi une troisième, « comme nous l’avions initialement prévu ». Il pensait même que quatre bombardements pouvaient être nécessaires.
Le point de vue du général Groves n’était pas inhabituel. Les Américains n’avaient jamais prévu que deux bombes atomiques suffiraient à mettre fin à la guerre ; les responsables pensaient qu’ils devraient recourir à la guerre nucléaire et envahir le Japon. Ils croyaient que la bombe atomique serait une nouvelle arme puissante, mais ils n’étaient pas certains qu’elle serait vue comme une arme décisive. Il était impossible de savoir comment elle allait affecter la volonté du gouvernement japonais à se battre.
Après l’essai Trinity, les deux hommes à la tête du projet Manhattan se sont réjouis de sa réussite, et ont été impressionnés par sa puissance. Le général Groves, le directeur militaire du projet Manhattan, a évoqué ce moment dans ses mémoires publiés en 1962, Now It Can Be Told : « J’avais prévu de discuter et de régler un certain nombre de questions liées à nos opérations au Japon… Ces plans se sont avérés tout à fait impraticables, car aucune des personnes qui avaient assisté à l’essai n’était en état de discuter de quoi que ce soit. La réaction au succès était tout simplement trop grande. » Robert Oppenheimer, le directeur scientifique du projet, se souvenait : « Nous savions que le monde ne serait plus le même. Quelques personnes ont ri, quelques personnes ont pleuré, la plupart sont restées silencieuses. Je me suis souvenu d’une phrase tirée de l’écriture sainte hindoue, la Bhagavad-Gita : Vishnu essaie de persuader le prince de faire son devoir et, pour l’impressionner, prend sa forme à plusieurs bras et dit : "Maintenant, je suis la Mort, le destructeur des mondes". Je suppose que nous avons tous ressenti cela chacun à notre manière. »
Les Américains savaient, grâce à des communications interceptées des services de renseignements japonais, que le cabinet du Japon était divisé. Les militaristes japonais, qui détenaient la majorité du cabinet au milieu de l’année 1945, estimaient qu’ils devaient « saigner » les États-Unis dans l’espoir vain que le public américain se lasserait de la guerre. Une faction « pacifiste » voyait que cette tactique était une pure folie, et qu’elle allait entraîner la destruction du Japon.
Si les États-Unis voulaient que le Japon se rende, ils devaient trouver un moyen de surmonter la domination militariste. Les bombardements conventionnels ne suffiraient pas. Les bombes incendiaires américaines détruisaient des villes japonaises à un rythme régulier depuis mars 1945. Les premiers raids nocturnes massifs contre Tokyo tuèrent plus de 100 000 personnes et laissèrent un million de citoyens sans abri, et ce en l’espace d’une nuit. En juillet, les États-Unis avaient bombardé plus de soixante autres villes japonaises en suivant ce mode opératoire, et les Japonais ne changeaient pas d’avis concernant leur capitulation. Pour que la bombe atomique ait un effet immédiat, il fallait qu’il soit clair qu’il s’agissait d’une arme révolutionnaire.
CHOISIR UNE CIBLE
Les planificateurs américains souhaitaient que les implications de la bombe nucléaire soient claires : ils réfléchirent donc soigneusement à la manière dont elle serait utilisée pour la première fois. Le comité cible du projet Manhattan, dirigé par des scientifiques américains et des membres majeurs de l’armée, se réunit au printemps 1945 pour discuter des villes qui pourraient devenir les premières cibles de cette nouvelle arme. Lors de la première réunion, fin avril 1945 (environ une semaine avant la capitulation de l’Allemagne), ils définirent les villes candidates comme « de grandes zones urbaines d’au moins [5 kilomètres] de diamètre dans les régions les plus peuplées… entre les villes japonaises de Tokyo et Nagasaki… [qui] devaient avoir une haute valeur stratégique ». Plus précisément, ils envisagèrent dix-sept possibilités : la baie de Tokyo, Kawasaki, Yokohama, Nagoya, Osaka, Kobe, Kyoto, Hiroshima, Kure, Yamata, Kokura, Shimosenka, Yamaguchi, Kumamoto, Fukuoka, Nagasaki et Sasebo.
