Les devins de Rome : rien ne se faisait sans eux
Préoccupés par leur destin, les Romains prenaient la divination très au sérieux. Possédant une grande influence, augures, haruspices et devins intervenaient dans tout, depuis les tracas quotidiens jusqu’aux guerres et aux affaires publiques.
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine
Peu de peuples ont été aussi dépendants des bons et des mauvais présages pour mener leur vie que les Romains de l’Antiquité. À tout moment du jour ou de la nuit pouvait se présenter un signe de mauvais augure. Si un Romain trébuchait sur le seuil de sa maison en partant de chez lui, il pensait qu’il valait mieux ne pas sortir ce jour-là ; et si un coq chantait pendant un banquet, on cessait aussitôt de manger et l’on faisait des exhortations pour conjurer le mauvais présage. Il en allait de même pour les affaires publiques. Avant de réunir une assemblée, de choisir un magistrat ou de se lancer dans une bataille, on considérait comme indispensable de consulter la volonté des dieux, afin qu’ils garantissent des résultats favorables. On employait pour cela une méthode de divination typique : les auspices, c’est-à-dire l’observation des oiseaux – telle est la signification du mot latin auspicium ou avispicium –, qu’il s’agisse de leur vol ou de leur chant. Comme l’affirmait le philosophe et homme politique Cicéron au Ier siècle av. J.-C., depuis l’abolition de la monarchie romaine et l’instauration de la République, « on n’entreprit, sans les auspices, aucune affaire publique, ni dans la ville, ni à l’armée ».
La pratique des auspices remonte aux origines de la ville. D’après le récit connu de la fondation de Rome, les frères Romulus et Remus décident de consulter les présages pour savoir qui doit fonder la nouvelle cité. Le second se place sur le mont Aventin et observe six vautours ; mais, au même moment, depuis le Palatin, Romulus aperçoit deux fois plus d’oiseaux. Romulus et Remus sont considérés comme les premiers augures, les prêtres spécialement chargés d’interpréter les signes livrés par les oiseaux. Plus tard, on attribue à Numa Pompilius, deuxième roi de Rome, la fondation du collège des augures. Apparemment, ce collège comptait à son origine trois membres, chiffre que le roi Tarquin porta à six, et que César éleva finalement à 16 au Ier siècle av. J.-C. Pendant longtemps, l’accès à cette charge fut limité aux patriciens, l’aristocratie qui dominait Rome depuis l’établissement de la République. Mais, en 300 av. J.-C., une loi réserva aux plébéiens cinq des neuf postes qu’il comptait alors.
Les augures, qui ont officié pendant toute la période impériale, se distinguaient par des insignes propres : le lituus, ou bâton augural, dont l’une des extrémités est
courbée en volute, et la trabea, ou trabée, une sorte de toge constituée de bandes écarlates avec une bordure pourpre. On disait que le lituus de Romulus était
conservé dans la curie des Saliens, sur le Palatin, et qu’il avait été miraculeusement sauvé du feu qui avait consumé l’enceinte en 390 av. J.-C., pendant l’invasion de Rome par les Gaulois. Ces derniers partis, l’importante relique a surgi du sol de l’édifice incendié sans avoir subi aucun dommage. Le lituus était si emblématique du pouvoir de la République romaine que son image figurait souvent sur le revers des monnaies.
La science des augures jouissait d’un immense prestige à Rome, ce qui s’explique par le lien particulier qu’elle entretenait avec le dieu Jupiter. C’était Iovis Pater (Jupiter Père) que les augures consultaient et invoquaient du haut d’une colline. Rappelons cependant que les augures n’étaient pas des médiateurs entre le dieu et les hommes, mais, comme le dit Cicéron, « des interprètes de Jupiter ». Les vrais intermédiaires (internuntiae Iovis) dont se servait le dieu pour communiquer avec les hommes étaient en fait les oiseaux, pas les augures.
