Les derniers chrétiens de Gaza rêvent d’exil
C’est une communauté oubliée qui s'amenuise au fil des ans. Dans l’enclave palestinienne sous tension permanente, le petit millier de chrétiens encore présent déjoue les restrictions de circulation et cherche, comme d’autres Gazaouis, une porte de sortie.
Des chants religieux s’échappent de la porte entrouverte de l’Église de la Sainte-Famille. Dans l’attente de la fin de la messe du dimanche, des hommes profitent d’un doux soleil d’hiver et partagent des cigarettes. Après une énième escalade militaire avec Israël, c’est un retour au calme précaire et le mot “départ” est sur toutes les lèvres. Un jeune scout, pourtant très actif dans la communauté, annonce dans un sourire timide avoir obtenu un visa pour un pays lointain. Un autre, croix tatouées sur les doigts, pense à rejoindre la Turquie, puis l’Europe par la mer. « Mais c’est une route trop dangereuse », confie-t-il en baissant la voix devant les femmes et les enfants qui envahissent le parvis une fois l’office achevé. Avant de s’exclamer : « Je trouverai une solution. Et ce n’est pas une question de religion. Qu’on soit musulmans ou chrétiens, plus personne ne peut vivre ici ! »
Ici, c’est Gaza. Une bande de terre exiguë, de 40 km de long et de 12 km de large maximum. Il y a quelques années, un rapport de l’ONU prédisait que ce territoire confiné deviendrait « invivable » en 2020. Depuis sa prise de contrôle par le mouvement islamiste du Hamas en 2007, l’enclave palestinienne est soumise à un strict blocus israélien et à un embargo partiel du voisin égyptien. Bloqués par les airs, la terre et la mer, ses deux millions d’habitants sont coupés du monde et s’enfoncent dans une crise vertigineuse. Après avoir connu trois guerres en une décennie avec l’État hébreu, la bande de Gaza bat de tristes records. En constante augmentation, le taux de chômage culmine aujourd’hui à 52 %, un taux qui grimpe à 70 % chez les jeunes. Huit personnes sur dix dépendent de l’aide humanitaire pour vivre. La densité de population est l’une des plus élevées au monde avec plus de 5200 habitants au km2. L’économie est au point mort. Le conflit fratricide entre le Hamas et le Fatah, au pouvoir en Cisjordanie, s’enlise. La crise humanitaire et environnementale s’aggrave.
Face à ce marasme, une seule solution : la fuite en avant. Depuis l’ouverture régulière du poste-frontière avec l’Égypte en 2018, des dizaines de milliers de Gazaouis ont quitté l’enclave pour un aller sans-retour, moyennant quelques centaines ou milliers de dollars en échange de passe-droits. Qu’ils soient orthodoxes ou catholiques, les chrétiens de Gaza bénéficient quant à eux de permis délivrés au compte-goutte par Israël pour fêter Noël à Bethléem et Pâques à Jérusalem. Avec toujours plus de restrictions car c'est une brèche utilisée pour s’échapper. Il y a quinze ans, environ 3500 chrétiens vivait à Gaza. Ils seraient désormais un millier : « Au cours de cette période, 70 % de la population chrétienne s’est exilée ! » s’écrie le père Mario da Silva. Originaire du Brésil, le prêtre a tenu les rênes de la paroisse de la Sainte-Famille de Gaza jusqu’à l’automne 2019. Son visage bonhomme s’éclaire en permanence d’un sourire en demi-lune, malgré ses constats amers : « Quand je suis arrivé ici il y a sept ans, je me suis dit que la situation ne pouvait que s’améliorer. Mais tout ne fait qu’empirer. Gaza est dans un tunnel. Les habitants n’ont même pas suffisamment d’électricité, c’est pour dire ! Aucune solution politique n’est en vue car la réconciliation palestinienne patine, alors ils partent », souffle-t-il. Les départs sont consignés avec soin dans le registre paroissial : la bande de Gaza ne compte plus que 117 catholiques.
Cette hémorragie démographique met en péril une présence chrétienne continue. Dès l’Antiquité, la bande de Gaza a été au carrefour des routes commerciales entre l’Afrique et l’Asie et aux premiers siècles du christianisme, elle constitue un foyer religieux actif. Un trésor archéologique en témoigne. Sur la dune côtière de Tell Umm el’Amr, au centre de la bande, l’ermite Saint-Hilarion a fondé en 329 après J.-C un monastère, le tout premier de la région et le plus grand de Terre Sainte. Découvert en 1997, le site fait désormais l’objet d’un programme de conservation et de mise en valeur, piloté par l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (Ebaf), le British Council et l’ONG Première Urgence Internationale. Les pavements de mosaïques datés du 4e siècle après J.-C ont pu être été sauvés in extremis. Depuis 2012, ce vaste monastère byzantin est inscrit sur la liste indicative de l’UNESCO des sites de Palestine dignes de figurer sur la liste du patrimoine mondial. Sans jamais passer à l’étape supérieure.
Au cœur de la vieille ville de Gaza, l’Église de Saint-Porphyre est aussi un témoin inestimable de cette période chrétienne. Bâtie au 5e siècle après J.-C, la plus ancienne église en activité dans l’enclave palestinienne est devenue le centre névralgique de la communauté chrétienne, en majorité de rite grec-orthodoxe. Entièrement reconstruit par les Croisés, le lieu de culte cohabite avec plusieurs mosquées voisines. Les fidèles y célèbrent la messe plusieurs fois par semaine, pour perpétuer une tradition doublement millénaire aujourd’hui menacée remarque Kamel Ayyad, employé de l’Eglise : « Notre avenir est incertain, c’est le brouillard et j’ai bien peur qu’un jour nous ne soyons plus qu’une centaine ici. » Une inquiétude partagée par Tawfiq Al Sayegh. Le père de famille habite un immeuble bordé d’une petite oliveraie et protégé par un mur d’enceinte de cinq mètres de hauteur. Deux chiens de garde braillards attachés dans la cour veillent à dissuader d’éventuels intrus.
