Un chewing-gum vieux de 5700 ans nous raconte l'histoire de Lola

Pour la première fois, des scientifiques ont utilisé de la salive âgée de 5 700 ans pour séquencer le génome complet d'une femme membre d'un peuple de chasseurs-cueilleurs et analyser le petit monde de microbes que contenait son organisme.

De Kristin Romey
Publication 30 déc. 2019, 16:50 CET
Vision d'artiste de Lola, une jeune femme qui vivait sur une île de la mer Baltique ...
Vision d'artiste de Lola, une jeune femme qui vivait sur une île de la mer Baltique il y a 5 700 ans.
PHOTOGRAPHIE DE Tom Björklund

Elle vivait sur une île de la mer Baltique vers 3700 avant notre ère. Elle était intolérante au lactose et aurait souffert d'une maladie des gencives. Elle avait récemment pris un repas composé de canard et de noix. Comme de nombreux chasseurs-cueilleurs européens, elle avait probablement les yeux bleus avec une peau et des cheveux sombres.

Cependant, il nous est impossible de connaître la durée de vie de cet individu baptisé Lola par les chercheurs, ni la date ou le lieu de sa mort, car tout ce que nous savons sur Lola provient de l'ADN extrait d'un morceau de résine d'arbre qu'elle aurait mâché puis recraché il y a environ 5 700 ans.

Cet aperçu génétique unique en son genre a fait l'objet d'une étude publiée le 17 décembre dans la revue Nature Communications. C'est la première fois que des chercheurs sont parvenus à reconstruire intégralement un génome humain du passé lointain à partir de « matériel non-humain », plutôt que de restes physiques.

Le morceau de poix mâché puis recraché par Lola vers 3 700 avant notre ère.
Le morceau de poix mâché puis recraché par Lola vers 3 700 avant notre ère.
PHOTOGRAPHIE DE Theis Jensen

En plus du patrimoine génétique de Lola, l'équipe internationale de scientifiques a également réussi à identifier l'ADN des plantes et des animaux qu'elle avait probablement consommés peu de temps avant ainsi que l'ADN des nombreux microbes qui vivaient dans sa bouche, le microbiote de sa cavité buccale.

« C'est la première fois que nous établissons le génome complet d'un ancien humain à partir d'autre chose que ses ossements, ce qui est déjà remarquable en soi, » déclare Hannes Schroeder, professeur agrégé de génétique évolutionnaire au Globe Institute de l'université de Copenhague et coauteur de l'étude. « Ce qui est intéressant avec ce matériel c'est la possibilité d'obtenir également l'ADN microbien. »

Alors que notre compréhension scientifique du microbiote humain en est encore à ses premiers pas, les chercheurs commencent à saisir toute l'importance du rôle qu'il joue dans notre santé. Les variations de notre microbiote peuvent avoir des impacts sur notre vulnérabilité aux infections ou aux maladies cardiaques et peut-être même sur notre comportement.

Grâce au séquençage de l'ADN ancien et du microbiote de l'individu, explique Schroeder, les chercheurs pourront comprendre comment le microbiote humain a évolué au fil du temps. Ainsi, il sera par exemple possible de savoir si la transition alimentaire que nous avons opérée il y a des milliers d'années, de chasseurs-cueilleurs à agriculteurs, a eu un impact positif ou négatif sur notre microbiote.

 

CHEWING-GUM DU NÉOLITHIQUE

La poix de bouleau, également appelée goudron de bouleau, est une substance visqueuse obtenue en chauffant l'écorce de bouleau. Elle a été utilisée pour fixer les lames de pierre à leur manche en Europe depuis au moins le Pléistocène moyen, il y a 750 000 à 125 000 ans. Des morceaux de pois portant les marques de dents humaines ont été retrouvés sur d'anciens sites de fabrication d'outils, les archéologues supposent donc que la matière était mâchée afin de l'assouplir avant utilisation. En raison de sa nature antiseptique, elle a également pu avoir des propriétés médicinales.

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    Vision d'artiste de Lola, une jeune femme qui vivait sur une île de la mer Baltique il y a 5 700 ans.
    PHOTOGRAPHIE DE Tom Björklund

    La poix mâchée est parfois le seul indicateur d'une présence humaine sur les sites dépourvus de restes humains et les archéologues suspectent depuis longtemps que cette gomme sans autre intérêt notoire pourrait être une source d'ADN ancien. Cependant, ce n'est que depuis peu qu'ils disposent des outils nécessaires pour extraire les données génétiques de cette matière que certains considèrent comme l'ancêtre du chewing-gum.

