Le rêve américain, version asiatique
Aux États-Unis, la deuxième génération de la population du sous-continent indien reprend avec succès le flambeau de ses parents. Acteurs d’une nouvelle culture métissée, les Sud-Asiatiques s’imposent et battent en brèche les stéréotypes.
L’humoriste américain Hari Kondabolu, d’origine indienne, venait de raconter une blague sur le fait d’avoir la peau foncée aux États-Unis, quand les rires furent interrompus. « Merci, revenez nous voir ! », avait lancé un perturbateur avec un accent indien lourdement caricatural. Une phrase tout de suite reconnaissable pour des millions de fans de la série d’animation Les Simpson. C’est la signature vocale d’Apu Nahasapeemapetilon, incarnation d’un stéréotype racial – le propriétaire indien d’une supérette de quartier, radin, flirtant avec la malhonnêteté, servile à l’occasion.
Pour Kondabolu, cette expression qu’on lui jetait à la figure, lors de ce spectacle donné en octobre 2015, n’avait rien de nouveau. Comme nombre de personnes vivant aux États-Unis et dont les ascendants viennent d’Asie du Sud, il l’avait encaissée plus qu’à son tour dans ses jeunes années. C’est en souriant qu’il surmonta son irritation pour répondre à son détracteur, en le désignant du doigt: « Je vous connais depuis le lycée, même si je ne vous connais pas personnellement. C’est à cause de vous, monsieur, que je suis monté sur scène. »
Hari Kondabolu, 35 ans, a une tignasse noire en désordre et un visage poupin qui semble ne jamais se départir d’un certain amusement. «Comme je savais qu’on se moquait de notre accent, j’étais très inquiet à l’idée de présenter ma famille à des gens », me confie-t-il à propos de son adolescence, le jour où je fais sa connaissance et celle de ses parents immigrés, Ravi et Uma, dans le Queens, à New York. Depuis, il a trouvé la parade: une tonalité humoristique, qui règle son compte à la description ridicule et sans nuance des gens à la peau brune dans la culture populaire et les médias américains.
L’une de ses premières blagues dérivait de la légende qu’il avait lue sous une photo du Koh-i-Noor, célèbre diamant de la couronne royale britannique. Celui-ci, à en croire le journal, avait été trouvé en Inde, au milieu du XIXe siècle. «Exact. On l’a trouvé en Inde. On ne l’a pas pris à l’Inde. On l’a juste trouvé là », disait-il, et ce, pour la bonne raison que les Indiens ignoraient tout des diamants – «d’ailleurs, ils les réduisaient en poudre et en assaisonnaient le curry».
S’emparer des clichés raciaux dont il avait souffert permettait à Kond bolu de combattre les stéréotypes. « Être là et pouvoir raconter sa propre histoire, c’est géant, dit il. Vous maîtrisez! » Kondabolu a bouclé la boucle en réalisant un documentaire, The Problem with Apu (« le problème que pose Apu»), dont l’argument est que le personnage de la série télévisée Les Simpson repose sur un cliché raciste.
Kondabolu déplore que l’une des figures indo-américaines les plus visibles à la télévision soit une caricature ayant la voix « d’un Blanc qui semble se moquer de mon père » (ndlr : Les Simpson est diffusé par Fox TV, propriété de 21st Century Fox, actionnaire majoritaire de National Geographic Partners). Kondabolu est l’un des nombreux Américains originaires d’Asie du Sud de deuxième génération qui, ces dernières années, se sont faits un nom dans la comédie populaire américaine.
Leur réussite est un symbole fort de l’intégration de la population sud-asiatique dans la société états-unienne. En s’inspirant, pour faire rire, de leur expérience de personnes issues de l’immigration, Hari Kondabolu et d’autres font preuve d’une confiance en eux et d’une volonté de s’exprimer qui ont manqué à beaucoup d’immigrants de la première génération.
La visibilité croissante des Américains d’Asie du Sud dans la culture populaire illustre l’avènement d’une population assez récente d’immigrants dans plusieurs domaines (sciences, médecine, technologie, affaires). Celle-ci est également de plus en plus présente dans le milieu politique ou la haute administration.
C’est le cas de Ravi S. Bhalla, le nouveau maire de Hoboken, une ville du New Jersey à forte majorité blanche. Comme la plupart des adeptes de la religion sikhe, Bhalla porte un turban.
Parmi toutes les populations immigrées des États-Unis, celle issue du sous-continent indien a connu l’un des accroissements les plus importants. Elle est passée de 2,2 millions de personnes en 2000 à 4,9 millions en 2015. Sur ce total, près de 80 % sont des Indiens, dont le revenu médian par foyer atteint 100 000 dollars, soit près du double de la moyenne américaine.
