Naufrages antiques, un patrimoine sauvé des eaux
Combien de navires, partis du Levant, de Grèce, d’Italie, furent-ils engloutis par les flots de la Méditerranée ? Ces tragédies représentent aujourd’hui pour l’archéologie une chance inestimable : celle d’éclairer le monde antique.
À nos yeux, un navire qui n’arrive pas à destination et sombre en pleine mer est un accident et, bien souvent, une tragédie. Pour les chercheurs modernes, en revanche, c’est une source de données historiques dont l’intérêt scientifique est inestimable, un véritable trésor historique. De même que le site de Pompéi, une épave – les restes d’un navire ayant sombré – est un instantané d’un moment précis, illustrant certes la cargaison transportée, mais aussi la vie des membres de l’équipage du bateau.
Ces gisements archéologiques particuliers, ensevelis dans nos fonds marins, possèdent des singularités qui les différencient des gisements terrestres. Si les conditions idoines étaient réunies lors du naufrage, les vestiges peuvent se conserver pendant des siècles, voire des millénaires. La conservation exceptionnelle du bois du bateau, des paniers ou des chaussures en cuir de l’équipage permet une étude scientifique. Lorsque, de surcroît, ces vestiges n’ont pas été altérés durant leur long séjour sous-marin, il en résulte un instantané figé dans le temps, un scénario où chaque artefact reconstitue un moment de l’histoire.
L’épave acquiert une importance particulière lorsque l’on sait que, depuis la préhistoire, l’homme a toujours voulu explorer les lignes d’horizon, allant même parfois au-delà. La voie maritime, lacustre ou fluviale, était le moyen le plus rapide, le plus sûr et le plus économique de transporter marchandises et personnes. Il n’est donc pas difficile d’imaginer les chassés-croisés incessants des embarcations, et ce depuis la nuit des temps ; l’homme s’aventurait parfois sur des routes inconnues ou naviguait en empruntant des voies commerciales habituelles toutes tracées.
Avec l’épave, les archéologues ont la pièce du puzzle qui leur manquait pour comprendre le fonctionnement du commerce dans l’Antiquité. Ainsi, au fil des campagnes de fouilles terrestres, on découvre une multitude de vestiges archéologiques n’ayant pas été fabriqués sur le lieu de l’exploration où ils sont mis au jour. Il ne fait pas de doute qu’ils ont été importés, mais l’on se demande comment ils sont arrivés de leur lieu de production à leur lieu de consommation. Et les épaves apportent des réponses ; elles sont les maillons indispensables qui permettent de connecter deux réalités historiques et marchandes concrètes.
L’archéologie sous-marine est une science relativement jeune. Au cours des 60 dernières années, les archéologues ont développé des méthodes pour explorer les profondeurs et œuvrer sans l’intervention d’intermédiaires. Avant cela, les premières explorations étaient effectuées par des plongeurs qui ne disposaient pas de la formation en archéologie nécessaire, bien qu’on leur doive quelques découvertes significatives. Romualdo Alfaràs organise en 1894 une expédition à Cala Cativa, dans la commune de Port de la Selva (province de Gérone, en Espagne) dans le but de « pêcher » les amphores qui composaient la cargaison d’un petit bateau romain pour mieux décoder la présence romaine sur les côtes du cap de Creus.
Quelques années plus tard, en 1901, c’est au tour de l’une des plus célèbres fouilles sous-marines, celle de l’épave d’Anticythère, qui a sombré dans les eaux de l’île grecque qui lui a donné son nom. Mais on ne peut encore parler de fouille archéologique dans ces deux cas, car elles ont été menées sans méthodologie. À chaque fois, il fallait demander l’aide de pêcheurs d’éponges.
Il faut attendre 1950 pour que Nino Lamboglia, archéologue fondateur de l’Institut international d’études ligures, propose une perspective différente, considérant l’épave comme un gisement fermé où tous les artefacts composent un cadre scellé, une sorte de « capsule du temps ». Lamboglia veut exploiter cette particularité : il récupère les amphores de l’épave romaine d’Albenga, en Italie.
Il s’agit d’un immense navire marchand romain, qui transportait des milliers d’amphores. L’idée de l’archéologue est d’établir la chronologie détaillée d’un modèle précis d’amphores à vin. Poursuivant son but, Lamboglia n’hésite pas à employer un dragueur de mines, le Daino, pour optimiser les recherches. Le temps lui montrera que s’il avait bien atteint son objectif, il avait perdu de nombreuses données scientifiques en recourant à cette méthode de repêchage. Il avait abordé le problème sous le bon angle, mais avec une méthode inadéquate.
DOCUMENTER LE MOINDRE OBJET
Dix ans après l’expérience de Lamboglia, une jeune équipe d’archéologues, composée notamment de George Bass, Ann Bass, Peter Throckmorton, Honor Frost et Claude Duthuit, voit clairement comment appliquer avec succès la méthode d’archéologie sous-marine. La formule est simple : former des archéologues aux techniques de plongée afin qu’ils puissent descendre eux-mêmes jusqu’au site et l’étudier directement, sans recourir à des intermédiaires. Le premier site choisi est l’épave d’une embarcation cananéenne datant de 1 200 av. J.-C., au cap Chélidonia, sur la côte turque. Cette épave sera le point de départ de l’archéologie sous-marine moderne et deviendra un modèle de fouilles, toujours en vigueur actuellement.