    Plus tôt cette année, des génomes humains quasi complets ont été séquencés à partir de poix de bouleau mâchée il y a 10 000 ans, initialement découverte sur le site d'Huseby Klev en Suède il y a trente ans. « Ces artéfacts sont connus depuis un certain temps déjà, » indique Natalija Kashuba, doctorante au sein du département d'archéologie et d'histoire ancienne de l'université Uppsala et auteure principale de l'étude sur le site suédois. « Ils n'ont simplement jamais été sur le devant de la scène auparavant. »

    Dans la dernière étude, l'ADN et le microbiote de Lola ont été extraits d'un morceau de poix mâchée mis au jour sur le site de Syltholm, au Danemark, sur l'île de Lolland, d'où le nom de Lola. À Syltholm, les archéologues ont trouvé des preuves de fabrication d'outil et d'abattage des animaux, mais aucun reste humain.

    L'âge de la poix a été estimé à 5 700 ans grâce à une datation au carbone 14, ce qui correspond aux débuts du Néolithique au Danemark. À cette époque, les pratiques des chasseurs-cueilleurs du Mésolithique commençaient à être perturbées par l'arrivée de l'agriculture depuis les régions plus au sud ou à l'est.

    L'ADN de Lola ne présente aucun des marqueurs génétiques associés aux nouvelles populations d'agriculteurs arrivées en Europe du Nord, ce qui soutient l'idée selon laquelle des populations de chasseurs-cueilleurs génétiquement différentes auraient survécu dans la région plus longtemps que prévu. Son génome indique également qu'elle était intolérante au lactose, un argument en faveur de la théorie qui suggère que les populations européennes ont développé une capacité à digérer le lactose en consommant les produits laitiers issus d'animaux d'élevage.

    La majorité des bactéries identifiées dans le microbiote de la cavité buccale de Lola sont considérées comme des résidents habituels de la bouche et des voies respiratoires supérieures. Cependant, certains d'entre eux sont associés à des maladies parodontales graves. L'analyse de son microbiote suggère également la présence de Streptococcus pneumoniae, bien qu'il soit impossible à partir de l'échantillon d'affirmer que Lola souffrait d'une pneumonie au moment où elle mâchait cette poix. Il en va de même pour le virus d'Epstein-Barr qui infecte plus de 90 % de la population mondiale mais ne cause généralement que très peu de symptômes, sauf lorsqu'il provoque une mononucléose.

     

    PERCEVOIR L'INVISIBLE

    Les chercheurs ont également pu identifier l'ADN de canards colverts et de noisettes dans l'échantillon de poix mâchée, ce qui laisse supposer que ces aliments avaient récemment été consommés par Lola. Cette capacité à isoler les ADN spécifiques de plantes ou d'animaux dans la salive humaine ancienne piégée dans la poix pourrait nous permettre de « percevoir » les habitudes alimentaires, comme la consommation d'insectes, qui seraient autrement invisibles dans la chronique archéologique, déclare l'archéologue Steven LeBlanc, ex-directeur des collections du musée Peabody d'archéologie et d'ethnologie de l'université Harvard.

    LeBlanc a contribué à ouvrir la voie à l'extraction d'ADN humain à partir de matériel non humain il y a plus de dix ans avec une étude pionnière menée en 2007 où il s'est intéressé à des fibres de yucca mâchées découvertes sur des sites du Sud-Ouest des États-Unis. Il pense que les outils dont disposent aujourd'hui les scientifiques pour obtenir, en plus du génome humain complet, des informations sur le microbiote et le régime alimentaire à partir de matériel non humain serviront de nouvelle base de référence pour comprendre la façon dont les populations passées ont évolué au fil du temps, leur état de santé et ce grâce à quoi ils subsistaient.

    « C'est absolument incroyable de voir à quelle vitesse la discipline a progressé, » déclare-t-il. « La différence entre ce que nous pouvions faire il y a quelques années et ce qui est possible aujourd'hui est troublante. »

    C'est également une bonne façon de rappeler que même les artéfacts les plus insignifiants doivent être étudiés et conservés, ajoute LeBlanc, en se souvenant des fois où il avait présenté aux visiteurs du musée Peabody les morceaux de yucca mâchés et desséchés qu'il étudiait.

    « Ils regardaient cet amas de fibres flétri et je leur disais qu'il était conservé par le musée depuis plus de cent ans. Personne ne comprenait pourquoi nous avions pris la peine de sauvegarder cette petite chose. Puis je leur disais que nous en avions extrait de l'ADN humain, et leurs yeux s'écarquillaient. »

    LeBlanc imagine que les gardiens des « chewing-gums européens du Néolithique » ont été confrontés aux mêmes types de réactions face à leur poix de bouleau qui s'avère aujourd'hui contenir des informations inestimables qui changeront notre compréhension du passé lointain.

    « Certains ministres du gouvernement ont forcément dû leur dire "Pourquoi gaspillez-vous de l'argent et de l'espace de stockage pour ces stupides boulettes noires ?" »

    « Voilà pourquoi les musées conservent ces objets, parce qu'ils ne savent pas quoi en faire pour le moment. »

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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