Même si des communautés originaires d’autres pays de l’Asie du Sud, tels le Bangladesh ou le Népal, sont en général loin d’être aussi aisées, la réussite globale des Américains issus de cette région du monde n’a rien de mystérieux. On peut en partie l’expliquer par la politique du gouvernement. Depuis les années 1960, celui-ci a encouragé l’immigration de travailleurs étrangers bien formés et d’étudiants de haut niveau. Grâce à une population largement anglophone (legs de la colonisation britannique) et à la qualité de certains de ses établissements scolaires, l’Inde est le pays d’où proviennent l’essentiel de ces immigrants talentueux. Et l’immigration à caractère familial a favorisé une grande diversité parmi les nouveaux arrivants d’Asie du Sud.
La deuxième génération s’appuie sur cette réussite. Nombreux sont ceux qui, à l’image de Kondabolu, s’aventurent hors des sentiers professionnels généralement empruntés par leurs parents. Tout en s’insérant dans la mosaïque sans cesse renouvelée de la nation américaine, ils représentent une identité culturelle qui développe une nouvelle façon d’être américain, tout en y intégrant le respect des valeurs et des traditions de leur héritage.
« Quand vous êtes fils ou fille d’immigrés, me confie Hari Kondabolu, et que vous êtes candidat à un poste, ou que vous êtes un journaliste qui relate un événement, ou un artiste qui dispose d’une scène pour s’exprimer, tout cela est nouveau, mais c’est aussi une manière de dire: “Eh, nous avons des qualités.’’»
Lorsque je me suis lancé dans ce reportage, mon intérêt pour la deuxième génération de Sud-Asiatiques n’était pas que journalistique. Je suis moi-même un immigré indien, arrivé en 1999 pour suivre des études supérieures – ce qui, en outre, m’a permis de rencontrer ma future épouse, qui avait grandi aux États-Unis. Je fredonne encore des chansons de Bollywood et suis abonné à des sites d’information indiens, tout en me sentant très américain. Nos deux enfants sont nés ici et, l’an dernier, j’ai été naturalisé.
Les parents de nombreux sud-asiatiques de la deuxième génération étaient des immigrés hautement diplômés. Leurs enfants ont reçu une éducation privilégiée. Comme Subash Bazaz, un cardiologue de 47 ans. Un dimanche, je me rends à Great Falls (Virginie) pour rencontrer sa famille. J’ôte mes chaussures avant d’entrer, comme il est d’usage dans beaucoup de foyers indiens.
Je suis accueilli par trois générations : Subash Bazaz ; ses parents, Bansi et Veena, venus d’Inde en 1970 ; et Abhishek, son fils de 16 ans. Bansi Bazaz, un médecin retraité de 80 ans, sacrifie à son rituel hebdomadaire: conduire son petit-fils au cours de tabla, des percussions traditionnelles dont on joue avec les mains.
Le contraste entre les existences menées par le grand-père, le fils et le petit-fils illustre comment la place des Sud-Asiatiques a évolué aux États-Unis depuis les années 1960 –à l’époque où furent levées les barrières à l’immigration depuis l’Asie et que la première grande vague d’immigrants arriva.
Bansi débarqua avec cette vague –et avec de nombreux médecins d’Asie du Sud. Il avait grandi au Cachemire et suivi des études de médecine à Bangalore. Il trouva un emploi à Ogdensburg, une ville d’alors moins de 15000 habitants, dans l’État de New York. «Ce que les médecins blancs refusaient de faire, se souvient-il, nous le faisions. C’était notre seule chance de travailler. »
C’est donc à Ogdensburg qu’a grandi son fils, Subash Bazaz. «La communauté indienne était très réduite, raconte celui-ci, et composée surtout de médecins comme mon père. » De plus, ces familles restaient souvent entre elles.
Pour les parents de Subash, comme pour nombre de parents immigrés, les études passaient avant tout. « Il n’était pas question de sortir tout le temps ou d’aller dormir chez des amis. Et avoir rendez-vous avec une fille était mal vu, dit-il. Notre héritage culturel créait des barrières entre moi et mes amis blancs. »
À l’école, il faisait son possible pour ne pas attirer l’attention sur sa culture indienne. Jamais il n’apportait de nourriture préparée à la maison –le parfum des épices l’aurait fait remarquer. Pendant une période, il a tenté de dissimuler son identité indienne: « Je ne voulais pas qu’on me voie fréquenter d’autres Indiens. »
Toutefois, à la fin de ses études universitaires, tous ses meilleurs amis étaient des Indo-Américains. Cette façon de refuser puis d’accepter son héritage se retrouve chez beaucoup d’immigrés de la deuxième génération.