Au début du mois de mai 1945, après une nouvelle réunion du comité cible, la liste avait été modifiée et révisée. Elle ne comprenait désormais plus que cinq villes : Kyoto, Hiroshima, Yokohama, Kokura et Niigata (par ordre d’intérêt). Kyoto était le premier choix car il s’agissait d’une grande ville qui n’avait pas encore été touchée par les bombardements. Hiroshima, une autre ville intacte, fut ajoutée en raison de la grande base militaire située en son centre, et de sa géographie : les collines environnantes « concentreraient » l’explosion, ce qui augmenterait sa puissance destructrice.
À la fin du mois de juin, le comité inscrit Kyoto, Hiroshima, Kokura et Niigata sur une liste de « cibles réservées » afin de les « protéger » de tout futur raid de bombardements incendiaires (ayant été touchée par une bombe incendiaire à la fin du mois de mai, Yokohama n’était plus éligible). Kyoto fut retirée de la liste des villes candidates pour toutes les attaques (nucléaire ou autre) peu de temps après, car le secrétaire à la Guerre américain Henry Stimson, pour des raisons à la fois stratégiques et sentimentales, décida de sauver l’ancienne capitale japonaise. Groves protesta vigoureusement, faisant valoir à plusieurs reprises que Kyoto était une cible valable et importante, mais Stimson convint finalement Truman de lui donner raison. Kyoto n’était donc plus sur la liste.
Alors que la conférence de Potsdam débutait en juillet 1945, les forces alliées poursuivaient la campagne de bombardements contre les Japonais, entamée plusieurs mois auparavant.
Lors de la conférence de Potsdam en juillet 1945, Truman et Stimson apprirent que l’essai Trinity avait eu lieu, ce qui électrisa le président. Alors qu’il s’était jusque-là désintéressé des travaux scientifiques effectués au Nouveau-Mexique, il vit alors dans cette nouvelle arme un moyen de mener la guerre contre le Japon et d’envoyer un message à l’Union soviétique.
La liste des cibles fut finalisée par le biais de communications cryptées entre Stimson, à Potsdam, et Groves, à Washington. Groves décida que, pour chaque cible principale, une ville de rechange viable devait être prévue en cas de météo défavorable ou d’autres complications. Le général Lauris Norstad, responsable de la planification des objectifs pour les forces aériennes de l’armée américaine, lui donna les noms de ces villes. Une fois Kyoto éliminée de la liste, il leur fallait une autre solution de rechange dans la région d’Hiroshima et de Kokura. Malgré le fait qu’elle avait une topographie défavorable et qu’elle contenait un camp de prisonniers de guerre, Nagasaki, une ville portuaire sur l’île japonaise de Kyushu qui abritait deux usines de munitions, fut ajoutée à la liste.
L’ordre final d’attaque fut rédigé par Groves, montré à Truman, approuvé par Stimson et le général George Marshall, chef d’état-major de l’armée de terre américaine, et délivré le 25 juillet. Une directive fut envoyée par le lieutenant-général Thomas Handy, chef d’état-major remplaçant, au général Carl Spaatz, commandant des forces aériennes stratégiques dans le Pacifique. Celle-ci stipulait que « après le 3 août 1945 environ », la 20th Air Force livrerait sa première « bombe spéciale » sur Hiroshima, Kokura, Niigata ou Nagasaki (une version antérieure indiquait clairement qu’il s’agissait de l’ordre de priorité). Le bombardement serait effectué visuellement (pas par radar), et le bombardier ne serait accompagné que de quelques avions d’observation. En outre, « des bombes supplémentaires seront livrées sur les cibles ci-dessus dès que le personnel du projet les aura préparées ». De nouvelles cibles seraient choisies une fois les quatre premières éliminées. Il ne s’agissait pas d’un ordre de largage pour une seule bombe atomique, mais d’un ordre permettant le largage d’autant de bombes atomiques qui étaient ou deviendraient disponibles pour les États-Unis.
