Hérodote, l'historien voyageur

Alors que les Grecs qualifiaient les autres peuples de Barbares, il n’hésita pas à partir aux confins du monde. De cette exploration d’autres nations et d’autres civilisations naquit un nouveau genre : l’histoire.

De Sonia Darthou
Publication 29 janv. 2019, 12:10 CET
Hérodote a décrit le monde et les événements qui ont marqué son époque dans L’Enquête, une ...
Hérodote a décrit le monde et les événements qui ont marqué son époque dans L’Enquête, une œuvre majeure, divisée quelques siècles plus tard en neuf livres. Ci-dessus, le buste de l’historien grec.
PHOTOGRAPHIE DE photooiasson / istock via Getty Images

Cet article a initialement paru dans le magazine Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine

« Hérodote de Thourioi expose ici ses recherches, pour empêcher que ce qu’ont fait les hommes, avec le temps, ne s’efface de la mémoire et que de grands et merveilleux exploits, accomplis tant par les Barbares que par les Grecs, ne cessent d’être renommés ; en particulier, ce qui fut la cause que Grecs et Barbares entrèrent en guerre les uns contre les autres. » 

Ces premiers mots choisis par Hérodote pour entamer son récit expriment parfaitement la méthode et l’ambition de celui que Cicéron a appelé le « père de l’histoire » (Des lois, I.1.5) : assister, témoigner, comprendre. Voyageur, enquêteur, témoin des grands événements, mais également observateur des civilisations, Hérodote fait éclore un nouveau genre littéraire au service de la mémoire : l’histoire.

Hérodote est né vers 490 av J.-C. à Halicarnasse, en Carie, à savoir en Asie Mineure. Il grandit dans une période d’effervescence intellectuelle, qui attise son désir de savoir et de découverte. Mais ce siècle génère aussi des affrontements guerriers et identitaires sans précédent entre les Grecs et les Perses envahisseurs. Alors qu’Homère invoque au début de ses épopées la Muse qui inspire son chant, se positionnant comme le dépositaire et le messager d’une parole divine, Hérodote préfère quant à lui mettre en avant son expérience personnelle de témoin (histôr). Et, alors que l’épopée s’attachait à raconter les exploits qui façonnent la gloire mémorable des héros, le récit d’Hérodote se met au service des peuples, des cités, des civilisations. Sa méthode ? Explorer, découvrir, s’étonner, se renseigner, prendre des notes, comprendre, synthétiser. Son ouvrage s’appelle d’ailleurs en grec Historiè, que l’on peut traduire par « enquête, investigation, recherche ».

 

UNE COLLECTE DE TÉMOIGNAGE

L’Enquête d’Hérodote combine la vue (opsis), l’écoute (akoè) et le jugement (gnômè). Il oscille constamment dans son récit entre autopsie (littéralement « voir par soimême ») et ouï-dire, se positionnant à la fois en témoin direct et en collecteur de témoignages, comme l’expose ce passage tiré du livre II sur l’Égypte (II.99) : « Jusqu’ici, ce que je disais est tiré de ce que j’ai vu, des réflexions que j’ai faites, des informations que j’ai prises ; à partir de maintenant, je vais dire ce que les Égyptiens racontent, comme je l’ai entendu ; il s’y ajoutera quelque chose aussi de ce que j’ai vu par moi-même. » 

On devine qu’il a mené de très nombreux entretiens, sans pour autant connaître l’identité précise de ses informateurs – scribes, prêtres et prêtresses ou témoins oculaires d’un événement – et qu’il a eu recours à des interprètes. Il a également compulsé des livres, des inscriptions – grecques, mais également hiéroglyphiques – et des oracles, observé des statues, des peintures et des fresques.

Si ce qu’il a vu et ce qu’il a entendu se complètent, se confirment ou se contredisent, la priorité demeure l’autopsie, pour sa fiabilité. D’ailleurs, il n’hésite pas à mentionner ses doutes et afficher son esprit critique avec ironie, quand il ne peut exercer son jugement avec assurance : « Pour moi, j’ai le devoir de raconter ce qui est dit, mais quant à y croire, je n’y suis absolument pas obligé. » (VII.152) Il semble animé par la volonté de transmettre des informations vérifiées, mais il ne se pose pas en chantre d’une vérité historique unique.