À l’instar des autres chrétiens, la famille Al Sayegh vit recroquevillée sur elle-même. Ils sont peu nombreux à évoquer à voix haute les persécutions religieuses. Malgré les relations établies avec le Hamas et la protection assurée par le mouvement islamiste au pouvoir, les chrétiens sont une cible de choix pour les groupes salafistes. Dans la crainte de brimades quotidiennes, Tawfiq n’hésite pas à faire état d’une coexistence délicate, d’une atmosphère pesante. Chaque déplacement est millimétré. Ses enfants ne restent jamais seuls dans les rues de Gaza. « Parce que c’est un endroit clos, l’esprit des gens est devenu étroit », glisse le quadragénaire dans un murmure. Impossible de donner le nombre exact de ses proches qui ont plié bagages : « Tout le monde s’en va » regrette Tawfiq qui n’exclut pas lui aussi de partir un jour. Son magasin de meubles subit de plein fouet la crise économique. « Et elle n’épargne ni les chrétiens, ni les musulmans », ajoute-t-il.
Pour endiguer cette émigration massive, l’Église catholique a mis en place un système d’emplois aidés à destination des jeunes. Une cinquantaine d’entre eux travaillent dans différentes institutions confessionnelles ou entreprises locales. Ce programme est l’une des fiertés du père Mario da Silva qui a également mis sur pied un centre de formation communautaire. Dans la bande de Gaza, deux habitants sur trois, chrétiens y compris, sont des descendants de Palestiniens chassés de leurs terres lors de la création d’Israël en 1948. Dans une minuscule bâtisse du camp de réfugiés aux ruelles étroites d’Al Shati, une poignée d’adolescents et de jeunes adultes assistent à des cours d’anglais et de théologie. En dépit des initiatives de l’Église, l’espoir de se construire un avenir ici reste mince, constate Talal, 20 ans. Son visage rond encadré par de longues boucles blondes s’anime. « Mon seul rêve c’est de partir, je veux pouvoir marcher dans la rue sans me poser de questions, avec les cheveux à l’air libre et ne plus vivre dans un endroit où tout est interdit », s’écrie la jeune fille. Dans cette société musulmane et conservatrice, sous la coupe d’un régime autoritaire, les espaces de liberté sont limités et l’horizon est bouché.
L’exode des chrétiens de Gaza est aussi un drame familial et personnel. Zuhair Michael n’a pas mis les pieds dans les chambres de ses fils depuis leurs départs respectifs. « C’est encore trop difficile », confesse le pharmacien de confession catholique. À Noël dernier, l’ainé, Jawdat, a obtenu un permis de sortie. Direction la Cisjordanie. Un autre territoire palestinien, distant de quelques dizaines de kilomètres, où il a rejoint son frère cadet, Joney, parti un an avant lui. Zuhair comprend le choix de ses enfants, motivé par le manque de perspectives. « L’Église fait ce qu’elle peut, mais le système des emplois aidés est trop précaire et les salaires sont trop bas. Là-bas, ils étaient assurés de trouver un vrai travail ». Il s’interrompt, le regard dans le vide avant de poursuivre : « Partout dans le monde, les parents ont du mal à voir les enfants quitter le nid. Mais dans notre cas, une fois qu’ils sont partis, c’est impossible de se revoir ». Les seuls contacts entre les membres de cette famille séparée sont virtuels. Zuhair et sa femme Amal attendent le précieux sésame qui leur permettra de leur rendre visite et d’assister au baptême de leur petit-fils. Mais pour la première fois, l’armée israélienne a annoncé que les proches de Gazaouis installés « illégalement » en Cisjordanie ne bénéficieraient pas de permis. « La dernière fois qu’on a vu notre petit-fils de nos yeux, il avait quatre mois. Il a maintenant plus de deux ans. Et… » Zuhair pousse un soupir en laissant sa phrase en suspens.
À deux heures de route à peine de la bande de Gaza, Jawdat et Joney sont affalés sur les fauteuils de leur petit appartement de la périphérie de Jéricho. Des ventilateurs tournent avec frénésie pour dissiper la chaleur écrasante. En vain. « Ici c’est le même climat qu’à Gaza, mais c’est un autre monde, et surtout un nouveau départ », s’amuse Jawdat. Les deux frères ont été embauchés dans une université et n’envisagent pas de retourner un jour dans leur région d’origine, au risque de ne plus pouvoir en sortir. L’armée israélienne qui administre les Territoires Occupés applique des restrictions de circulation draconiennes et distingue les Palestiniens de la bande de Gaza et de Cisjordanie. Jawdat et Joney sont des clandestins aux yeux de l’État hébreu et ont peu de chances d’être régularisés. Leur nouvelle vie est circonscrite à Jéricho et sa région pour éviter les nombreux checkpoints israéliens qui émaillent la Cisjordanie. « Il y a toujours un risque qu’en cas de contrôle à un barrage, on nous renvoie à Gaza. On a entamé des démarches mais rien n’avance », tempête Jawdat. Des centaines de chrétiens exilés connaissent aujourd’hui le même sort et sont prisonniers de leur propre terre. Une terre morcelée, sans État ni futur.