LA PREMIÈRE ATTAQUE
Le point de départ des bombardements contre le Japon, dont les raids atomiques et les bombardements incendiaires, était la petite île de Tinian dans les Mariannes du Nord. Prise aux Japonais à l’été 1944, la totalité de l’île fut transformée en une base aérienne : la plus grande de toute la guerre.
À partir de mai 1945, à peu près à la période du début de la programmation des cibles, l’infrastructure nécessaire à l’assemblage des bombes atomiques fut installée sur Tinian. Tout fut planifié pour permettre un acheminement sans incident des précieux composants de la bombe sur l’île. Le 16 juillet, le jour de l’essai Trinity, les composants de Little Boy entamèrent leur voyage vers Tinian. Toutes les pièces arrivèrent sur place le 29 juillet et, à la fin du mois, la bombe était prête à être larguée. Les composants de Fat Man arrivèrent le 2 août, et l’assemblage de cette deuxième bombe fut achevée le 7 août. Les ordres précisaient que les cibles devaient être visées visuellement, de peur que le ciblage radar n’engendre des erreurs. Instinctivement, on ne penserait pas pouvoir « rater » sa cible avec une bombe atomique, mais pour des armes de la taille de celles utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale, une erreur de plusieurs kilomètres (très facile avec un ciblage radar) pouvait faire toute la différence entre toucher ou frôler une cible.
Le bombardier B-29, l’Enola Gay, a transporté la bombe à uranium « Little Boy » qui a été larguée sur Hiroshima, au Japon, le 6 août 1945.
Le ciblage visuel impliquait que le ciel devait être relativement dégagé, de sorte que des B-29 solitaires se rendaient chaque jour vers les villes cibles et transmettaient par radio des rapports météorologiques. Le 5 août, le ciel fut finalement jugé suffisamment clair pour permettre un bombardement le lendemain. Cette nuit-là, Little Boy fut chargée dans un bombardier B-29, appelé Enola Gay, et envoyée pour bombarder une ville : Hiroshima, Kokura ou Nagasaki.
Vers 1 heure du matin, le 6 août, l’avion décolla. La couverture nuageuse était légère au-dessus d’Hiroshima, et peu après 8 h, la ville était dans le viseur des bombardiers. À 8 h 15, Little Boy fut larguée, fit une chute d’une durée de 44 secondes, puis explosa avec une puissance équivalant à celle d’environ 15 000 tonnes de TNT. Presque instantanément, Hiroshima explosa en un tourbillon de feu et de destruction. Des dizaines de milliers de personnes perdirent la vie en l’espace de quelques minutes, et environ 100 000 autres succombèrent par la suite des conséquences de la bombe. L’Enola Gay observa l’explosion à une altitude de 10 kilomètres, tourna en rond pendant moins d’une heure et retourna sur Tinian.
Figées à 8 h 15, les aiguilles d’une montre récupérée à Hiroshima se sont arrêtées lorsque la bombe atomique est tombée sur la ville.
LA DEUXIÈME ATTAQUE
Lorsque Truman eut vent de l’attaque sur Hiroshima, il était à bord du cuirassé USS Augusta pour rentrer de Potsdam. Il fut ravi de ce succès et annonça qu’il s’agissait de « la plus grande chose de l’histoire ». La nouvelle de la bombe nucléaire fut communiquée à la presse presque immédiatement, et une annonce radio fut diffusée au sein même du Japon.
Les militaires japonais savaient qu’Hiroshima avait fait l’objet d’une attaque majeure le 6 août, mais n’en connaissaient pas la nature particulière. Après avoir entendu l’annonce radio américaine, le haut commandement du pays se réunit et décida d’envoyer une équipe scientifique pour enquêter. Un physicien nucléaire japonais de renom, le professeur Yoshio Nishina, déclara le 8 août depuis Hiroshima qu’il ne restait « presque plus aucun bâtiment » et que, d’après ce qu’il pouvait voir, « la bombe dite de type nouveau est en réalité une bombe atomique ».