Le père de Subash m’a avoué que, en tant que médecin immigré, il avait dû lutter pour être traité correctement et sur un pied d’égalité. En revanche, Subash assure n’avoir pas rencontré d’obstacles particuliers. Quand il est entré en activité, les médecins d’origine indienne n’étaient plus véritablement une nouveauté. Après qu’Abhishek a mangé l’omelette préparée par sa mère, Sameera, d’origine indienne, je l’accompagne chez son professeur de tabla.
Lui et son grand-père me disent combien il est différent d’être indo-américain, maintenant qu’il existe une population nombreuse issue d’Asie du Sud dans certaines villes. J’en ai l’illustration dans la maison du professeur de tabla, d’où sort un groupe d’élèves –tous d’origine indienne – au moment où arrive Abhishek, un garçon aux larges épaules et au sourire timide, qui prend place, assis en tailleur, avec sept autres élèves.
Certains membres de la deuxième génération de Sud-Asiatiques n’ont pas bénéficié de conditions aussi favorables que Subash Bazaz et Hari Kondabolu. Ils ont été élevés par des parents qui se sont tués à la tâche dans des emplois ouvriers généralement sous-payés. Beaucoup d’Indiens originaires de l’État du Gujarat ont acheté et géré des motels bon marché. Les Sud-Asiatiques désargentés ou non diplômés ont été plongeurs dans la restauration, magasiniers dans les épiceries, ou encore chauffeurs de taxi – à l’instar du père de Tanzina Ahmed.
En 1999, quand elle est arrivée à New York, en provenance du Bangladesh, Tanzina avait 5 ans et balbutiait l’anglais. À cause de la barrière de la langue, elle a peiné à se faire des amis à l’école. En dépit de ses difficultés (ou, peut-être, grâce à elles), elle s’est montrée très bonne élève. Mais Tanzina Ahmed venait d’une famille de sans-papiers. Cela lui interdisait l’accès à la plus grande partie des programmes scolaires et des aides financières. «C’était comme si on vous claquait au nez une porte dont vous pensiez qu’elle vous était ouverte », dit-elle. Tanzina Ahmed, qui a le regard brillant et l’esprit narquois, a trouvé par la suite un programme d’études supérieures qui n’était pas fermé aux sans-papiers.
Ses parents avaient hâte qu’elle devienne une citoyenne américaine. À leurs yeux, un mariage avec un Américain était l’unique moyen d’y parvenir. Tanzina préparait son doctorat en psychologie quand elle a épousé un Banglado-Américain que ses parents lui avaient trouvé.
Son union a fini par capoter. Mais elle a assez duré pour lui garantir la naturalisation. Tanzina, qui a enseigné au Bronx Community College, s’est remariée avec un Américain d’origine sino-malaisienne, rencontré par l’intermédiaire d’amis communs. «Je me sens désormais tellement plus à l’aise avec mon identité de femme bengalo-américaine et musulmane », dit-elle, évoquant ces dernières années.
Pendant une bonne partie de sa vie, admet-elle, elle a eu du mal à accepter ses origines bengalies – d’abord, à cause des brimades et du harcèlement subis à l’école et, plus tard, quand ses parents lui ont imposé un mari. Son ressentiment s’est atténué après son divorce : « J’ai réalisé que je suis vraiment fière de certaines choses qui constituent mon identité et mon héritage culturel. J’aime le fait d’appartenir à une famille unie, dont les membres sont proches et s’entraident beaucoup. »
L'une des caractéristiques principales de beaucoup de Sud-Asiatiques (et des Asiatiques en général) est leur acharnement à réussir professionnellement. Il faut être bon à l’école, c’est un lieu commun dans ces communautés.
Et les résultats sont là: leurs enfants sont les plus nombreux à participer aux concours d’orthographe et aux compétitions de sciences ou de mathématiques – et à les gagner. Leurs parents seraient plutôt enclins à les orienter vers des professions telles que celles de médecin ou d’avocat. Mais, de plus en plus, chez la deuxième génération sud-asiatique, la tendance est de suivre son inclination.