Rome n’était pas le seul peuple de l’Antiquité qui consultait les dieux sur l’avenir. Les Grecs, comme on sait, disposaient de différents oracles, comme ceux des sanctuaires de Zeus à Olympie ou d’Apollon à Delphes. Les Romains aussi avaient un oracle, celui de la Sibylle de Cumes. Les prédictions de cette pythonisse se fondaient sur des livres de prophéties qui avaient été apportés à Rome par les premiers rois de la ville et qui, plus tard, étaient consultés par des magistrats, les décemvirs, chaque fois que survenait un désastre dans la ville. Les chroniques racontent qu’une fois, la ville ayant subi de nombreuses pluies de pierres, on consulta les Livres sibyllins. Leur réponse, confirmée par l’oracle de Delphes, fut que l’on apporte à Rome depuis la ville de Pessinonte, en Asie Mineure, un bétyle (ou pierre sacrée) qui représentait la déesse Cybèle.
UN SIGNE DU CIEL
En dehors de ces livres, la divination romaine était loin de rivaliser avec celle des Grecs ou des Étrusques. L’augure, comme nous l’avons vu, observait et interprétait les signes que donnaient les oiseaux, mais sans s’occuper de prévoir ou d’annoncer l’avenir. Il demandait à Jupiter de lui envoyer un signe pour savoir s’il était permis d’entreprendre une guerre, de tenir une assemblée ou d’investir un prêtre. La réponse du dieu ne pouvait qu’être affirmative ou négative ; elle n’éclairait jamais le futur. La prise des auspices n’avait qu’un but : connaître la volonté de Jupiter, pas l’avenir du peuple romain ; savoir si le dieu approuvait les projets des hommes politiques ou des militaires romains, mais pas ce qu’il réservait à la ville. La consultation avait même une validité concrète, car elle expirait à la fin de la journée, mais on pouvait la renouveler le lendemain, voire plus tard. L’augure romain n’était donc pas un devin qui prédisait l’avenir. Cette fonction divinatoire était remplie à Rome par l’haruspicine – une science antique introduite par les Étrusques – et l’astrologie.
Les auspices relevaient de deux catégories. À la première appartenaient ceux qui se présentaient de façon inattendue (auspicia oblativa). Il s’agissait en général d’éclairs ou de coups de tonnerre, appelés « signes du ciel » (ex caelo). On les considérait comme très défavorables, car ils mettaient en évidence la rupture de la paix avec les dieux (pax deorum), et on les interprétait pour cette raison comme le signe qu’il fallait empêcher ou annuler un projet déterminé. Par exemple, s’ils se produisaient pendant la célébration des comices ou lors d’une séance sénatoriale, il fallait aussitôt les suspendre. Tout citoyen pouvait les observer et les interpréter.
La deuxième catégorie d’auspices étaient ceux sollicités (auspicia impetrativa), c’est-à-dire ceux pris par un magistrat possédant le droit d’auspice, comme les consuls ou les préteurs. C’était lui qui « observait » ou « recevait le signe » que les dieux lui envoyaient, mais toujours avec l’aide de l’augure qui, en qualité de « technicien » ou de « conseiller », interprétait les signes adressés au magistrat. Le magistrat devait donc se soumettre à l’avis des augures, ce qui entraînait des conséquences importantes, car ces derniers pouvaient paralyser ou retarder ses plans.
Pour la prise des auspices, on suivait une procédure parfaitement réglée. Les augures se tenaient dans l’auguraculum, un espace quadrangulaire de petite taille, généralement délimité et pourvu d’une seule entrée, situé au sommet d’une colline. On y montait une tente ou une cabane, avec un siège en pierre à l’intérieur, sur lequel l’augure s’asseyait. De là, il traçait de façon imaginaire, en se servant du lituus, un espace céleste (templum) qu’il soumettrait ensuite à son observation. La consultation devait se faire à l’aube et dans un silence absolu ; le moindre bruit, qu’il s’agisse de la chute d’un objet, du couinement d’un rat ou d’une simple erreur de l’officiant lorsqu’il récitait les formules, annulait les effets de la consultation.
