Grèce : tout ce qu’elle doit à l’Égypte
Sa culture plurimillénaire, exotique et captivante, attira artistes, savants et philosophes grecs. Au point d’influencer la culture grecque elle-même.
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine
J'en viens maintenant à l’Égypte, dont je parlerai longuement ; car, comparée à tout autre pays, c’est elle qui renferme le plus de merveilles. » Hérodote introduit ainsi les longs paragraphes qu’il consacre à la terre d’Égypte, un lieu au cœur du livre II de son Enquête, ouvrage historique et ethnographique. Sa fascination pour le pays des pharaons est une des traces de ce que l’historien contemporain François Hartog nomme « l’égyptologie », voire « l’égyptomanie » des Grecs. En effet, Hérodote situe en Égypte l’origine de nombreux traits de la culture hellénique, culture dont on sait aujourd’hui qu’elle a aussi largement bénéficié de l’influence d’autres contrées, telles la Phénicie, l’Anatolie ou la Syrie. Cependant, l’Égypte a aussi participé à ce processus de « transferts culturels ».
Il n’en reste pas moins que la question des emprunts, réels ou supposés, demeure polémique, comme l’ont montré les réactions à la sortie de l’ouvrage de l’universitaire américain Martin Bernal, auteur en 1987 d’un Black Athena. Les racines afro-asiatiques de la civilisation classique. Son objectif était alors de dénoncer les reliquats d’une pensée européano-centrée, teintée d’un aryanisme imputant aux IndoEuropéens et aux peuples du Nord l’origine du « miracle grec ». Pourtant, ce modèle avait été abandonné depuis longtemps, et les historiens défendent aujourd’hui la thèse du développement interne de la civilisation grecque, tout en relevant l’importance indéniable des contacts avec l’Égypte et la Phénicie. Suspectées par certains de tomber dans le parti pris de l’afrocentrisme, les conclusions de Bernal s’inscrivaient a contrario dans le courant alors naissant des post-colonial studies, incarnées en 2000 par l’ouvrage de Dipesh Chakrabarty, au titre révélateur, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique.
Ce cadre historiographique posé, il n’en demeure pas moins que les sources grecques primaires désignent l’Égypte comme le berceau de certains traits culturels en matière de religion, de philosophie, d’architecture ou encore de sciences ; l’ancienneté chronologique de l’Égypte explique en partie la fascination qu’elle a exercée sur des auteurs comme Hérodote, Platon ou Diodore de Sicile. Ce dernier récapitule ainsi la liste de ceux qui ont fait le voyage en Égypte, où se mêlent poètes, architectes, philosophes, législateurs, mathématiciens, personnages mythologiques : Orphée, Musée, Mélampous, Dédale, Homère, Lycurgue, Solon, Platon, Pythagore, Eudoxe, Démocrite et Œnopide de Chios. Historiquement, on sait que les Grecs ont eu de nombreux contacts avec les Égyptiens, que ce soit les Crétois du IIe millénaire ou les mercenaires grecs au service de la dynastie saïte (664-525 av. J.-C.).
DES STATUES QUI SOURIENT
Le comptoir de Naucratis, fondé vers 650 av. J.-C. en Basse-Égypte, fut aussi un point essentiel de contacts entre les deux peuples : les Grecs y reçurent des privilèges octroyés par le pharaon Amasis (571-526 av. J.-C.), luimême philhellène au point de participer à la souscription lancée pour reconstruire le temple d’Apollon à Delphes, détruit en 548.
Dans le domaine des techniques, il est certain que les Grecs ont emprunté des procédés aux Égyptiens. Ainsi, le destin de l’artiste Rhoèce de Samos, actif à la fin du VIe siècle av. J.-C., est-il lié à l’importation de la technique dite de la fonte en creux à la cire perdue, qui a révolutionné la sculpture grecque ; les Égyptiens la maîtrisaient depuis 3000 av. J.-C. Grâce à la dédicace d’un vase à Aphrodite retrouvé à Naucratis, on sait que Rhoèce aurait séjourné en Égypte entre 575 et 550 av. J.-C. Selon Hérodote, à son retour, il aurait conçu le plan d’un temple d’Héra à Samos, dont les nombreuses colonnes s’inspiraient des salles hypostyles des temples égyptiens. Et, d’après Diodore, ses deux fils, Téléclès et Théodoros, auraient eux aussi appliqué la technique égyptienne du canon (désignant en grec la mesure, mais aussi la pièce d’un assemblage), afin de réaliser une statue d’Apollon Pythien en deux parties ajustables, l’un travaillant pourtant à Samos, l’autre à Éphèse.