Hari Kondabolu n’a pas échappé à cette pression familiale. Quand il essayait de devenir comédien, alors qu’il était à l’école, puis à l’université, ses parents espéraient que ce ne serait qu’une toquade. « “Ça ne doit pas entraver tes études”, me répétaient-ils, mais c’était le cas. »
Après ses études universitaires, Kondabolu voulait encore monter sur les planches, alors que sa mère le voyait suivre un troisième cycle. Kondabolu a déménagé à Seattle et travaillé dans une association de défense des droits des immigrants. Le soir, il donnait des spectacles. Il s’est fait un nom. Après être apparu dans une émission consacrée aux humoristes de la chaîne HBO et dans le show de divertissement Jimmy Kimmel Live!, il s’est senti prêt à s’investir à fond dans le métier de son cœur. Mais, quand il a été accepté à la London School of Economics pour suivre un master de droit humanitaire, sa mère lui a demandé de continuer dans cette voie.
Hari Kondabolu a obtenu son diplôme. Puis, dès son retour à New York, il s’est entièrement consacré à sa vocation. Mais, « au bout de six mois, je voulais tout plaquer, m’avoue-t-il. Je me disais : qu’est-ce que je suis en train de faire ? J’ai un master, mes copains de promo travaillent aux Nations unies, à la Banque mondiale, à l’Unicef, et moi, je raconte des blagues dans le sous-sol d’un bar, avec deux heures de métro à l’aller et pareil au retour ! »
Mais ses parents étaient rassurés : ils savaient que leur fils aurait toujours un point de chute. Ils l’ont encouragé à poursuivre. Il s’est obstiné, et le succès a suivi. Les sujets que lui et ses collègues humoristes d’Asie du Sud ont choisis n’ont cessé de gagner en audience au cours de la dernière décennie. Hari Kondabolu a son explication: «Nos histoires ont été ignorées pendant si longtemps que tout est neuf, excitant et intéressant. »
Avec son documentaire, Kondabolu a sans doute lancé l’un des débats les plus importants dans l’opinion publique sur la place des Sud-Asiatiques aux États-Unis. Après sa diffusion sur le câble, en novembre 2017, The Problem with Apu a suscité une controverse. Certains approuvent ses critiques ; d’autres l’accusent d’un excès de sensibilité.
Uma et Ravi, ses parents, disent ne s’être jamais sentis mal à l’aise devant Apu de la même manière que leur fils. Cette discordance pourrait provenir de ce que chaque génération a une perception différente de sa place dans la société américaine. «Lorsque nous sommes arrivés, se souvient Uma, nous avions bien conscience de vivre dans un lieu étranger. Ce pays ne nous doit rien. »
Pour Kondabolu, il était cependant évident qu’il pouvait dire ce qu’il voulait. «Je crois que la question n’est pas de savoir si, moi, je dois devenir l’autre, explique-t-il. Il s’agit plutôt de partager ce que nous sommes et d’apporter à chacun quelque chose de différent. C’est ça, l’Amérique. Elle change avec chaque idée nouvelle qui apparaît, chaque personne qui arrive.»
Pour certains Sud-Asiatiques, les attentes de la famille dépassent la réussite professionnelle éclatante. Il y a aussi le respect des traditions. Ce qui peut conduire à s’opposer à sa famille pour qui décide de se marier en dehors de sa religion, de sa caste ou de sa communauté.
Ambar Zobairi peut en témoigner. Cette Pakistano-Américaine de 44 ans a grandi dans l’Illinois et travaille à Washington pour l’ONG International Foundation for Electoral Systems. Depuis plus d’une décennie, un peu partout au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, elle promeut la participation des populations aux élections et à la décision politique.
Mais, voilà vingt-cinq ans, Ambar Zobairi a dû mener son propre combat pour vivre avec l’homme qu’elle aimait. Trois mois plus tôt, elle avait eu son premier rendez-vous avec un camarade étudiant, Mark Henderson – un Américain blanc. À l’époque, son père, Riazuddin, était professeur d’histoire des religions à l’université de l’Illinois du Sud.
Il a remis une cassette audio à sa fille. En écoutant celle-ci, dans sa chambre, elle n’a pas tardé à fondre en larmes. « Il me disait à quel point il m’aimait et qu’il savait que j’étais amoureuse. Il ajoutait qu’il voudrait toujours mon bonheur, mais souhaitait vraiment que j’épouse un musulman», se souvient-elle. Son père craignait aussi pour sa réputation au sein de la communauté pakistanaise de Carbondale, conservatrice.
Malgré son émoi, Ambar Zobairi n’a pas cédé. Elle pouvait s’inspirer de certaines femmes de sa famille au caractère bien trempé, dont sa propre mère, une Pakistanaise chrétienne qui avait épousé son père malgré les objections de sa famille. Ambar Zobairi a cessé de voir Henderson en public, mais ils sont restés en relation par lettres et par téléphone.