George Bass était conscient que les fouilles archéologiques représentaient une façon agressive d’extraire des données historiques et que ce processus détruisait le site tel qu’il s’était formé. L’aspect irréversible de ces fouilles contraignit l’équipe de Chélidonia à renseigner méticuleusement sous l’eau l’emplacement originel de chaque élément du site et, plus important, à expliquer quel était son lien avec les autres objets et son contexte archéologique.
Ce n’est que lorsque chaque objet était rigoureusement documenté et que l’on avait compris pourquoi il se trouvait à l’endroit de sa découverte que l’on procédait au retrait des objets. Le processus, lent, était la seule façon d’obtenir un maximum d’informations du site. C’est ainsi que l’équipe de George Bass attesta de la fabuleuse quantité de données gisant au fond des mers en attente des archéologues ; mais plusieurs années s’écouleront avant que l’archéologie sous-marine obtienne la reconnaissance et la considération de la communauté scientifique.
Sept ans plus tard, Michael Katzev et son épouse, Susan Womer Katzev, deux archéologues ayant une bonne expérience de la plongée, empruntent la voie et suivent les conseils de George Bass en prenant pour modèle les avancées archéologiques du cap Chélidonia. À cette occasion, l’expédition va documenter très précisément un petit navire marchand grec, le Kyrenia, datant du IVe siècle av. J.-C., ayant sombré près des côtes chypriotes. Face à l’absence d’appuis universitaire ou institutionnel, ils doivent financer leurs campagnes de fouilles de leurs propres deniers et grâce aux contributions de quelques mécènes et bienfaiteurs.
Comme sur une scène de crime, les archéologues enregistrent minutieusement chaque élément de la cargaison, les biens de l’équipage et l’armature de l’embarcation. Les Katzev passent de longues journées à discuter des données et des échantillons prélevés, afin de déduire l’éventuelle route suivie par le navire, les causes du naufrage ou le nombre de membres d’équipage qui se trouvaient à bord. C’étaient les premiers pas de l’archéologie sous-marine, mais il restait un autre défi : on décide de renflouer l’épave, de la remonter et de reconstruire l’embarcation sur la terre ferme. Cela ne fut possible que grâce à la précision des relevés archéologiques de la structure du navire et à l’excellent travail de reconstruction navale effectuée par Richard Steffy.
TABLETTES SUBMERSIBLES ET 3D
Après les fouilles pionnières du cap Chélidonia, d’autres grands événements rythment l’archéologie sous-marine à partir des années 1970 : l’épave byzantine de l’île de Yassıada, en Turquie, les navires romains de la Madrague de Giens, dans le sud de la France, le Bou Ferrer du Levant espagnol… La prolifération des sites a entraîné la spécialisation de certains archéologues. Si les premières générations d’archéologues plongeurs apprenaient d’abord à excaver avant de s’initier aux techniques de plongée, ils se forment désormais en archéologie sous-marine à l’université.
Actuellement, on peut se fier à une technologie de pointe conçue pour le travail subaquatique, l’objectif étant toujours d’effectuer les relevés des vestiges archéologiques avec une extrême précision, puisque le processus d’une excavation finit par éliminer le gisement tel qu’il existe. Les GPS sous-marins permettent de localiser avec exactitude les vestiges d’une épave, le laser d’enregistrer précisément chaque élément du navire, les relevés planimétriques ou les croquis du plan du bateau peuvent se faire directement sur ordinateur ou sur tablette submersible, l’enregistrement photographique n’est plus uniquement en deux dimensions et cède le pas aux images en 3D…
Aux avancées dans ce domaine s’ajoute la possibilité d’accéder à de plus grandes profondeurs grâce aux ROV, les véhicules téléguidés, aux mini-sous-marins, ou à la plongée avec différents mélanges de gaz.
Aujourd’hui, l’archéologie sous-marine peut compter sur les faveurs de la communauté scientifique et sur la contribution de la société. Un soutien indispensable, qu’il convient de renouveler à chaque nouveau projet. La collaboration des plongeurs sportifs, des pêcheurs et des gens de mer est indispensable pour localiser de nouvelles épaves et pour préserver celles déjà connues. C’est pour cela que les projets d’archéologie sous-marine du XXIe siècle misent sur la publication et que des expériences pionnières sont menées pour permettre d’accéder in situ à des sites archéologiques engloutis par la mer.
L’Unesco a ainsi reconnu que les missions archéologiques avec visites pour plongeurs amateurs, menées pendant les fouilles des épaves romaines de Cala Cativa et de cap de Vol, près de Gérone, ou de celles de l’épave de Bou Ferrer, près d’Alicante, relevaient d’une bonne gestion du patrimoine culturel sous-marin.