Sur les traces d’Ibn Battûta : l’Arabie saoudite
Après avoir quitté le Magreb central dont il était originaire, l’explorateur Inb Battûta traversa le Liban et la Jordanie avant d’atteindre l’Arabie saoudite.
Le récit de voyage que l’explorateur Ibn Battûta a confié au poète Ibn Juzayye et compilé dans le recueil Tuḥfat an-Nuẓẓār fī Gharāʾib al-Amṣār wa ʿAjāʾib al-Asfār (littéralement « Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des villes et les merveilles des voyages »), est l’une des rares – voire pour certains pays l’une des seules - sources dont nous disposons aujourd'hui encore pour le monde musulman du XIVe siècle.
Le jeune Ibn Battûta a seulement vingt-et-un ans lorsqu’il décide de quitter son Maroc natal pour découvrir le monde musulman. Il a étudié le droit coranique et en partant faire le haji, le pèlerinage que font les musulmans pour se rendre dans les lieux saints de la ville de La Mecque, en Arabie saoudite, il a à cœur de ponctuer son voyage de rencontres au sein de la communauté musulmane. Au XIVe siècle, l’Afrique du Nord est considérée par les penseurs musulmans comme une région où la religion est demeurée unifiée et pure, préservée des divisions qui apparaissent dans le monde musulman, notamment en Arabie et en Perse.
L’Arabie saoudite est donc longuement décrite dans son récit de voyage. L’âpreté du désert et la solitude des caravanes en partance pour la Mecque sont ainsi résumées : « On dit à son sujet : ‘’Celui qui y entre est mort, et celui qui en sort est né’’. » Plus loin dans le récit, il est fait état de la crainte que cette campagne déserte inspire : « Les pèlerins y ont une certaine année éprouvé de grands malheurs, à cause du vent chaud et empoisonné qui y souffle. Les eaux s’épuisèrent et le prix d’un vase plein d’eau monta à mille dînârs. » La chaleur étouffante et le simoun, ce vent chaud, sec et violent commun au Sahara, à la Palestine, à la Syrie et au désert d'Arabie, mettaient les caravanes et leurs occupants à l’épreuve.
Sept siècles plus tard, les centres commerciaux et les hôtels vertigineux ont redessiné les paysages des villes du golfe Persique. Au beau milieu du désert, l’ultra-modernité a dompté les contraintes naturelles. Un monde artificiel créé par l’Homme, où les terrains dégagés ont été recouverts par des gratte-ciels voraces en énergie qui « entraînent inégalité et ségrégation », selon les termes de Yasser Elsheshtawy, ancien professeur d'architecture à l'université des Émirats arabes unis.
Partout dans ce pays très conservateur, la vie est rythmée par les temps de prière. Dans les grandes villes comme Riyad, capitale et principal centre financier d'Arabie saoudite, le quotidien s’organise dans les habitations, les centres commerciaux et les parcs, où les familles se rejoignent pour pique-niquer ou boire le thé en fin de journée, lorsque les températures deviennent plus clémentes.
C’est là que nous retrouvons le photographe Yan Bighetti de Flogny, qui s’est lancé sur les traces d’Ibn Battuta pour raconter le monde musulman moderne. Son reportage a commencé voilà plusieurs mois déjà, en mars 2018 à Tanger, ville de naissance d’Ibn Battuta. Il a depuis traversé le Maghreb, l’Égypte, la Palestine, le Liban et la Jordanie. Après un rapide passage à Riyad, où il a déjà séjourné plusieurs fois, il part avec son équipe pour Najran, ville située à l'extrême sud-ouest du pays, à la frontière avec le Yémen.
Cette très belle ville semblable à un diamant brut dans un écrin montagneux compte de nombreuses palmeraies, des maisons anciennes faites de boue où la tradition reste reine, où les prières rythment une vie d’élevage et de récoltes. Au hasard des rencontres du désert, Yan croise la route d’éleveurs de pur-sangs arabes qui l’invitent à visiter leur haras. Le tourisme de masse semble avoir épargné la région, et les rapports humains restent spontanés, comme préservés.
Les toits des maisons traditionnelles de Najran sont des lieux de vie et de convivialité paisibles où les générations se retrouvent lorsque le soleil caresse de ses derniers rayons les paysages alentours.
Sous l’objectif bienveillant du photographe, trois générations de Saoudiens, vêtus des traditionnelles tenues blanches typiques de la région, s’attablent pour partager café et dattes. En arrière-plan se détachent avec douceur palmiers et montagnes.