Sa vie à la maison se poursuivait comme d’habitude, en dépit de tensions latentes. Henderson, inquiet d’avoir pu causer une brouille entre la jeune femme et son père, a fini par annoncer à celui-ci qu’il était prêt à se convertir à l’islam. Ambar Zobairi et Mark Henderson se sont mariés, à l’été 1997.
Le train longe la baie de San Francisco. Je suis entouré d’une marée de visages bruns. C’est une heure de pointe, un jour de semaine. Cela me rappelle qu’énormément de gens venus d’Asie du Sud –d’Inde, notamment– travaillent dans la Silicon Valley. Les immigrants indiens et les Indo-Américains de la deuxième génération constituent une part significative du personnel très qualifié de l’industrie numérique du pays. Mieux : ils sont parfois à la tête de multinationales, telles que Google ou Microsoft.
Je rends visite à Nirav Tolia, 46 ans, cofondateur de Nextdoor, un réseau social de voisinage, récemment valorisé à plus de 1 milliard de dollars. Svelte, le visage juvénile et quasi imberbe, Tolia est le fils de deux médecins, immigrants indiens.Il a grandi dans une impasse d’un quartier majoritairement blanc d’Odessa, au Texas.
Si ses parents partaient en déplacement, des voisins le conduisaient à l’école, le surveillaient et s’occupaient de lui. Ils l’invitaient aussi dans leur piscine et à jouer au tennis sur leurs courts. « En rentrant d’un voyage en Inde pour rendre visite à des parents, me raconte Tolia, j’avais littéralement envie d’embrasser le sol. »
Le souvenir de cette communauté chaleureuse et très présente a inspiré Nirav Tolia pour fonder Nextdoor (qui compte six autres associés, dont un Indo-Américain). Lancée il y a sept ans, la plateforme permet aux usagers de se connecter avec des voisins et de partager des informations utiles à la communauté (par exemple, signaler un vol dans une voiture ou des jouets à donner). Nirav Tolia l’évoque comme d’un outil qui aide à renforcer les liens entre voisins –des liens qui, partout dans le monde, s’effilochent.
Il a commencé sa carrière chez Yahoo!, où nombre de ses collègues, dont son supérieur, étaient d’origine indienne. Il a aussi profité du soutien d’Indus Entrepreneurs, une ONG sud-asiatique qui compte des milliers de membres dans une grosse dizaine de pays. Ce réseau social l’a épaulé quand il a cofondé sa première start-up, le site d’avis de consommateurs Epinions.
«Non seulement mon identité et mes origines ne sont pas un obstacle, affirme Nirav Tolia, mais je travaille dans un lieu où certaines des personnes les plus performantes de mon milieu professionnel sont de la même origine que moi. »
Epinions a été absorbée par une autre société et introduite en Bourse, faisant la fortune de Tolia. Non sans controverses. Il a dû quitter la nouvelle société en 2004: on a découvert qu’il avait menti sur son niveau d’études et sur son parcours professionnel dans son CV. D’anciens associés, qui n’avaient tiré aucun profit du rachat d’Epinions, l’ont aussi attaqué en justice.
L’affaire s’est réglée par une transaction amiable. Un après-midi, Tolia et son épouse, Megha, une Indo-Américaine passée par la Harvard Business School et aujourd’hui vice-présidente de Method, une entreprise qui fabrique des produits de nettoyage écologiques, me font visiter leur élégante résidence moderne de 740 m2 sur cinq étages. Je découvre la chambre principale, qui ouvre sur une vaste terrasse avec vue imprenable sur la baie de San Francisco, quand Tolia entend s’éveiller le deuxième de leurs trois fils.
Dylan, 4 ans, est sous sa couverture, en train de bâiller, quand nous entrons dans sa chambre. Tolia m’a confié un peu plus tôt que lui et sa femme élèvent leurs enfants de façon à ce qu’ils « profitent du meilleur de plusieurs cultures ». Dylan saute du lit, et Tolia lui demande s’il veut bien me chanter une prière en sanscrit. Au lieu de quoi, Dylan se lance dans Eye of the Tiger, du groupe de hard-rock Survivor. Peu après, son père lui renouvelle sa demande.
L’enfant s’exécute avec le sourire : «Twameva mata cha pita twameva, twameva bandhush-cha sakha twameva. » Ces paroles, qui s’adressent à un dieu éternel et universel, pourraient se traduire ainsi: «Car tu es, en vérité, ma mère et mon père ; tu es ma famille, tu es mon ami. »
Ce reportage a été publié dans le magazine National Geographic n° 228 (septembre 2018).