Alors que les Japonais confirmaient ce qu’il s’était passé à Hiroshima, la mission de bombardement suivante commençait déjà. Le 8 août, les météorologues prévoyaient que le 10 août, date prévue pour la deuxième attaque, serait défavorable pour la mission. Au lieu de cette date, les responsables américains de Tinian, sans consulter quiconque à Washington (y compris Truman ou même Stimson), décidèrent qu’ils avaient l’autorité, en vertu de l’ordre de lancement, d’utiliser l’arme suivante. Ainsi, ils se dépêchèrent d’assembler Fat Man, la chargèrent dans un autre B-29, le Bockscar, et l’envoyèrent vers sa destination.
L’énorme bombe au plutonium « Fat Man » est déposée sur un chariot sur l’île de Tinian avant d’être chargée sur le B-29 Bockscar. Les États-Unis ont largué la bombe Fat Man sur la ville japonaise de Nagasaki le 9 août 1945.
Kokura, une ville arsenal située à l’extrémité nord de l'île de Kyūshū, au sud du Japon, était la cible principale. La visibilité y était terrible, car Kokura était couverte de nuages ou de fumée (peut-être des deux : la veille, la ville voisine de Yawata avait été la cible de bombes incendiaires). Après avoir passé 45 minutes à chercher Kokura sans succès, le Bockscar se dirigea vers Nagasaki. À 11 h 02, le 9 août 1945, Fat Man explosa sur Nagasaki avec une puissance équivalant à 20 000 tonnes de TNT. Plus de 70 000 personnes furent tuées. Bockscar examina brièvement les dégâts, puis rentra à la base.
Le haut commandement japonais se réunissait pour discuter de la récente déclaration de guerre de l’Union soviétique au Japon et de son invasion de la Mandchourie lorsqu’ils apprirent, ce même jour, que Nagasaki avait été bombardée. Il est difficile de savoir si les Japonais pensaient que d’autres attaques atomiques allaient avoir lieu. De toute évidence, l’utilisation d’une deuxième bombe anéantit tout espoir que les États-Unis n’en aient qu’une à leur disposition. Mais ni la deuxième bombe atomique, ni l’invasion soviétique ne suffirent à pousser les Japonais à capituler sans condition : les responsables n’étaient prêts à offrir qu’une capitulation conditionnelle aux Américains, qui permettrait de conserver le rôle et le pouvoir de l’empereur.
L’ATTENTE ET LA PRÉPARATION
Le chaos régnait dans la capitale américaine. Le 10 août, l’offre de capitulation conditionnelle du Japon fut examinée de près par Truman et son cabinet, tandis que le général Groves envoyait une lettre au général Marshall, le chef d’état-major, signalant que « la prochaine bombe » serait prête plus tôt que prévu. À Los Alamos, au Nouveau-Mexique, les scientifiques travaillaient jour et nuit pour finaliser les composants de la prochaine bombe à envoyer à l’île de Tinian. Ils prévoyaient d’expédier les derniers composants depuis le Nouveau-Mexique le 12 ou le 13 août afin d’être prêts à larguer la bombe sur une ville japonaise sous une semaine environ.
Truman en fut informé, et sa réponse fut immédiate. Marshall répondit à Groves : « Elle ne doit pas être larguée sans l’autorisation expresse du président ». Truman joua peut-être un rôle très secondaire dans l’ordre de lancement de la bombe atomique – son rôle principal, comme Groves l’affirma plus tard, étant de ne pas interférer avec les plans déjà en cours – mais il joua un rôle direct pour empêcher l’utilisation de nouvelles bombes par la suite.
Le chef d’état-major George Marshall informe le général Groves qu’une troisième bombe ne peut être déployée sans l’autorisation du président.