Enclavée elle-aussi dans les montagnes saoudiennes, la vieille cité de Rijal Almaa, classée au patrimoine mondiale de l’Unesco depuis 2015, abrite des habitations qui se distinguent par leur taille élevée, atteignant parfois sept étages, et par leur construction dans la roche locale. À l’intérieur, les murs sont exclusivement décorés par des femmes. Cet art nommé « Al-Qatt Al-Asiri » est propre à la région, et désigne des peintures murales prenant la forme de fresques composées de motifs géométriques aux couleurs vives. Trois jeunes femmes acceptent de poser devant les fresques. Alors qu’un rayon de soleil pénètre dans la pièce comme pour mieux l’éclairer, deux d’entre elles regardent au-dehors tandis que la troisième tourne son visage vers l’intérieur, comme pour illustrer le double visage de ce pays complexe où les droits des femmes sont parmi les plus restreints au monde, à la fois empreint de tradition et épris d’ambitieux rêves d’avenir.
Ces visages de femmes se détournent pour laisser place à ceux des hommes-fleurs d’Abha, autre région montagneuse du sud-ouest de l’Arabie saoudite et capitale de la province d'Asir. Dans les villages reculés, les descendants d'anciennes tribus marquent leur différence culturelle avec le reste du pays, arborant des armes à la ceinture et un corollaire pour le moins insolite…des couronnes de fleurs. Tous les hommes ici sont armés, peu importe leur âge. Qu’il s’agisse d’un couteau, d’un revolver ou d’une kalachnikov laissée à portée de main, la tradition de défense de la région reste profondément ancrée dans les habitudes tribales de ces hommes.
Les fleurs aux couleurs vives contrastent avec la virilité affichée des jeunes hommes. Elles n’ont pas pour seule visée l’affirmation de la culture singulière de la région : les fleurs et feuilles délicatement assemblées ont aussi des vertus médicinales et protègent ou guérissent ceux qui les portent de divers maux.
Plus au nord, les traditions ancestrales laissent toute place à la cosmopolite et libérale Djeddah, où contrairement au reste du pays la vie ne se concentre pas que dans des espaces clos mais semble au contraire résonner partout le long de la corniche, au bord de la mer Rouge.
Le vieux Djeddah, aux façades en bois typiques agrémentées de rawashins - balcon en bois permettant à la fois de filtrer la chaleur et de protéger des regards – et aux multiples magasins de textiles en tous genres non loin du souk, est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. La vieille mosquée qui semble flotter en bordure de corniche attire les familles au moment des prières. Les locaux qui s’y pressent sont pour la plupart amoureux de leur patrimoine architectural, qu’ils font tout pour préserver. Au détour d’une promenade, l’équipe arrive à « Al Cham », un vieux terrain de foot en plein centre-ville. Alors que la silhouette d’une femme se dessine sur une façade, des adolescents s’échangent un ballon de football, soulevant la poussière blanche en plein soleil. Jeunesse, sport et vieux Djeddah se mêlent dans cette scène de la vie quotidienne avec cette grâce des instants volés.
L’étape saoudienne de ce grand reportage sur les traces d’Ibn Battûta se termine à Madâin Sâlih, au nord-ouest du pays, à une vingtaine de kilomètres de l'oasis d'al-‘Ulā. « C’est une des plus belles régions qu’il m’ait été donné de photographier dans ma carrière » s’émeut Yan. Au milieu du désert, contrastant avec le paisible quotidien des bédouins, se dresse l’impressionnant Mayara, un espace culturel en miroir qui reflète l’ambition saoudienne de soumettre les éléments naturels au besoin de contemporanéité. Une silhouette de dromadaire se détache dans l’un des pans de miroir du bâtiment, comme un ultime clin d’œil révélateur de ce mélange singulier entre tradition et modernité.
« Sur les traces d'Ibn Battuta » est un projet d'exploration artistique porté par l’Association Al Safar en partenariat avec l’UNESCO et le Misk Art Institute. Le photographe et directeur artistique Yan Bighetti de Flogny et le réalisateur Damien Steck reconstituent le voyage légendaire de l'explorateur marocain du 14e siècle, Ibn Battuta, afin de témoigner en images de la diversité des cultures et des communautés d’Islam à travers 38 pays.
Le projet souhaite mettre à l'honneur la jeunesse, l'innovation et la création dans les pays traversés.
Retrouvez le projet sur Facebook, Instagram et Twitter et sur les hashtags suivants : #IbnBattuta #AlSafar #FollowAlSafar
Directeur artistique et Photographe : Yan Bighetti de Flogny (Retrouvez-le sur Facebook)
Réalisateur : Damien Steck