L’orientation nord-sud et est-ouest était essentielle, car elle divisait l’espace céleste en quatre régions projetées de façon imaginaire sur la terre, le templum terrestre. Regardant par exemple vers le sud, l’augure observait les oiseaux qui entraient dans le templum : les favorables arrivaient par la gauche ; les défavorables, par la droite.
Les augures observaient non seulement le vol, mais aussi l’espèce d’oiseau. Les uns, appelés alites (vautour, aigle, faucon), offraient des signes par leur vol et l’on tenait compte de la « région » où ils apparaissaient, de la hauteur et du genre de vol ou de l’endroit où ils se posaient. Ceux appelés oscines (corbeau, corneille, hibou) donnaient des signes au moyen de leur cris, et l’on évaluait le ton, la direction du son ou encore la fréquence du chant. Dans les deux groupes existait une hiérarchie entre les oiseaux, l’aigle et le picus (pivert) fournissant les auspices les plus significatifs.
Les auspices étaient obligatoires dans de nombreuses circonstances de la vie de l’État romain. On les réalisait, par exemple, lors de la prise de possession des principaux magistrats, comme les consuls, les censeurs, les tribuns militaires… Dans le cas des magistrats élus, si les auspices n’étaient pas favorables, ils devaient se démettre, mais la consultation pouvait être renouvelée un autre jour. Cicéron nous rappelle de nouveau la capacité qu’avaient les augures de dissoudre les assemblées ou le Sénat, d’annuler les séances déjà tenues, et même d’obtenir que les consuls renoncent à leur charge. Il suffisait en outre, nous dit-il, d’une simple formule : « Pour un autre jour. »
Sur le champ de bataille aussi, il était obligatoire de consulter les auspices avant de se lancer dans le combat. Tite-Live raconte que, pendant la guerre de Rome contre la ville étrusque de Véies, au début du IVe siècle av. J.-C., l’armée romaine ne put prendre l’initiative du combat, alors que les Étrusques attendaient des renforts, parce que le dictateur Camille (Marcus Furius Camillus) « avait le regard posé sur la citadelle de Rome, pour recevoir des augures qui s’y trouvaient le signal convenu dès que les oiseaux seraient dûment favorables ». Quand les Romains commencèrent à combattre loin de la ville, la communication avec les augures devint plus difficile. C’est pourquoi, avant de partir en campagne, les généraux effectuaient une cérémonie sur le Capitole, qui les autorisait à prendre les auspices de guerre en dehors des limites de la ville.
LE SORT DE L'ÉTAT DÉPEND DES POULETS
Au Ier siècle av. J.-C., le dernier de la République, la science augurale a connu une crise, mais on peut aussi considérer qu’elle s’est transformée pour s’adapter aux temps nouveaux. Les auspices traditionnels ont été remplacés par la technique du tripudium, consistant en l’observation de l’appétit et du comportement des poulets sacrés : si en sortant de la cage où ils étaient enfermés les volatiles mangeaient avec avidité les grains qu’on leur avait jetés et que quelques-uns se détachaient de leur bec et tombaient par terre, l’augure était favorable ; si, au contraire, ils n’avaient pas d’appétit et battaient des ailes, l’augure était très défavorable. L’explication de ce changement réside peut-être dans la relative simplicité de cette méthode, comparée à la complexité que présentaient l’observation et l’interprétation des oiseaux auguraux. Les chefs militaires et les magistrats qui n’avaient pas de droit d’auspice avaient recours à cette méthode. Ils avaient un assistant, le pullarius, pour pratiquer les observations.