Pourquoi Truman, qui avait proclamé que l’attaque d’Hiroshima était « la plus grande chose de l’Histoire », ordonna-t-il soudainement l’arrêt des opérations ? Certains estiment qu’il craignait qu’une nouvelle bombe atomique ne vienne freiner les efforts pour mettre fin à la guerre, plutôt que de les encourager. Selon d’autres historiens, Truman voulait mettre fin au carnage. Comme le relate le journal d’Henry Wallace, son secrétaire au Commerce et ancien vice-président des États-Unis, il déclara à son cabinet ce matin-là qu’il avait ordonné l’arrêt des opérations car « l’idée d’exterminer 100 000 personnes supplémentaires était trop horrible ». Selon ses mots, il n’aimait pas l’idée de tuer « tous ces enfants ».
Quoi qu’il en soit, Truman cherchait à reprendre le contrôle puisqu’il avait permis aux militaires, peut-être sans s’en rendre compte, d’estimer être totalement maîtres de la manière dont ces nouvelles armes seraient utilisées. Il avait été mis au courant de la première attaque à l’avance, mais pas de la deuxième. Si une troisième devait avoir lieu, elle viendrait de son ordre direct.
UNE TROISIÈME ATTAQUE ?
L’offre initiale de capitulation du Japon était prometteuse, mais pas suffisante pour Truman et son cabinet. Seule une capitulation inconditionnelle ferait l’affaire, répondit Truman. Plusieurs jours d’attente s’ensuivirent, du 10 au 14 août. La presse et l’armée américaines spéculaient sur l’endroit où d’éventuelles autres bombes atomiques pouvaient tomber.
Après avoir reçu l’ordre de ne pas utiliser la bombe, Groves appela Oppenheimer au Nouveau-Mexique et lui demanda de ne pas envoyer le prochain noyau de plutonium sur Tinian. Au cours de cette discussion, cependant, Oppenheimer dit à Groves qu’il pourrait lui faire part des progrès réalisés sur une nouvelle arme, une bombe à implosion « composite » qui utiliserait à la fois du plutonium et de l’uranium enrichi dans une seule et même arme, ce qui leur permettrait d’améliorer considérablement leur taux de production.
Même si Truman avait suspendu les bombardements atomiques, les dirigeants des forces aériennes de l’armée américaine pensaient toujours que d’autres bombes seraient nécessaires. Le 10 août, le général Spaatz envoya un télégramme au général Norstad, chargé de la planification des cibles, pour lui « recommander vivement » que la prochaine cible de la bombe atomique soit Tokyo. « On obtiendrait plus de destruction en utilisant une cible propre », écrivait-il, « mais on pense que l’effet psychologique sur les fonctionnaires du gouvernement [là-bas] est à ce stade plus important que la destruction. »
Le même jour, il apprit que sa suggestion était « examinée à un haut niveau ». On lui promit que des « décisions finales » seraient prises dans les deux jours suivants. Le même jour, le général Curtis LeMay, qui avait élaboré les campagnes de bombardements incendiaires, présenta une demande urgente d’installation d’équipements capables d’assembler des bombes atomiques à Okinawa, anticipant probablement une utilisation de ces armes pour envahir le Japon.
En mars 1946, Hiroshima était encore en ruines. Le nombre exact de morts est impossible à calculer, mais les experts estiment que près de 100 000 personnes ont perdu la vie à cause de l’explosion et de ses conséquences.
Le 13 août, Stimson, le secrétaire à la Guerre, indiqua que les « expéditions » de matériaux nucléaires vers Tinian devraient peut-être reprendre. Groves fut chargé d’obtenir les informations les plus récentes sur le calendrier des futurs bombardements et de veiller à ce qu’elles soient transmises au général Marshall. Marshall se demandait s’il était plus judicieux d’utiliser les bombes dès qu’elles étaient prêtes, ou s’il fallait les collecter et les utiliser pour l’invasion. Le nombre de bombes atomiques susceptibles d’être larguées dans une telle situation était d’une dizaine environ. Quoi qu’il en soit, un représentant de Groves affirma à un représentant de Marshall qu’une troisième bombe était « prête à être expédiée, en attente d’ordre maintenant ».