Et si l’autopsie apparaît comme une méthode, puisqu’elle donne autorité à l’histôr (celui qui assiste, le témoin), elle permet également la découverte et l’émerveillement, notions sur lesquelles Hérodote va beaucoup insister. D’ailleurs, le terme thôma, qui signifie « merveille » et qui apparaît 37 fois dans son texte, montre que l’enquête d’Hérodote est aussi guidée par la surprise, l’insolite, l’admiration et le besoin de faire partager son éblouissement face à ces réalisations qui, comme les pyramides, « dépassent » (hyperballein, en grec) tout ce qui a été déjà réalisé. On devine en le lisant qu’il a parcouru une grande partie du monde habité : ce que les Grecs appellent l’oikoumênè.

Il a visité la fascinante Égypte et a remonté la vallée du Nil, il a sillonné la Libye, la Scythie, la Phénicie, la Thrace, l’Italie du Sud et la Sicile, la Grèce et ses îles. Face à l’altérité des pays traversés, il s’étonne des différences de culture, de religions et de régimes politiques, il relève la diversité des pratiques sociales, alimentaires, matrimoniales, et il s’émerveille devant les réalités naturelles, animalières ou architecturales.

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    PHOTOGRAPHIE DE Nina Aldin, Wiki Commons

    À la fois ethnographe, géographe, historien et anthropologue, il joue le jeu de la comparaison, qui lui permet de se questionner sur la liberté, le despotisme politique, la démocratie, la domination, la place des femmes ou le rapport aux dieux, afin de faire résonner les écarts entre identité et altérité.

     

    MYSTÈRE AUTOUR D'UN MANUSCRIT

    Les conditions de l’écriture et la réception de son œuvre demeurent assez opaques : le manuscrit en prose, immense, a-t-il été rédigé lors de son séjour à Athènes ou à la fin de sa vie, quand il a émigré dans la colonie de Thourioi, en Grande-Grèce, vers 440 av. J.-C. ? Le texte a été vraisemblablement écrit en colonnes sans forme de ponctuation, sur des feuilles de papyrus qui furent reliées en rouleaux.

    Si l’œuvre est cohérente, l’ensemble a sûrement été écrit comme des logoi, c’est-à-dire des discours, séparés avant d’être rassemblés dans un même ouvrage, puis découpés en neuf livres à l’époque hellénistique. Les quatre premiers livres exposent la croissance de l’Empire perse, de Cyrus à Darius, avec une digression consacrée à l’Égypte dans le livre II. Les livres V et VI sont ensuite consacrés au conflit entre les Grecs et l’Empire perse, qui mène à la première guerre médique et à la bataille de Marathon en 490 av. J.-C., avant d’aborder, des livres VII à IX, la seconde guerre médique qui scelle, avec les batailles de Salamine et de Platées, la victoire finale grecque en 479 av. J.-C.

    Quant à la réception du texte, nous avons mention de lectures publiques à Thèbes, Athènes et Olympie, ce qui correspond parfaitement à la priorité donnée en Grèce à l’oralité dans la transmission du savoir. Mais il semble qu’il y en ait eu également des copies partielles, qui pouvaient alors être vendues.

     

    ATTISER LA CURIOSITÉ DU LECTEUR

    Les différents discours (logoi), qui apparaissent à la fois composites et cohérents, ressemblent à des inventaires géographiques et ethnographiques d’une grande complexité. Car Hérodote utilise beaucoup la digression dans de longues parenthèses : il opère des retours en arrière, retrace des généalogies royales, oscille entre mythe et histoire et fait le portrait imagé d’un monde en perpétuel mouvement, que ce soit dans l’espace, au gré des migrations et des invasions, dans la mutation des régimes politiques ou dans le temps.

    C’est d’ailleurs en « homme averti que la prospérité humaine ne demeure jamais au même point » qu’Hérodote aborde son récit (I.5). Chaque peuple est présenté avec les lois, les coutumes, les règles et les rituels qui le caractérisent. Mais l’anecdote, rouage majeur du récit d’Hérodote, lui permet d’opérer des césures dans les descriptions, d’attiser la curiosité du lecteur ou de l’auditeur, de séduire par une dimension « romanesque » ou distrayante, d’ancrer dans la réalité ; elle permet aussi d’apporter un avis contraire ou dissonant au récit, ou bien d’être exemplaire pour sa démonstration. Dans une écriture en constante tension entre le général et le particulier, les anecdotes, loin d’être un kaléidoscope qui éclate son enquête, permettent en réalité d’insuffler une analyse.

