Jules Verne, le prophète scientifique
Écrivain prolifique et visionnaire, Jules Verne sut capter l’esprit d’invention du XIXe siècle dans des romans où chaque idée continue à surprendre le lecteur par sa capacité d’anticipation.
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine
Jules Verne, incontestablement, fut un homme du XIXe siècle. Né en 1828 dans une famille de la bourgeoisie nantaise, il connut en effet un parcours très classique et représentatif de cette époque. À une enfance et une jeunesse provinciales marquées par une éducation dans une institution religieuse succéda la traditionnelle « montée à Paris » pour faire son droit.
Là, comme tant d’autres, le jeune étudiant est happé par la vie littéraire, fréquente les salons et les cénacles, rencontre les gloires du temps comme Victor Hugo ou Alexandre Dumas. Il publie alors quelques nouvelles et quelques contes dans les journaux, écrit de nombreuses pièces pour le théâtre, avant de faire une rencontre décisive, celle de l’éditeur Pierre-Jules Hetzel en 1861. C’est le début d’une intense collaboration, qui accouche d’une œuvre immense – les Voyages extraordinaires, un ensemble de 62 romans et de 18 nouvelles –, qui conféra à Jules Verne une renommée internationale. Auréolé de gloire, l’écrivain, qui s’était installé à Amiens en 1871, y décède en 1905, terrassé par une crise de diabète.
Pourtant, derrière ce destin finalement si conforme aux attentes du XIXe siècle se dissimule un romancier visionnaire : le futur proche qu’il décrivit à longueur de pages ressemblait étrangement à ce que nous sommes devenus. Sa première grande intuition fut d’imaginer une société élargie aux dimensions de la planète, où les voyages sur terre, sur mer ou dans les airs devenaient monnaie courante, aux sources d’une première et évidente mondialisation. Porté par une indestructible foi dans la science et le progrès, Verne brossa aussi un monde où la machine était au service de nos rêves.
UNE CRÉATIVITÉ SANS BORNE
Plusieurs de ses innovations sont demeurées célèbres, à commencer par le Nautilus, l’extraordinaire sous-marin électrique du capitaine Nemo, qu’il met en scène en 1869 dans Vingt Mille Lieues sous les mers. Mais ce fantastique engin est loin d’être le seul. En 1886, dans Robur-le-Conquérant, le romancier décrit l’Albatros, une sorte de plate-forme volante s’élevant dans les airs grâce à des hélices. Sa carlingue, faite de « papier sans colle, dont les feuilles sont imprégnées de dextrine et d’amidon, puis serrées à la presse hydraulique », lui assurait à la fois légèreté et résistance extrêmes.
Le même Robur, qui réapparaît dans Maître du monde en 1904, dispose cette fois-ci de l’Épouvante, véhicule triphibie qui combine la voiture, le sous-marin et l’avion. Plus classique mais non moins efficace se révèle le vaisseau spatial, carapacé d’aluminium, qu’un canon géant installé en Floride (non loin de l’actuel cap Canaveral) parvient à propulser en 1865 De la Terre à la Lune. Dans ce même roman, Verne imagine également un dispositif de locomotion dans l’espace utilisant l’énergie des radiations émises par les étoiles : c’est le principe des voiles solaires, ou photovoiles. Le train routier amphibie et à freins atmosphériques qu’il décrit en 1880 dans La Maison à vapeur pourrait sembler plus anodin. Ce serait oublier que la locomotive à vapeur à quatre roues qui le tracte est un éléphant d’acier qui crache le feu par la trompe et dont les yeux sont des fanaux électriques !