Il est certain qu’au Ier siècle av. J.-C. on consultait les poulets sacrés en de multiples occasions, que ce soit sur le champ de bataille ou pour ouvrir une séance du Sénat. La popularité de cette méthode est illustrée par le fait que l’empereur Auguste n’hésitait pas à se faire représenter près des poulets sacrés sur des oeuvres comme le camée de Cologne ou l’autel des Lares du Vicus sandalarius, le quartier des fabricants de sandales à Rome. Cependant, beaucoup considéraient que cette méthode n’avait pas autant de valeur que les auspices traditionnels. Cicéron, qui en plus d’être un homme politique et un philosophe, était aussi augure, regrettait que l’on n’observe plus à ciel ouvert des oiseaux nobles comme l’aigle, mais de simples poulets qui étaient restés enfermés dans une cage.
Au début du IIe siècle av. J.-C., le Sénat a introduit à Rome un nouveau genre de devin : les haruspices étrusques. Il s’agit d’un cas exceptionnel, car peu de sociétés antiques ont permis qu’un sacerdoce d’origine étrangère – étrusque dans ce cas – participe à la religion et aux affaires politiques nationales, d’autant que Rome et l’Étrurie avaient été des puissances ennemies irréconciliables pendant plus de deux siècles. L’haruspicine était un prestigieux sacerdoce, lié aux familles aristocratiques étrusques. Mais, au fil du temps, les haruspices étrusques furent remplacés par des haruspices romains ou latins, qui faisaient office de conseillers auprès des gouverneurs provinciaux et des empereurs, de fonctionnaires dans les villes ou de devins de l’armée romaine.
L'ART D'OBSERVER LES VISCÈRES
Les haruspices utilisaient trois techniques divinatoires : l’haruspicine proprement dite (ou observation des entrailles des victimes sacrificielles), l’interprétation de la signification des éclairs et l’interprétation de prodiges comme les tremblements de terre, les éclipses de soleil, le passage de comètes, la naissance d’enfants malformés ou androgynes, la naissance d’animaux à deux têtes, etc. Ces trois techniques les ont rendus célèbres, mais la plus importante était sans doute l’haruspicine. Celle-ci concentrait son attention sur le foie, l’un des six viscères de l’animal (les autres étant la rate, l’estomac, les reins, le coeur et les poumons). On se déterminait d’abord sur sa position dans le corps, puis on l’extrayait pour analyser sa couleur et son aspect externe. Adoptant une posture rituelle caractéristique, l’haruspice tenait le foie dans la main gauche et le palpait avec la droite, tandis qu’il posait son pied gauche sur une roche. Le foie devait toujours être orienté vers le sud. Pour déterminer quelle divinité était impliquée et quelle était la signification de toute anomalie ou difformité, le devin s’aidait d’un instrument : un foie en bronze de petites dimensions, tel que le « foie de Plaisance », découvert dans cette localité en 1878, sur lequel était inscrit le nom des divinités, à l’intérieur de cases (sedes deorum) correspondant à chacune des parties de l’organe.
Au Ier siècle av. J.-C. ont été introduites d’autres formes de divination provenant de l’extérieur, comme l’astrologie, l’interprétation des rêves ou les techniques prophétiques des engastrimythoi (ventriloques) et des harioli (devins). À l’époque impériale existait une active circulation de prophéties et d’oracles, avec des cercles de prophétesses germaniques (Velléda, Ganna, Aurinia) ou de druides gaulois (Mariccus) qui annonçaient la fin de Rome. De fait, quand le temple de Jupiter capitolin subit un gigantesque incendie en 69 apr. J.-C., les druides ont interprété le feu comme un signe de la colère des dieux et prophétisé non seulement la fin imminente de l’Empire romain, mais aussi le transfert de la domination du monde en Gaule.
Malgré cela, augures et haruspices furent présents jusqu’à la fin de l’Empire. En 410 apr. J.-C., les seconds offraient encore leurs services au préfet de Rome pour arrêter l’invasion des Wisigoths d’Alaric en attirant des éclairs par leurs prières pour les faire tomber sur l’armée ennemie. Cette fois, le remède n’eut aucun effet.