    Car Hérodote s’attache avant tout à la notion de causalité, pour une meilleure compréhension des événements et des civilisations, avec un souci d’objectivité assez novateur, puisque la plupart des récits étaient auparavant des éloges.

    Le deuxième parmi les neuf livres de L’Enquête, qui est une exploration fascinée par la singularité de l’Égypte, offre un regard grec exemplaire sur l’altérité. Tout y semble digne d’étonnement, comme Hérodote le consigne (II.35) : « J’en viens maintenant à l’Égypte, dont je parlerai longuement ; car, comparée à tout autre pays, c’est elle qui renferme le plus de merveilles et qui offre le plus d’ouvrages dépassant ce qu’on peut en dire ». L’immensité du Nil, ses crues spectaculaires, le climat, les pyramides, le labyrinthe, le lac Moeris, le bestiaire égyptien et particulièrement les crocodiles, l’ancienneté de la civilisation qui repousse les limites historiques grecques, la place singulière des femmes… Tout semble d’une étrangeté absolue, même si Hérodote raisonne également par analogie pour faire émerger les similitudes, comme la capacité d’invention et de vie en cité, afin de proposer un tableau où Grèce et Égypte peuvent se penser en polarité, et pas seulement en différences.

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    BIBLIOTHÈQUE DE CELSUS, À ÉPHÈSE - Dans le livre I de L’Enquête, Hérodote raconte que le roi Crésus de Lydie assiégea Éphèse lors de sa conquête de l’Asie Mineure, et que ses habitants adressaient leurs prières à Artémis, dont le temple était relié à la ville par une corde.
    PHOTOGRAPHIE DE Pixabay

    Quant aux guerres médiques, traitées à partir du chapitre 43 du livre VI, qui opposèrent Grecs et Perses de 490 à 479 av. J.-C., elles permettent à Hérodote de proposer une réflexion sur les Grecs face aux Barbares, véritable fil directeur de son ouvrage, comme l’indiquent ses premières lignes. Sous la plume d’Hérodote, qui est né à la fin de ce conflit et a pu en mesurer les conséquences, le monde « barbare » oscille entre un univers différent à découvrir et un repoussoir rhétorique qui permet de mieux affirmer l’identité des Grecs autour des valeurs de liberté, d’égalité, d’intelligence et de victoire. Car, comme l’écrit François Hartog, qui utilise la métaphore du miroir pour analyser la méthode hérodotéenne, « dire l’autre enfin, c’est bien évidemment une façon de parler de nous ».

     

    APOLLON DONNE UNE LEÇON À CRÉSUS

    Mais, à travers toute son œuvre, on voit aussi émerger les croyances d’Hérodote. Il prête une attention particulière aux oracles, aux récits des prêtres, aux mythes et surtout aux rites (prières, libations, sacrifices, décryptage des signes divins ou purifications) qui offrent, à nouveau, des points de comparaison entre les peuples tout en révélant l’omni présence du divin dans ce monde antique.

    D’ailleurs, il place en exergue de L’Enquête une histoire édifiante qui met en scène l’orgueil des hommes face aux dieux immortels, que les Grecs appellent l’hybris (la démesure), et qui est le ressort majeur de la tragédie. Au livre I, le roi de Lydie Crésus, dans son orgueil, n’a pas su décrypter l’oracle d’Apollon lui révélant que, « s’il faisait la guerre aux Perses, il détruirait un grand empire ».

    Or, le fortuné Crésus se vantait d’être le plus heureux des hommes ; il ne pouvait imaginer que l’oracle le mettait en garde contre la destruction de son propre empire. Après sa défaite cuisante face à l’armée de Cyrus, il osa accuser Apollon de lui avoir fait une réponse trompeuse, avant de finir par reconnaître sa propre démesure. À travers ce récit exemplaire initial, où les dieux se plaisent à rabaisser l’orgueil des hommes, Hérodote expose la valeur centrale de la Grèce ancienne : la mesure.

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