Le 14 août, Spaatz continua à encourager à choisir Tokyo comme prochaine cible, recommandant avec « la plus grande urgence » de transférer la troisième bombe atomique sur Tinian « afin de la larguer sur Tokyo ». Une fois de plus, on lui répondit que la décision était en attente. Groves fut informé que la décision d’utiliser ou non une autre bombe atomique serait prise le jour suivant.
Plus tard dans l’après-midi, Truman rencontra l’ambassadeur britannique et « nota tristement » que, puisque les Japonais ne semblaient pas disposés à capituler sans condition, « il n’avait désormais d’autre choix que d’ordonner le largage d’une bombe atomique sur Tokyo ». S’il avait donné cet ordre, l’opération aurait eu lieu en seulement quelques jours.
LA FIN DE LA GUERRE
Heureusement, ils n’eurent pas à en arriver là. Peu de temps après l’entretien de Truman avec l’ambassadeur britannique, le 14 août 1945, le Japon annonça accepter de capituler sans condition. Aujourd’hui encore, les historiens sont en désaccord sur les causes exactes de ce revirement, car les rôles des bombes atomiques, de la déclaration de guerre soviétique et des forces internes japonaises sont très difficiles à démêler, et ont probablement tous participé à la prise de décision finale.
Le 15 août 1945, les citoyens japonais écoutent l’émission de radio de l’empereur Hirohito annonçant la capitulation du Japon et la fin de la guerre.
Dans les semaines qui ont suivi la capitulation du Japon, les puissances alliées ont envisagé de retirer l’empereur Hirohito du pouvoir afin de l’accuser de crimes de guerre. Douglas MacArthur, le commandant suprême des puissances alliées, a fait valoir avec succès que la présence d’Hirohito permettrait de rallier le peuple japonais lors de l’occupation à venir. Le 2 septembre 1945, à bord de l’USS Missouri, les responsables japonais et alliés ont signé les actes de capitulation du Japon, qui permettaient à Hirohito de rester, mais seulement en tant que prête-nom. MacArthur prendrait quant à lui le contrôle du Japon. Cette relation est mise en avant lorsque les deux hommes se rencontrent pour la première fois le 27 septembre 1945 et sont photographiés côte à côte. MacArthur domine Hirohito, diminuant sa stature. L’image choque les Japonais qui n’ont jamais vu un portrait non idéalisé de l’empereur, dont le pouvoir soigneusement conservé n’est désormais plus.
La troisième bombe, et les autres qui auraient pu suivre, ont représenté un élément majeur de la stratégie américaine pour mettre fin à la Seconde Guerre mondiale. Bien qu’ils aient eu bon espoir que les armes nucléaires puissent mettre fin à la guerre, les responsables américains, le président Truman aussi bien que ses commandants, ne s’attendaient pas à ce que la guerre prenne fin immédiatement. Des signes indiquaient que davantage d’armes atomiques seraient nécessaires, et les dirigeants américains s’empressaient d’ordonner de nouvelles frappes. Si la guerre avait continué, d’autres bombes atomiques auraient très probablement été utilisées.
Si tel avait été le cas, les bombes atomiques seraient-elles toujours considérées comme des armes « pouvant mettre fin à une guerre » ? Dans le cas contraire, auraient-elles été plus susceptibles d’être utilisées pendant la Guerre froide ? Il n’y a bien sûr aucun moyen de le savoir avec certitude. Quoi qu’il en soit, peu imaginent qu'une troisième bombe aurait réellement pu être lancée. Mais rares sont les personnes qui savent qu’il s’en est fallu de peu pour qu'elle le soit.
Alex Wellerstein est historien des sciences et des armes nucléaires. Professeur à l’Institut de technologie Stevens, il est l’auteur du blog Restricted Data: The Nuclear Secrecy Blog.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.