Selon Diodore, « on dit qu’il ressemblait beaucoup aux statues égyptiennes ». La sculpture grecque doit aussi probablement aux Égyptiens la forme du kouros, la représentation d’un jeune homme debout, un pied avancé certains spécialistes de l’art grec avancent aussi l’hypothèse d’une influence égyptienne dans l’apparition du « sourire archaïque », qu’esquissent de nombreuses statues grecques du VIe siècle av. J.-C., comme le kouros de Théra. Ce sourire caractérisait en effet les représentations des pharaons Apriès et Amasis.
C’est aussi à propos des cultes et des rites de la religion grecque que les auteurs anciens évoquaient une large influence de la culture égyptienne. Hérodote consacre pas moins de 20 chapitres de son Enquête à démontrer la prépondérance égyptienne dans le domaine religieux. Du point de vue des rites, l’auteur souligne par exemple des ressemblances entre le culte de Zeus à Dodone et celui de ZeusAmmon à Siwa ; la technique de la divination, notamment la hiéroscopie (l’observation des viscères d’animaux sacrifiés), commune chez les Grecs, proviendrait du pays des pyramides. Toujours selon Hérodote, les Danaïdes, originaires de la vallée du Nil, auraient introduit en Grèce les Thesmophories, fêtes dont le rituel exaltait le rôle civilisateur de Déméter, déesse de l’Agriculture et des Moissons.
Du point de vue des figures divines et semidivines, alors qu’Homère et Hésiode faisaient d’Héraclès un fils de Zeus, Hérodote fait de ce héros un enfant d’Amphytrion et d’Alcmène, qui, par leurs ancêtres, auraient été d’origine égyptienne. Ils descendraient en effet de Persée, lui-même descendant d’Aigyptos et de Danaos. Quant à l’Athéna grecque, elle serait l’adaptation d’une déesse égyptienne, Neith, notamment honorée à Saïs, en Basse-Égypte, dans un sanctuaire où avaient lieu l’une des grandes fêtes annuelles égyptiennes, celle des « lampes ardentes ». Platon reprend cette idée dans le Timée : « Si on en croit les habitants de Saïs, la divinité fondatrice de la ville est une déesse qui a pour nom, en langue égyptienne, Neith, et, en langue grecque, à ce qu’ils prétendent, Athéna. Ils ont une grande amitié pour les Athéniens et déclarent être en quelque sorte leurs parents. »
CHARON SUR UNE BARQUE ÉGYPTIENNE
Cependant, Hérodote lui-même convenait que des différences essentielles demeuraient entre les rites grec et égyptien. Par exemple, il rappelait que les vaches, sacrées en Égypte, ne l’étaient pas en Grèce ; le porc était un animal impur pour les Égyptiens, alors qu’il était l’offrande privilégiée des cultes de Déméter lors des fêtes grecques d’Éleusis ou des Thesmophories ; ou encore, la religion grecque honorait de très nombreux héros, ce qui demeurait inenvisageable dans la religion égyptienne, qui refusait qu’un homme puisse être né d’une divinité.
Quatre siècles après Hérodote, Diodore de Sicile, dans sa Bibliothèque historique, développait à son tour les analogies entre les cultures grecque et égyptienne dans le domaine des pratiques mortuaires et de l’au-delà. Là encore, l’emprunt réel ou supposé à l’Égypte continue de faire débat. Si Diodore considérait par exemple que le nom et les fonctions du nocher des Enfers, Charon, avaient une origine égyptienne, on penche aujourd’hui davantage pour une origine grecque et l’apparition de Charon à la fin de l’époque archaïque, dans la région béotienne. En revanche, la barque du nocher, nommée baris, serait bien un emprunt linguistique aux Égyptiens. Pays à l’ancienneté vertigineuse, l’Égypte a ainsi été pensée dès l’époque classique comme la matrice d’un grand nombre de traits culturels de la Grèce, au risque parfois d’exagérer son indéniable apport.