Découverte d'une oeuvre perdue sous un chef-d'oeuvre de Picasso
Cette découverte donne un aperçu inédit du processus créatif innovant du peintre espagnol.
Genius: Picasso sera diffusé pour la première fois le 23 avril 2018 sur National Geographic.
En 1957, Pablo Picasso, alors âgé de 76 ans, devinait que les rayons X pourraient un jour révéler une oeuvre perdue sous l'une de ses premières peintures. Aujourd'hui, cette prédiction est devenue réalité - même si la technologie utilisée va bien au-delà des rayons X.
En utilisant des outils hyper-modernes pour scruter l'une de ses œuvres de la période bleue (qui tient son nom de la couleur bleue qui dominait les tableaux de la période 1901-1904), les chercheurs ont non seulement mis au jour une œuvre cachée de l'artiste, mais aussi percé à jour le processus créatif de Picasso.
L'enquête portait sur « La Miséreuse accroupie », ou « Femme accroupie », réalisée en 1902 et actuellement exposée au Musée des Beaux-Arts de l'Ontario. L'œuvre révèle que le moderniste Picasso avait été inspiré par les lignes dominantes d'un paysage sous-jacent peint par un artiste inconnu.
L'analyse montre également plusieurs changements progressifs dans la posture de la femme représentée - dont Picasso s'est peu à peu détourné. L'équipe de recherche a révélé les résultats de leur analyse hier lors de la réunion 2018 de l'Association américaine pour l'avancement des sciences à Austin, au Texas.
« Nous observons souvent une oeuvre comme si celle-ci avait toujours été conçue et pensée ainsi, » explique le co-auteur de l'étude Marc Walton, un enseignant-chercheur en science des matériaux à l'université Northwestern. « Mais avec l'analyse de ces images, nous avons un meilleur aperçu du processus créatif de Picasso. »
POUR PLUS DE PROFONDEUR
Pour les besoins de l'enquête, John Delaney de la National Gallery of Art a effectué une série de scans de spectroscopie sur « La Miséreuse accroupie ». Les scans de Delaney en spectroscopie de réflectance par fibre optique ont reproduit la lumière à diverses longueurs d'onde, de la spectroscopie proche infrarouge à la spectroscopie infrarouge. Les scans ont permis de révéler les pigments précis utilisés par Picasso.
Une équipe d'ingénieurs de l'université Northwestern a ensuite effectué des scans supplémentaires avec un outil de fluorescence X portable, qui stimule les éléments de chaque couche de pigment dans la peinture. Leur travail a abouti à des cartes détaillées des différents niveaux de gris qui ont permis de voir les changements incrémentiels que Picasso a apportés à sa composition.
L'analyse finale a permis de révéler un paysage peint à une période avec un niveau de détails exceptionnel. Elle a aussi mis au jour la présence inattendue d'une main mal positionnée tenant un disque.
« On comprend très bien que l'artiste a essuyé la peinture fraîche pour repositionner la main plusieurs fois, » estime Walton, qui a participé au développement du scanner.
UNE INSPIRATION DÉVOILÉE
Kenneth Brummel, conservateur adjoint du Département d'art moderne au Musée des beaux-arts de l'Ontario, se souvient que lorsqu'il a vu émerger les détails de la main et du disque, cela lui a rappelé des détails somme toute très familiers.
De retour à son bureau il se mit à la recherche de catalogues d'exposition, de monographies et d'autres matériels de référence, jusqu'à ce qu'il trouve ce qu'il cherchait : le même bras mais sur une autre femme, représentée dans une aquarelle de Picasso datant de 1902, la « Femme assise », récemment vendu aux enchères.
Les révélations de Kenneth Brummel ne se sont pas arrêtées là. Lors d'une visite d'un musée de Sitges, en Espagne, le mois dernier, il tomba nez-à-nez avec un tableau qui pourrait bien avoir été l'inspiration principale de « La Miséreuse » : « La Madeleine pénitente » peinte par El Greco vers 1590.
Du vivant de Picasso, cette peinture appartenait à Santiago Rusiñol, figure de la scène artistique barcelonaise qui accueillait souvent des artistes dans ses appartements. Il est donc probable que Picasso ait bien connu le travail d'El Greco. Et le positionnement de la main des sujets féminins des deux œuvres est trop semblable pour n'être que pure coïncidence.
« À cette époque Picasso était jeune et ambitieux, et il aurait très bien pu se dire "Je suis le El Greco espagnol", » estime le conservateur. « Mais sans ces techniques d'analyses non invasives, il nous aurait été impossible de comprendre que cette oeuvre était une manière pour Picasso d'annoncer au tout Barcelone qu'il était le nouveau El Greco. »
Le paysage sous-jacent raconte lui aussi une histoire en mouvement. Initialement considérée comme l'œuvre de l'artiste espagnol-uruguayen (et rival de Picasso) Joaquín Torres-García, l'un des collègues espagnols de Brummel a récemment identifié le paysage mystérieux comme le Parc del Laberint d'Horta, situé à Barcelone. Cela remet en cause l'identité de l'auteur original, car Torres-García ne peignait que des paysages mythologiques, pas des lieux réels.
« Nous pensons maintenant que c'est un paysage peint par quelqu'un qui était inscrit à l'Académie des Beaux-Arts de Barcelone, quelqu'un de l'entourage de Picasso, mais pas de son entourage proche, » dit Brummel.
Quant à la raison pour laquelle Picasso aurait utilisé l'oeuvre d'un autre artiste comme base, elle pourrait être d'ordre économique - jeune artiste il n'avait que peu de moyens - ou davantage liée à l'inspiration profonde des lignes déjà tracées sur la toile. Picasso du reste réutilisait souvent ses toiles pour cette dernière raison.
« Il n'a pas gratté la toile, il ne l'a pas non plus recouverte d'une couche préparatoire, » explique Kenneth Brummel. « Picasso a vu ce paysage, qui l'a inspiré, et a décidé qu'il allait le peindre, presque immédiatement. »
LE MOBILE EST ARTISTIQUE
Les deux techniques de numérisation connues à ce jour ont déjà été utilisées pour analyser d'autres tableaux, mais d'ordinaire ce sont les œuvres d'art qui sont transportées dans des installations pouvant accueillir et héberger de grands scanners commerciaux. Dans ce cas précis, ce sont les outils qui ont été amenés à l'art.
« La portabilité des instruments d'analyse est un vrai cadeau » affirme Sandra Webster-Cook, conservatrice principale du Département des peintures au Musée des Beaux-Arts de l'Ontario.
Sandra Webster-Cook indique que son musée conduit actuellement une nouvelle analyse sur une autre oeuvre de la période bleue de Picasso : « La Soupe ».
Une autre analyse similaire est par ailleurs menée sur un tableau de Gauguin se trouvant au Harvard Art Museum, dont les textures en surface ne correspondent pas à l'image visible.
« Ce nouveau champ technique de l'histoire de l'art est en plein essor, » dit Brummel.
« Des outils comme ceux-ci fournissent un tout nouveau niveau d'analyse. Nous pensions connaître Picasso après toutes les monographies et expositions qui ont été faites sur lui, mais ces appareils révèlent qu'il y a encore beaucoup à apprendre. »