L’inventivité visionnaire de Jules Verne ne se limite pas aux seuls moyens de transport. Il imagine parfois des instruments autrement plus redoutables, comme la chaise électrique qu’il met en scène dans Paris au XXe siècle, près de 30 ans avant qu’elle ne soit expérimentée dans l’État de New York, ou encore certaines armes de destruction massive. Dans Face au drapeau, qu’il publie en 1896, Verne introduit Thomas Roch, un très inquiétant personnage, prototype du savant fou qui vient de mettre au point le « Fulgurateur », au potentiel destructeur sans précédent. Il s’agit d’un projectile en forme de disque, une sorte de missile avant l’heure, chargé d’un explosif très puissant et qui peut parcourir de très vastes distances. À l’arrivée, la déflagration qu’il produit détruit toute forme de vie sur plusieurs milliers de mètres carrés.
Moins terrible, mais tout aussi visionnaire, dans L’Île à hélice, Standard-Island est une île artificielle propulsée par des hélices. La capitale de ce paradis flottant, Milliard City, est peuplée de milliardaires et bénéficie de toutes les commodités que procure l’électricité. Mais c’est au registre des communications modernes que figurent les idées les plus prémonitoires du romancier. Ainsi cette préfiguration de l’hologramme, qu’il met en scène dans Le Château des Carpathes en 1892. Dans ce manoir hanté de Transylvanie se produit encore la belle Stilla, une cantatrice italienne décédée depuis longtemps.
Il faudra quelque temps au jeune héros pour comprendre que le baron de Gortz, sinistre propriétaire des lieux, se contente de diffuser les derniers enregistrements de la diva, tout en projetant sur un miroir l’un de ses portraits en pied. Dans La Journée d’un journaliste américain en 2889, qu’il publie dans The Forum en 1889, Verne va plus loin encore dans le futur de la communication.
Le reporter Francis Bennett converse avec sa femme de l’autre côté de l’Atlantique grâce au « téléphone-téléphote », qui retransmet la voix mais aussi l’image à l’aide d’un système de « miroirs sensibles connectés par des câbles ». La vidéoconférence venait de naître ! Dans le même roman, des tubes transocéaniques transportent des voyageurs à une vitesse de 1 500 km/h, des aérocars sillonnent l’espace, des extraterrestres nous adressent des photo-télégrammes. L’hibernation, à - 172°C, est devenue un procédé courant de conservation des corps, mais cela n’empêche pas les États de se livrer à la guerre bactériologique en échangeant des obus porteurs de la peste, du choléra ou de la fièvre jaune.
DE LA FICTION À LA RÉALITÉ
« On ne croira pas aujourd’hui à vos prophéties », lui aurait lancé Hetzel en refusant le manuscrit de Paris au XXe siècle. Verne, pourtant, n’était ni Léonard de Vinci, ni Alexander Graham Bell. Tout ce qu’il imaginait prenait sa source dans des inventions déjà existantes. « Je suis de la génération comprise entre ces deux génies, Stephenson et Edison », expliquet-il dans The Story of my Boyhood, ses « souvenirs d’enfance et de jeunesse » publiés aux États-Unis en 1891.
Le romancier, qui se passionna pour les Expositions universelles (et Paris en compta cinq de son vivant, en 1855, 1867 1878, 1889 et 1900), fut le contemporain d’innombrables inventions. L’électricité, si matricielle dans son œuvre, était la grande découverte du temps ; des sous-marins avaient été expérimentés aux États-Unis durant la guerre de Sécession, et la conquête du ciel pointait déjà son nez.
Moins qu’un inventeur, Verne était un anticipateur qui imaginait seulement ce que les inventions qu’il voyait naître deviendraient dans le futur. Il ne faisait donc qu’extrapoler à partir de prouesses scientifiques ou techniques de son temps. Le personnage de Thomas Roch, par exemple, s’inspirait très largement du chimiste français Eugène Turpin, inventeur de la mélinite et des canons gyroscopiques. En 1897, le savant attaqua d’ailleurs Verne et Hetzel pour diffamation. Mais la poursuite n’aboutit pas. Car la force du romancier était précisément de transposer tout cela dans la fiction, pour le plus grand plaisir de ses lecteurs.